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28/12/2022
La palinodie d’Alexandre Grothendieck à la lumière de René Guénon, par Gregory Mion
Crédits photographiques : Effie Paleologou (The Guardian).
«À présent je comprends bien ma faute.»
Platon, Phèdre.
«C’est une sottise, et sous un certain rapport une impiété.»
Platon, Phèdre.
Le rapport accablant de René Guénon sur la manière occidentale de faire de la science
Avant d’aborder l’enthousiasmante volte-face d’Alexandre Grothendieck à l’égard du milieu de la recherche scientifique, il n’est pas superflu de se livrer à un détour sur les chemins de René Guénon en exposant la différence qu’il brosse entre une science sacrée et une science profane dans La crise du monde moderne, son ouvrage indispensable paru en 1927, sidérante prévision de l’effondrement qui frappe aujourd’hui notre ultra-modernité. Par science sacrée, le visionnaire Guénon veut parler d’une science qui se donne pour mot d’ordre de regarder en haut pour éclairer ce qui est en bas, ou, dit autrement, une science qui respecte la présence divine (comme faisceau unique de principes supérieurs) et qui admet que tous les constituants de notre monde ne sont jamais que des versions matérielles et multiples exprimant un principe surnaturel et unitaire. De sorte que la mission de cette science sacrée pourrait se résumer ainsi : travailler à faire sentir l’unité au sein du multiple, à faire sentir la source divine à l’embouchure du temporel, travailler à fonder une transition entre la matière et l’esprit, entre le changement des choses sensibles et la permanence d’un Absolu duquel tout dérive et dont chaque élément de la vie relative contient une trace. Il est du reste évident qu’une telle science ne peut se pratiquer et perdurer qu’à l’intérieur d’une civilisation qui n’aurait pas égaré son intuition et son désir de l’Absolu, sa disposition à être affectée par une registre ou une inquiétude métaphysique, et, pour une civilisation de cette belle amplitude, la science constitue «[le prolongement] ou [le reflet] de la connaissance absolue et principielle» (1).
Or au moment où René Guénon aiguise sa réflexion sur la science sacrée durant les années 1920, il déplore déjà l’état de ruine spirituelle qui sévit dans les régions occidentales et il exhorte les occidentaux à vite renouer avec l’Orient où subsiste encore – en certaines de ses irréductibles terres – une invincible adhésion à la transcendance, une volonté de placer sur un piédestal ce qui est vraiment en haut et non ce qui est inutile et menaçant pour le salut de l’humanité. En cela, pour l’Orient immunisé contre l’envahissement occidental (et pour les anciennes civilisations qui reconnaissaient dans l’Absolu la seule direction majoritaire possible), les événements relatifs issus de l’univers matériel ne sont pas ignorés mais simplement relégués à une attention secondaire, tandis que le sentiment d’une réelle et considérable présence, l’instinct d’une force archétypale et donatrice de tout ce qui existe, demeure toujours au premier rang des préoccupations. Il suit de là que toute science sacrée ne peut être que synthétique et non pas rongée par le défaut de la fragmentation analytique, car, en effet, ce que vise la science sacrée ne concerne pas le découpage compulsif de la réalité, mais, à l’inverse, elle aspire à l’élaboration d’une solution de continuité entre l’agitation de la matière en devenir et le grand repos de l’invariant divin.
