« 1985 d'Anthony Burgess | Page d'accueil | Fusées, Mon cœur mis à nu, La Belgique déshabillée de Charles Baudelaire »
12/01/2023
L'Ascension de Monsieur Baslèvre d'Édouard Estaunié
Photographie (détail) de Juan Asensio.

Cette ascension discrète n'a bien évidemment rien à voir, toute laïque qu'elle demeure et quand bien même elle serait auréolée d'une étrange accointance avec le royaume des morts, avec celle, de pure force et de volonté intraitable, de Rastignac dans Le Père Goriot, même si Justin Baslèvre, dont les prénom et patronyme résument, comme on le voit souvent chez tel ou tel personnage de Georges Bernanos, la tranquille médiocrité d'un haut fonctionnaire se contentant de n'exécuter que les tâches qui lui incombent, est lui aussi monté à la capitale depuis son Limousin natal; de fait, le seul à nous deux, maintenant ! qu'il pourrait oser hurler, mais dans sa tête uniquement, aurait le caractère secret et spéculaire de quelque cœur simple, d'une vie minuscule qui, ayant vu un visage de femme qui l'a frappé, se met subitement à vivre ou plutôt revivre, s'élève à une hauteur insoupçonnée.
J'ai évoqué Bernanos et ce n'est pas seulement la caractérisation, par un patronyme ridicule, de la médiocrité d'un personnage, songeons ainsi à Pernichon, qui peut rendre intéressant le roman d'Estaunié car, comme chez le Grand d'Espagne, nous ne percevons, dans L'Ascension de Monsieur Baslèvre, que les linéaments d'un drame de la conscience qui se joue dans les profondeurs, au dernier recès comme l'eût écrit l'auteur de Sous le soleil de Satan ou, bien mieux encore pour illustrer ce rapprochement de sourde fermentation, L'Imposture. Bien sûr, le travail de la grâce, chez Estaunié, semble être infiniment plus fragile que chez Bernanos, et nous avons du reste quelque mal à parler de grâce autrement qu'à titre de métaphore, Albert Thibaudet ayant pu à juste titre affirmer qu'Estaunié cherchait une espèce d'équivalent laïque à cette dernière, une illumination qui n'aurait guère besoin d'une transformation de fond en comble de la personne qu'elle visite et remodèle et retourne sur elle-même, en somme, convertit.
Ce n'est à vrai dire pas la seule façon de rapprocher Georges Bernanos, du moins dans son premier roman publié en 1926, d'Estaunié, comme on a pu citer, à son propos, d'autres romanciers fins psychologues tels que Paul Bourget, René Bazin ou Marcel Prévost : j'ai ainsi noté un tic d'écriture dont ne se débarrassera pas tout de suite Bernanos romancier et qui, dans le roman d'Estaunié, finit par agacer par la petite musique professorale qu'il dégage, comme un résumé ramassant en quelques mots bien frappés l'intérêt d'un cours; cela donne, par exemple : «Si simple et si retirée qu'on l'imagine pourtant, une vie est toujours guettée par le destin» (p. 12) ou encore : «Il suffit d'une secousse légère pour détacher la scorie du lingot et découvrir le métal pur» (p. 134), et tant d'autres occurrences toutes bâties sur le même patron monodique, qui ont pu laisser penser qu’Édouard Estaunié n'était qu'un auteur à thèse.
Tout est médiocre, du moins en apparence, chez Justin Baslèvre aux yeux de qui «la pâte humaine dût être exclusivement consommée sous l'espèce administrative» (p. 11) qui, encore, tire gloire «du fait que, dans sa division, chaque matin les gens s'emboîtaient devant leurs tables comme des parapluies dans les cases d'un vestiaire, y demeuraient leurs six heures rigoureusement et disparaissaient ensuite sans qu'on en sût plus rien jusqu'au lendemain» (p. 28), ce même falot personnage qui, pourtant, avant même de voir le visage de l'épouse, Claire, d'une de ses anciennes connaissances que l'on verra vite gruger son petit monde féminin, comprendra qu'il y a en lui un être qu'il ne soupçonnait pas, résolu à bouleverser sa propre vie (cf. p. 24), tout prêt à l'emporter vers l'inconnu se tenant, tranquille, attendant sa minute, à un coin de rue ou dans l'intérieur bonhomme d'un appartement, comme si tout n'était qu'affaire de tension, de résistance et, finalement, de libération, de largage des amarres vers la puissante houle dont on ne sait trop où elle vous mènera : «On voit aussi des bâtons accrochés à la rive qui, saisis par le courant, se tendent, reviennent à la place primitive et semblent libérés : l'eau pourtant n'arrête pas son cours, et brusquement, à l'heure dite, terre et bois, tout est emporté vers l'inconnu...» (p. 30), conclut ainsi Édouard Estaunié dans l'un de ces passages si décidément didactiques, mais dont le didactisme ne parvient pas tout à fait à gâcher la beauté, et nomme à vrai dire chacun des assauts discrets, presque insaisissables, que l'invisible mène autour des êtres les plus butés.
