« Trois poèmes de W. H. Auden pour traverser l’année 1939, par Gregory Mion | Page d'accueil | Les Français de la décadence d'André Lavacourt »
17/11/2023
Le signifiant et la valeur d’échange : la langue du capitalisme selon Michel Clouscard, 2, par Baptiste Rappin
Le signifiant et la valeur d’échange : la langue du capitalisme selon Michel Clouscard, 1.
3. Le signifiant et la valeur d’échange
3.1 Relationnel, valeur d’échange et signifiant
Clouscard nomme «relationnel» la pratique existentielle de l’intersubjectivité, c’est-à-dire le système d’échanges concret qui structure une société et se cristallise en rapports de classes. Dans le système capitaliste la valeur d’usage, qui pourtant fonde la socialité ouvrière, s’éclipse au profit du marché et de la valeur d’échange : «La valeur d’usage qu’est la naïve consommation du produit, soit en autarcie domaniale, soit dans un système commercial très peu élaboré (troc, idéal corporatif, échange élémentaire) est devenue valeur d’échange, c’est-à-dire que le produit n’est plus signifiant selon la consommation immédiate, mais au contraire selon sa conservation et son insertion dans un système global de valeurs» Clouscard, 1972, p. 230). La dimension locale, contextualisée et immédiate de l’usage se métamorphose en possibilité d’un échange universel par la médiation d’un étalon, la monnaie : «C’est la valeur d’échange qui s’est substituée à la valeur de la marchandise et qui signifie comme échange, indépendamment de la marchandise (alors que celle-ci s’était déjà faite indépendante du relationnel humain qui l’a créée). La valeur monnaie est l'objectivation d’une objectivation, le passage d’une relation particulière et concrète à une relation universelle et abstraite. Le relationnel est en soi : la monnaie est la relation, son moyen et sa fin» (Clouscard, 1972, p. 179). Ici encore, Clouscard reproduit les analyses classiques de Marx : si le temps de travail est l’étalon de la valeur de la marchandise, l’échange se produit grâce à la médiation d’un équivalent universel, la monnaie, qui permet de fluidifier la circulation des biens sur le marché.
Cependant, comme nous le relevâmes plus haut lors de la mise en exergue de la mystification néo-nominaliste, «la toute-puissance de la production capitaliste s'est transférée en un système relationnel qui peut même se permettre d'oublier l'objet, l’avoir, la marchandise, qui sont pourtant ses supports matériels» (Clouscard, 2014, p. 76-77). Il est vrai que le système relationnel peut s’abstraire de la matérialité pour se reporter dans de purs flux financiers; mais il peut également, et c’est la voie qu’explore Clouscard, s’enfermer dans le jeu des signifiants. C’est ce que le sociologue considère être le point exquis de l’évolution des sociétés libérales : «C’est l’ultime forme du potlatch. Celui de l’Occident capitaliste. L’échange symbolique devenu un nouveau contrat social, propose ses signifiants les plus purs» (Clouscard, 2015, p. 211).
Mais quel est alors l’objet de l’échange selon l’ordre des signifiants ? Il n’est autre que le désir, la libération du désir, qui conduisent à faire de l’Occident «la première civilisation sensuelle de l’histoire» (Clouscard, 2015, p. 299). En effet, «ce signifiant n'est autre que la pratique existentielle de la valeur d'échange. La sémiologie dominante exprime la consommation libidinale, ludique, marginale rendue possible par la nouvelle exploitation de l'homme par l'homme» (Clouscard, 2020, p. 33). Selon Clouscard, l’Occident est rentré dans une nouvelle phase du capitalisme qui célèbre les noces du libéral et du libertaire, du capital et de la libido, et érige en modèle l’american way of life, avec ses flippers, son rock, ses consoles de jeu, ses publicités, son fun, ses drogues, sa libéralisation générale des mœurs, etc. La nature performative des signifiants permet alors d’enfermer les représentations collectives, et donc le relationnel, dans ce nouvel ordre du désir propice au développement du néo-libéralisme : «La conscience réflexive se perd dans la substance économique, dans le projet de classe, dans le signifiant, qui n'est autre que la pratique relationnelle de la valeur d'échange» (Clouscard, 2013, p. 282).