Pour illustrer dans les faits sa conception de la science sacrée ainsi que le genre de civilisation qui s’en souciait ponctuellement, René Guénon se réfère à ce segment de l’Antiquité grecque où Aristote avait écrit une Physique et une Métaphysique, à savoir respectivement une étude du tangible et une étude de l’intangible, avec un indiscutable primat concédé aux principes supérieurs de la métaphysique dont il fallait retrouver ou identifier la structure ontologique au cœur même des lois naturelles régissant la matière (comme s’il fallait à chaque fois solliciter l’être en tant que loi suprême derrière l’épais rideau de l’étant en tant que réseau de lois subsidiaires). En d’autres termes, pour comprendre ne fût-ce qu’un minimum la complexe législation du monde physique, Aristote préconisait l’examen de ce monde à partir des fondements de la métaphysique, ceux-ci étant l’immuable lumière de celui-là, et celui-là étant l’ondoyante photo-morphie de ceux-ci (à tout le moins selon une grille de lecture typique de René Guénon). Ce n’est que lorsque la science nourrit l’ambition de rattacher le plus bas et le plus haut qu’elle se fait décisivement initiatique et qu’elle prépare les plus profanes d’entre les hommes à pénétrer les arcanes d’une connaissance davantage élevée. Dès lors la science s’avère légitime pour proposer une «synthèse totale» (2) de l’ensemble des ordres de la réalité, au même titre d’ailleurs qu’elle s’avère compétente pour perfectionner les hommes en les dissociant d’un contact fanatique avec la matière. L’enjeu n’est évidemment pas de perdre le contact avec la matière et les actions qu’elle implique, sinon il y aurait un risque d’être broyé par la matière ou d’abandonner l’environnement matériel aux plus sombres personnalités, mais il consiste à insérer dans le temps dédié à l’action un temps dédié à la contemplation (et de préférence un temps contemplatif égal voire supérieur au temps actif). On en déduit avec Guénon un diagnostic facile des sociétés viables et des sociétés périssables : la vie ne vaut la peine d’être vécue que si la contemplation n’a pas été anéantie par le régime exclusif de l’action, et, de ce point de vue, toute société en phase terminale est une société dont la proportion de contemplation est presque nulle – pour ne pas dire inexistante – par rapport à la proportion d’action. Et l’on aura déduit aussi que là où la science sacrée n’a plus cours, la contemplation également n’a plus de raison d’être. En définitive, s’il y avait un idéal ou un modèle souhaitable de civilisation, ce serait celui où les contemplatifs seraient conscients de leur «fonction sociale» et serviraient à «mitiger les poisons que la société engendre chez elle-même par ses activités politiques et économiques» (3).
Tout le malheur du monde et spécifiquement du monde occidental provient donc du fait que la science sacrée – ou les déclinaisons de cette science – a été progressivement abolie au profit d’une science profane qui méprise le moindre objet qui la dépasse et qui s’affirme comme un pôle de destruction de la vie spirituelle. Aux yeux limités de la science profane, aucune dimension ne peut exister en dehors de ce qu’elle perçoit, et, en toute rigueur, une telle science ne parviendra pas à établir autre chose qu’un «savoir ignorant», un pseudo-savoir «se [tenant] tout entier au niveau de la plus basse réalité», aboutissant à une méthodologie qui «ne vient de rien et ne conduit à rien» (4). La seule vocation de cette science est de produire un savoir qui puisse immédiatement déboucher sur des conséquences pratiques. C’est pourquoi la science profane, au fil de son évolution moderne, n’a cessé de resserrer ses liens avec le champ hystérique de la production industrielle. La réciprocité unissant ce genre de scientifiques avec les industriels confirme non pas l’attirance de plusieurs âmes sœurs, mais, à une échelle plus tragique, l’attirance de plusieurs individualités dépourvues du motif pneumatique d’animation d’un corps (ou en tout cas de plusieurs individualités niant ou reniant la fulgurante possibilité d’être traversées par un souffle mystérieux). On obtient consécutivement une science littérale de la matière qui ne veut que des résultats efficaces et précipités. Ce paradigme, outre qu’il encourage la perversion du scientisme, a tendance à imprégner les valeurs guidant une civilisation et à propager un crédo de la réussite sous les espèces d’une maîtrise quasiment tyrannique de la matière. Et à n’y réfléchir que brièvement, l’on se dit en fin de compte que les temps modernes ont certes réduit de beaucoup le danger d’être neutralisé par la matière, mais ils ont placé au sommet des sociétés occidentales, aux rangs les plus décisifs ou dans les professions les plus rémunératrices, des hommes et des femmes qui n’ont réussi qu’en broyant la matière et qui dans cette perspective pourraient bien broyer à leur tour d’autres hommes et d’autres femmes. Car en effet, quiconque a déjà broyé la matière pourrait broyer un être humain, et, à vrai dire, l’un ne va pas sans l’autre. Ainsi l’une des extensions hypothétiques de «la crise du monde moderne» annoncée par René Guénon repose sur la détérioration exponentielle des relations humaines et en particulier sur la dégradation des relations concernant les hommes et les femmes d’Occident, le monde moderne ne suscitant de l’attraction qu’à l’égard des personnes qui ont triomphé dans la matière et donc à l’égard des personnes les moins disposées à la sainteté (parce que ce sont des personnes essentiellement maléfiques stimulées par un vent mauvais). Partant de là et sans être pour autant un prophète, il ne faut pas s’interroger trop longtemps sur ce qui advient quand des tempéraments maléfiques se rencontrent à l’exclusion de toutes les autres rencontres qui eussent été possibles au sein d’un monde éduqué par une science sacrée : ils vont développer leurs maléfices respectifs jusque dans la vie privée et se détruire mutuellement comme ils ont détruit le monde en devenant des symboles de réussite à l’intérieur d’une société intrinsèquement destructrice.