Bien des fois nous pouvons lire ce genre de phrase : «La soirée dont M. Baslèvre s'effrayait, fut ainsi la plus simple, la moins fertile en incidents que l'on pût imaginer : l'essentiel y demeura souterrain, moins fait de gestes que de résonances intérieures, de paroles prononcées que de mouvements inexprimés» (p. 78), l'intrigue du roman n'ayant bien sûr aucun intérêt, ce dernier demeurant dans ce qui nous est caché de prime abord, puis méthodiquement révélé par une écriture aux vertus cachées, une langue qui ne paye absolument pas de mine pour ainsi dire et que l'on dirait armée d'une force pourtant implacable dans la modestie de ses effets, et capable de forer le métal le plus dur avec plus d'efficacité qu'une foreuse en diamant maniée par un auteur sûr de sa vélocité et de ses effets grandiloquents, montrant d'un signe du menton la formidable profondeur qu'il a pu atteindre. Chez Estaunié, bien au contraire, il s'agit de parvenir à capter, sans même devoir s'y attarder, deux ou trois faits dessinant, «comme des rides, le travail intérieur qui couvait sous les apparences normales» s'il est vrai que : «Pour retracer une évolution ainsi dissimulée, il faudrait, avec des mots sans contour, reproduire des mouvements encore plus impalpables. Le voyage d'un cœur ressemble à une croisière : on y passe d'un hémisphère à l'autre sans que l'horizon change...» (p. 87). Quoi qu'il en soit, sans même que nous ayons bougé plus de quelques mètres d'une scène à l'autre, l'espèce de drame statique auquel nous convie Estaunié nous donne un assez clair aperçu des courants qui parcourent les plus profondes vallées sous-marines, laissant parfois s'échapper, vers la surface, une drôle de créature pâle et presque complètement transparente sur laquelle Estaunié pose un nom connu de tous : quoi, c'était donc cela la jalousie ? C'est donc cela, l'amour ?
Dans cette tâche qui est, autant qu'une ascension, un éveil (4), il serait faux de croire que, sous leur platitude et immobilité apparentes, les choses sont inertes ou muettes; c'est tout le contraire, même, selon Estaunié, comme il le montre plus d'une fois, notamment dans un magnifique début de chapitre où il évoque les maisons parisiennes qui, en raison des êtres qu'elles abritent, s'accordent intimement aux personnalités dont elles ne cessent plus, alors, de rappeler le souvenir : «On reconnaît aux seules heures d'allumage ou d'extinction les maisons de riches et les maisons de pauvres, celles où l'on épargne, et celles où l'on gâche. Au total, chacune révèle l'âme de ses habitants, tant est puissante la pénétration des choses par celui qui s'en sert» (p. 68), comme le montrera du reste la volonté de Monsieur Baslèvre d'acquérir l'appartement, sans rien toucher à son ameublement, où Claire a vécu avec son mari puis est morte si soudainement.
L'attention aux «toutes petites choses», qu'un rayon de lumière «projeté plus tard» mettra en relief «pour faire découvrir rétrospectivement combien elles étaient grandes» (p. 89), n'est que l'autre aspect de la remarquable faculté de concentration d'Estaunié sur ce qu'il importe de révéler, car c'est bien «au plus creux du sillon, sous une terre qui paraît morte, que s'élabore le prodigieux enfantement du blé qui doit lever» (p. 92), sur ce qu'il importe encore de parvenir à entendre et écouter, à retenir, tu, à l'abri des confidences et d'une parole dispendieuse, dans son esprit, et cela qu'importent les mots prononcés puisque, au-delà «des phrases ainsi jetées du bout des lèvres, d'autres phrases dont le sens était perceptible pour eux seuls» (p. 111, il s'agit de Monsieur Baslèvre et de la maîtresse du mari de Claire, Melle Fouille) doivent être lues.