3.2 Un pouvoir de classe – le mondain
Mais si le signifiant, qui enferme les représentations collectives dans l’univers libidinal du capitalisme de la séduction, pose le néolibéralisme comme la norme de la nouvelle société, il se véhicule à travers une classe sociale, celle des dominants ou encore de la bourgeoisie qui, contrairement aux ouvriers et aux prolétaires, a accès à la consommation des biens de confort, de standing voire de luxe. C’est, outre l’omission du référent que nous avons examinée au début de notre article, cet oubli de l’encastrement sociologique du signifiant que Clouscard reproche à Lacan : «Lacan a raison : le signifiant, seul, et opérationnel parce qu'il est la transmutation du désir dans l'ordre de l'échange symbolique. Mais ce que le lacanisme ne dit pas, ce qu'il cache parce qu'il ne le sait pas, parce qu'il ne sait pas et ne veut pas savoir sa détermination de classe, c'est que l'échange dont il s'agit n'est que l'échange dans le système relationnel créé par le libéralisme. Alors oui, en ce lieu, le signifiant est l'effectivité du désir de classe.» (Clouscard, 2013, p. 185).
On pourrait alors poser l’hypothèse suivante : le langage est le système relationnel de la bourgeoisie car celle-ci ne fait rien de ses mains, qu’elle ne se les salit guère. Le «sale boulot», ce n’est pas pour elle : elle est la classe non productive qui jouit de la production des autres. Sa praxis, par conséquent, puisqu’elle ne tient pas de la maîtrise de la matière et de sa transformation, réside dans le contrôle du monde symbolique, celui de la culture et, partant, du signifiant : «Ce système relationnel s'organise selon la praxis, le métier, le faire du corps libéral : le langage. Ailleurs, le faire est du domaine de la production des biens matériels. Le signifiant est la production des biens culturels, mais d'un culturel fabuleusement réduit qui n'est plus que la culture libérale, le relationnel qui est en dehors du signifié et du référent» (Clouscard, 2013, p. 185).
Le signifiant est d’abord le propre d’une classe, que Clouscard décrit à l’aide de la catégorie du «quartier», terme désignant à la fois le Montparnasse des surréalistes et le Saint-Germain-des-Prés des existentialistes, dont le mode de vie fait figure de modèle et se répand dans les couches moyennes. Le sociologue nomme cette extension le «mondain»; on peut définir le «mondain» comme la redéfinition de l’ensemble du système relationnel sur la base de la culture du quartier. Clouscard décrit précisément le processus de colonisation de la société par le signifiant mondain qui se déroule pendant les Trente Glorieuses, et dont Mai 68, pour sa part libertaire en tout cas, loin d’en refermer la porte, en entérine tout au contraire le caractère social désormais établi : «Mais ce qui caractérise la culture de l'après-guerre, c'est l'investissement de cette logique des signifiants dans deux systèmes, deux domaines qui jusqu'alors savaient résister au mondain : le politique et le culturel. C'est une étape essentielle de l'édification terroriste du néo-nominalisme : la conquête de catégories qui ont pourtant comme justification et missions de proposer les valeurs universelles, normatives du sérieux. Alors le mondain peut non seulement opérer en un domaine jusqu'alors étranger et hostile, mais encore se servir de ces catégories politiques et culturelles pour véhiculer ses propres valeurs. Ce sera l'ère des sophistes : le politique et le culturel soumis aux nouvelles idéologies du système.» (Clouscard, 2015, p. 232).
Du point de vue de Clouscard, Mai 68 constitue l’acte officiel de l’intégration du mondain aux mondes politique – ce sont la médiatisation de Cohn-Bendit et le futur départ du Général de Gaulle en 1969 – et culturel – c’est la future création de l’Université de Vincennes où prospérera le néo-nominalisme de la déconstruction.
Toutefois, le mondain, pour imposer son ordre des signifiants, ne peut se contenter de s’adresser aux mentalités, aux représentations, aux cognitions. Il doit s’adresser, pour mieux l’embrigader, à ce que le sujet possède de plus intime, son corps, qui fera donc l’objet de notre dernier développement : «Nous avons esquissé la critique politique du nominalisme. Nous en avons proposé le principe : montrer comment une formalisation opère sur le réel et lui insuffle un sens qu'a priori il n'aurait pas, ou que partiellement. L'idéologie du libéralisme est effectivement axiomatisée en ses grands thèmes (libidinalité, castration, normalité). C'est une épistémologie, une éthique, une politique, une esthétique. Cette idéologie doit être reconduite, comme reproduction idéologique en son lieu d'insufflation de sens : le corps de l'enfant. En celui-ci s'inscrit la nature de classe, l'ordre de l'idéologie libérale, une pratique normative du corps. Et par le pouvoir de classe du libéralisme : le langage. Une idéologie se fait organiciste. Le verbe (plus exactement la lettre) se fait chair. Un discours de classe se fait ontologie.» (Clouscard, 2016, p. 103).