Aussi le progrès défendu à la moindre opportunité dans les sociétés archi-dominées par une science profane n’est qu’une abominable régression qui mène peu à peu l’humanité à son irrémissible décadence. L’indifférence croissante envers la sphère spirituelle par le biais d’une vénération accrue de l’espace matériel aggrave de surcroît la situation d’un asservissement horizontal. Il s’agit ni plus ni moins d’un totalitarisme plat où chacun asservit l’autre tout autant qu’il est asservi par les autres, et, surtout, il y a une situation totalitaire rampante en ce sens que chacun est asservi par le rythme et la prédestination nuisible de la science profane qui procède à l’installation et à la normalisation d’une vie machinale. À presque un siècle de distance avec notre petite tribune alarmée, René Guénon avait mille fois raison d’insister sur la réduction pathologique de la vie aux aspects strictement quantitatifs et donc aux aspects commodément accessibles à l’empire de la Machine : ne sont intéressantes pour la modernité que les choses mesurables, quantifiables, comptables. Et cette dérive que René Guénon interprète à l’instar d’une anomalie monstrueuse a fini d’atteindre son potentiel de nuisance en colonisant les domaines réputés spirituels – désormais il n’est plus exceptionnel de valoriser un livre par son chiffre de vente et par sa capacité à conforter le lecteur dans le contexte d’une existence machinale ou cybernétique. Là se situe le passage démoniaque d’une société de la Machine à une société des hommes-machines où toutes les relations intersubjectives sont analogues aux relations qui définissent les mouvements mécaniques d’une chaîne industrielle. Tels sont les achèvements corrupteurs d’une société qui a érigé la science profane à un si fort degré de respectabilité qu’elle a fait dramatiquement tomber dans l’irrespect la science sacrée. Telle est la société que le génial et sensible Alexandre Grothendieck a voulu critiquer avant de s’en séparer plus ou moins avec la radicalité d’un mystique, en l’occurrence une société où ce n’est pas par amour que les gens se sont dirigés vers le savoir ou les milieux apparentés au savoir, mais par la puissance que ce savoir pouvait leur promettre afin de réaliser l’angle le plus ténébreux de leur tempérament.