C'est donc dans un décor des plus anodins, certes pas médiocre puisque le romancier parvient à magiquement animer les scènes les plus humbles de la vie parisienne, que se lève l'invisible qui nous déborde de toutes parts, qu'il est impossible de rejeter comme une harassante chimère dès lors qu'on a cru apercevoir son existence, au détour je l'ai dit d'un mot, moins que cela, d'un geste esquissé, d'un silence : il n'y a ainsi «jamais de véritable fin aux aventures humaines et toutes s'achèvent pourtant» (p. 114), l'amour bien sûr ne constituant pas une exception à cette règle puisqu'il est bien certain, comme se laisse à le penser Monsieur Baslèvre, qu'un grand amour muet est certainement «la plus belle fleur qui ait jamais paré une âme humaine» (p. 121), qu'importe qu'elle n'ait éclose que quelques heures et, j'allais même dire : peu importe qu'elle ait eu le temps de laisser échapper sa subtile et éphémère fragrance (5).

Ainsi, il semble assez peu important, à la toute fin d'une aventure humaine de toute façon condamnée à s'arrêter tôt ou tard, qu'une ville change, que certains immeubles ou même quartiers entiers soient détruits; certes, «à Paris, les pierres roulent comme les gens et passent avec eux» (p. 174), mais il est possible, par le biais d'une ascension toute intérieure dont Monsieur Baslèvre aura figuré les stations profanes, de se dépouiller de tout, tout ayant été sacrifié, les lieux et les êtres, y compris «la mémoire de Claire»; alors, la cime est atteinte et, après, comme l'affirme Estaunié désireux de donner un visage pour le moins stoïque au mystère grondant, vivant, qui se minéralisera ou au contraire se diluera peut-être faute d'être perpétuellement nourri par autre chose qu'une sorte d'équilibre cosmique, quelque bizarre et probablement intenable point de Lagrange de l'âme (6), et reprendra la place insignifiante qui aura toujours été la sienne, et, après donc, «il n'y a plus que la sérénité des espaces solitaires...» (p. 194).
Notes
(1) Édouard Estaunié, L'Ascension de Monsieur Baslèvre (Le Livre moderne illustré, J. Ferenczi et fils, éditeurs, d'après les bois gravés par Girard, 1938). La première édition de ce roman, chez Perrin, date de 1921. Plusieurs fautes sont à signaler comme : sans et non «sais crises» ( p. 26); tant je vous l'ai dit et non «tant que je vous l'ai dit» (p. 98); mon et non «moi passé» (p. 101); la manquant devant «sincérité de la passion» (p. 120); il et non «li ne quittait pas» (p. 145); une et non «un de ses mains» (p. 151). Une réédition datant de 2000, préfacée par Jacques Jaubert, est disponible aux éditions Mémoire du livre, à laquelle nous renvoyons.
(2) Charles Du Bos, Approximations (Éditions des Syrtes, 2000), p. 593.
(3) Le point de convergence le plus frappant entre Estaunié et Gabriel Marcel est la méditation aussi constante que douloureuse sur la mort, que le premier définit, superbement, en quelques mots, comme étant «du silence, alors qu'on interroge» (p. 177), définition admirable que n'eût point désavouée, je crois, l'auteur d'Homo viator.
(4) Voir En chemin vers quel éveil ? (Gallimard, 1971).
(5) Quelques minutes de recherche nous apprennent que, comme René Boylesve, Édouard Estaunié aura aimé en secret une jeune fille qui en épousera un autre sans avoir eu connaissance de ses sentiments.
(6) Je sais bien que ce n'est pas la conclusion à laquelle parvient Estaunié, car la fin de notre roman parle, bien au contraire, d'une «immense tendresse [qui est] hors d'atteinte, défiant les hasards de l'existence» qui illumine le chemin de Monsieur Baslèvre, puisque «Claire ne le quitterait plus» et que, sûr de l'aimer, étant indifférent au fait de savoir si c'est «elle qui vivait en lui ou lui en elle», il était certain de «lui répondre par une constance égale, et dormeur éveillé n'aurait pu découvrir s'il vivait le rêve ou la réalité !...» (p. 206).