3.3 De l’esthétisation des signifiants au dressage des corps
Revenons tout d’abord sur le fonctionnement du relationnel selon l’ordre des signifiants; Clouscard en dégage les deux étapes : «Deux caractéristiques de cet ensemble :
1) Une conduite peut se condenser, se contracter en une marque tellement signifiante qu’elle peut se substituer à la conduite : le signe.
2) On peut circuler d’une conduite à l’autre en échangeant les signes qui les expriment.» (Clouscard, 2015, p. 226).
Les actes, les comportements, les conduites peuvent être traduites en signes, en signifiants, en mots de passe. Dès lors, le système relationnel ne repose plus sur l’échange de conduites mais sur l’échange des signifiants. Ce processus nécessite toutefois une sélection des signifiants, que ces derniers soient suffisamment puissants, purs, évocateurs, afin de pouvoir structurer de bout en bout les relations intersubjectives. Tel est précisément le rôle de l’esthétisation des signifiants : «Le système logique – celui des signifiants mondains – va surenchérir sur sa propre formalisation, stylisation, esthétisation. Ce sera une axiomatisation de l'axiomatique (de l'axiomatique qu’est déjà le système des signifiants). C'est la production d'une métalangue. Celle du mondain. […] L’art sera soumis aux signifiants mondains. Les signes du mondain, déjà extraordinairement élaborés, seront sélectionnés, condensés, stylisés. Et organisés en systèmes d'expression corporelle spécifiques. Ce sera l'art des signifiants. Ceux de l'expression mondaine du corps.» (Clouscard, 2015, pp. 237-8).
Le rôle de la publicité et du marketing, des soi-disant créateurs et concepteurs, est évidemment central dans cette stylisation des signifiants. Ces professionnels qui, de façon générale, prétendent naïvement ne répondre qu’aux besoins préexistants des clients, contribuent en réalité à forger l’univers des signes du capitalisme de la séduction. Et cette esthétisation, qui s’incarne aujourd’hui aussi bien dans l’ameublement Ikea que dans la technologie Apple, produit un système d’expression corporelle, un dressage des corps, qui concerne en premier lieu les êtres humains les plus influençables : les enfants.
Empruntons un bref détour. Selon Clouscard, «le corps-sujet est l'acte de l’être. Si le corps-sujet est le dernier maillon de la production il en est aussi le signifieur. Il est le lien synthétique des données syntaxiques : en ce sens il est déjà plus qu’un effet. Puis il est le lien unitaire de l’action qui agit sur l’être. Le corps-sujet est effet et cause; produit de la praxis, il produit la praxis» (Clouscard, 1972, p. 37). En somme, le corps est le lieu ontologique de la formation du sens pour le sujet; comme corollaire, il est également le lieu stratégique de formation et de formatage du jugement. C’est pourquoi Clouscard met en évidence le rôle des signifiants, et notamment des signifiants artistiques, dans la domestication des corps.
Le rock, ce «jazz sans âme» (Clouscard, 2015, p. 96), en est une illustration exemplaire : imitant le jazz mais en en simplifiant la structure rythmique car il privilégie le rythme binaire au rythme ternaire, il produit alors une temporalité de la répétition fondée sur le découpage du temps en tranches homogènes, ce même temps homogène qui caractérise le travail abstrait dans les entreprises et qui se trouve à l’origine de la valeur d’échange. Les corps qui dansent épousent alors cette rythmique mécanique, automatique, et les jeunes gens, croyant subvertir le système capitaliste, font, à leur insu et dans leur chair, l’apprentissage de la logique «encagée, encadrée, gardée, policée» (Clouscard, 2015, p. 100) de la contre-révolution néolibérale.
Pour aller plus loin : vers une critique de l’idéalisme postkantien
Dans cet article, nous avons décrit et décortiqué, en suivant les analyses pointues et originales de Clouscard, l’émergence d’un nouvel ordre : «celui d’un signifiant ‘post-industriel’, d’une société de ‘consommation’, à la fois élitaire et de masse, d’une sémiologie du libidinal et du ludique» (Clouscard, 2017, p. 186). Ce faisant, nous avons restreint la portée de l’étude du capitalisme et de ses fondements philosophiques à sa dimension linguistique, même si, de toute évidence, nos propos dépassèrent ce seul domaine et pénétrèrent dans les zones de l’ontologie et de la sociologie. Clouscard nomme «néokantisme» la globalité de ce système dont il résume ainsi les quatre axiomes – seul le dernier fit l’objet de notre étude : «Cette philosophie se développe selon un système constitué de quatre essentielles propositions :
- dichotomie du Noumène et du Phénomène;
- dichotomie du formalisme (transcendantal) et de l'empirisme (transcendantal);
- donation de sens selon l’antéprédicatf;
- donation de sens selon le signifiant.» (Clouscard, 2013, p. 320).