Où l’ancien profanateur Grothendieck ne veut plus creuser la tombe du monde
C’est au début des années 1970 que le mathématicien Alexandre Grothendieck consolide son divorce avec l’univers de la science et qu’il se soumet à une sévère introspection l’amenant à une vie de militantisme philanthropique. On peut lire un échantillon de cette prise de conscience en profitant de la retranscription d’une conférence qu’il a donnée au CERN (Conseil Européen pour la Recherche Nucléaire) le 27 janvier 1972 (5). L’intervention de Grothendieck posait une question simple («Allons-nous continuer la recherche scientifique ?») et devait s’acheminer vers des réponses d’une simplicité bouleversante, l’objectif n’étant plus de s’adresser à un public restreint à propos de sujets quasiment incompréhensibles pour le commun des mortels, mais de toucher un maximum de personnes afin que celles-ci, une fois rentrées chez elles, puissent diffuser en totalité les alertes lancées par ce whistle-blower néo-repenti. La démarche de Grothendieck est d’autant plus crédible qu’elle a en ligne de mire une méticuleuse remise en cause de sa prétendue génialité. Il avait en effet atteint ce point de lucidité où un individu ne peut plus se résigner à être pris pour un génie alors qu’il participe indirectement au massacre de la planète. Et ce qui avait singulièrement troublé Grothendieck, ce qui avait sidéré son cœur et mis son intelligence en état de péril, ce sont les accointances problématiques entre la science et l’idéologie de la guerre, des liens étroits et grandissants qui se sont dénoncés d’eux-mêmes lors de la guerre du Viêt Nam par l’intercession de quelque flagrant délit de malfaisances agglomérées (une guerre qui reste d’ailleurs active au moment où Grothendieck s’exprime devant l’assemblée du CERN). En cela, donc, les opinions de plus en plus informées de Grothendieck tendent à être de moins en moins miséricordieuses à l’égard d’une science occidentale qui occupe une position obscure – voire interlope – parmi les destructeurs attitrés de l’humanité, une position qui nous remémore les insensés du Premier Psaume qui acceptent de siéger à côté de ceux qui ricanent.
Lors du palier d’amorce de son argumentaire, Alexandre Grothendieck souligne l’expansion dorénavant maladive de la «société industrielle» qui fabrique des besoins dont le soulagement induit la prolifération des «centrales nucléaires». Bien évidemment le besoin de faire la guerre n’est pas étranger à l’optimisation des techniques industrielles : plus on produit des armes, plus on se sent prêt à faire la guerre et à la gagner contre un adversaire qui serait industriellement plus frileux ou moins développé. La multiplication de cette manufacture des objets de guerre se confond de surcroît avec la multiplication des objets de la consommation banale – ce sont deux modalités de l’auto-dévoration qui contraignent l’humanité à une inexorable disparition de la vie tant que n’auront pas été décidés un certain nombre de revirements existentiels. Ce constat est affligeant parce qu’il montre dans toute son obscène nudité l’échec d’une civilisation. Nous n’en sommes plus à ce stade antique où les hommes laissaient des «traces impérissables» pour fonder leur immortalité extra-biologique et pour justifier de leur nature «divine» (6), mais nous sommes chancelants au bord du précipice, et tout ce que nous faisons maintenant pour annoncer notre immortalité virtuelle ou notre place à part dans le cycle de la nature, tout cela accélère paradoxalement notre mortalité à la fois biologique et morale.
D’où sans doute ce malaise que Grothendieck interpelle au sein même de la communauté scientifique du XXe siècle finissant, un groupement international d’hommes et de femmes savants dont les choix de méthode et les domaines d’expertise accentuent la dissolution morale aussi bien que la déperdition de la vie. Les impératifs de productivité sont par exemple autant de détournements de l’alphabet scientifique élémentaire : alors qu’une recherche de haut niveau devrait s’attacher à améliorer les conditions de la vie sur Terre tout en ayant la modestie d’être subjuguée par le sentiment d’un inviolable mystère, elle n’est plus que la collaboratrice des discours technocratiques et l’auxiliaire des pulsions belliqueuses, fière de son efficacité et ignorante (ou complaisante) vis-à-vis de son immoralité. Le giron des mathématiques est ici notablement visé par Grothendieck étant donné qu’il mentionne deux suicides récents à l’époque de son exposé, deux drames humains, donc, qui affligent notre conférencier et lui font