S’il fallait donner une suite à cette étude – et nous le ferons, assurément ! –, alors elle s’orienterait vers l’articulation de la philosophie du signifiant aux trois autres dimensions du néokantisme. Et, plus largement, elle interrogerait la pertinence de l’utilisation par Clouscard de cette appellation de «néokantisme», qui dépasse de loin le néokantisme classique (Cohen, Natorp, Cassirer du côté de Marbourg, Rickert à Baden) et intègre en réalité aussi bien Husserl – dans la philosophie duquel le sociologue identifie la véritable rupture avec le kantisme – que Heidegger, Sartre, Lévi-Strauss, Deleuze, ou encore Althusser.
Bibliographie
John Austin, Quand dire c’est faire (traduction de Gilles Lane, Seuil, coll. L’ordre philosophique), 1970 [1962].
Michel Bastit, Naissance de la loi moderne. La pensée de la loi de Thomas d’Aquin à Suarez (PUF, coll. Léviathan), 1990.
Jean Baudrillard, La société de consommation. Ses mythes, ses structures (Gallimard, coll. Folio), 1970.
Michel Clouscard, L’être et le code. Le procès de production d’un ensemble précapitaliste (Paris-La Haye, Mouton & Co.), 1972.
Michel Clouscard, Néo-fascisme et idéologie du désir. Genèse du libéralisme libertaire (Delga), 2017 [1973].
Michel Clouscard, Le frivole et le sérieux. Vers un nouveau progressisme (Delga), 2017 [1978].
Michel Clouscard, Le capitalisme de la séduction. Critique de la social-démocratie libertaire (Delga), 2015 [1981].
Michel Clouscard, La Bête Sauvage. Métamorphose de la société capitaliste et stratégie révolutionnaire (Saint-Denis, Kontre Kulture), 2014 [1983].
Michel Clouscard, Critique du libéralisme libertaire. Généalogie de la contre-révolution. De la Révolution française aux trente Honteuses (Delga), 2013 [1986].
Michel Clouscard, Les dégâts de la pratique libérale libertaire ou les métamorphoses de la société française (Delga), 2020 [1987].
Michel Clouscard, Refondation progressiste. Face à la contre-révolution libérale (L’Harmattan, coll. Raison mondialisée), 2003.
Michel Clouscard, Lettre ouverte aux communistes sur la contre-révolution libérale-libertaire (Delga), 2016.
Jacques Derrida, L’écriture et la différence (Éditions du Seuil, coll. Points essais), 1967.
Jacques Dewitte, Le pouvoir de la langue et la liberté de l’esprit. Essai sur la résistance au langage totalitaire (Michalon, coll. Essais), 2007.
Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich (traduction d'Élisabeth Guillot, Pocket, coll. Agora), 1996 [1947].
Jacques Lacan, Écrits I (Éditions du Seuil, coll. Essais), 1999.
Alain de Libera, La querelle des universaux. De Platon à la fin du Moyen Âge (Seuil, coll. Points Histoire), 2014 [1996].
André de Muralt, L’enjeu de la philosophie médiévale. Études thomistes, scotistes, occamiennes et grégoriennes (Leiden, E. J. Brill, coll. Studien und Texte zur Geistesgeschichte des Mittelalters), 1991.
André de Muralt, L’unité de la philosophie politique de Scot, Occam et Suarez au libéralisme contemporain (Vrin, coll. Bibliothèque d’histoire de la philosophie), 2002.
George Orwell, 1984, trad. Amélie Audiberti (Gallimard, coll. Folio), 1950 [1949].
Claude Panaccio (dir.), Le nominalisme. Ontologie, langage et connaissance, Textes réunis et présentés par Claude Panaccio (Vrin, coll. Textes clés du nominalisme), 2012.
Pierre Rodrigo, Sur l’ontologie de Marx. Auto-production, travail aliéné et capital (Vrin), 2014.
Romain Roszak, Michel Clouscard, critique de Lévi-Strauss, in Cités, 2016/2, n°66, pp. 151-68.
*Sauf mention contraire, la ville d'édition est toujours Paris.
Lien permanent | Tags : philosophie, sociologie, michel clouscard, libéralisme, baptiste rappin | | Imprimer