dire que le microcosme des mathématiciens souffre d’une «sorte d’atmosphère à l’air extrêmement raréfié», une asphyxie qui s’explique par «la pression qui s’exerce sur les chercheurs», mais encore assurément par la regrettable docilité de quelques-uns de ces forçats du calcul qui entretiennent une ambiance concurrentielle perverse en poursuivant des buts négatifs. Il en résulte un système mandarinal séparant les élus et les damnés de la recherche, ceux qui s’adaptent par vice aux nouveaux impératifs de rendement et ceux qui refusent de s’ajuster à cela par vertu, ceux qui n’ont pas honte d’alimenter l’imposture d’une science qui a perdu son âme et ceux qui ont la vergogne des résistants, et ce schisme, tout compte fait, structure la société dans son ensemble avec d’un côté les adaptatifs qui devinent ou savent pertinemment qu’il y va de leurs petits ou grands privilèges lorsque de nouvelle tendances émergent, et, d’un autre côté, les déshérités qui rejettent par principe tout ce qui renforce les inégalités. On pourrait dans le sillage de Grothendieck évoquer un satanisme des bons élèves qui n’ont jamais été que les disciples de tous les conformismes (des plus bénéfiques aux plus calamiteux), une sorcellerie des meilleures écoles présumées où ne réussissent plus ou moins que les serviteurs du Malin et où échouent les esprits saints (s’ils n’ont pas capitulé avant la dernière ligne droite des formations d’élite), favorisant par conséquent une société dont les directives sont pensées par les pires spécimens de la sournoiserie instituée. Et en outre, dans ces différents laboratoires de recherche des universités les plus estimées, se vérifie d’une manière désespérante le bon plaisir des uns accompli sur le dos du malheur des autres, les premiers oppressant les seconds en conscience ou inconsciemment, Grothendieck soutenant du reste que les «brillants» hédonistes de l’épistémologie organisent une espèce de sanction à l’égard «du scientifique moyen» (mais l’on doit s’imprégner de cette vérité latente que les scientifiques moyens ne le sont que parce que les scientifiques apparemment admirables ont élaboré une matrice de normes arbitraires dont les exigences infernales s’imposent à la totalité des existences idéales).
Les commentaires de Grothendieck (assortis de nos critiques viscérales) ont d’autant plus de poids qu’ils émanent d’un homme qui reconnaît avoir été pendant longtemps égoïste et peu soucieux du manque de cohésion de ses travaux avec les urgences de la vie sociale. Et à proprement parler, il est clair que les sujets de prédilection de Grothendieck avaient davantage à voir avec une immense virtuosité intellectuelle plutôt qu’avec un apport substantiel pour la vie quotidienne et ses priorités. D’autre part, lui comme tant d’autres ne s’est pas montré insensible aux diverses gratifications que la société accorde à ceux qui sont tenus pour des chercheurs de très haut niveau. Le risque de s’enfermer dans une tour d’ivoire n’est pas négligeable quand on profite de toutes les facilités pour travailler sur des problèmes mathématiques n’intéressant qu’une poignée d’individus de par le monde. Un certain confort qui ressemble à un pontificat scientifique se met alors à éblouir les têtes pensantes et celles-ci, graduellement et presque toujours définitivement, se détachent des réalités vitales. Or Grothendieck a évité la cécité intégrale en s’indignant de plusieurs dérèglements planétaires, tant d’un point de vue géopolitique que d’un point de vue écologique. Cela signifie que toutes les écoutilles de sa sensibilité n’étaient pas complètement fermées en dépit de son monachisme mathématique, et, par ailleurs, dès l’instant où il s’est avisé que la survie de la planète et de l’espèce humaine était devenu quelque chose de crucial, sa démission de la science a été radicale et son discours a pris une tournure activiste. Devant un enjeu aussi fondamental que l’avenir de la vie sur Terre, le pénitent Grothendieck ne cache pas que les mathématiques ne nous seront d’aucune utilité. Ce serait même insupportable de continuer à en faire à l’heure où la vie se trouve en danger de mort. Aussi le nouveau spectre qui hante le monde, c’est la possibilité même de la fin du monde, la possibilité que les hypothèses de la science-fiction soient en train de se confirmer à l’échelle de la réalité la plus ordinaire. Dès lors, ne pouvant nier l’évidence d’une redoutable actualisation de quelques scénarios catastrophiques, Grothendieck énonce que «la solution ne proviendra pas d’un supplément de connaissances scientifiques, d’un supplément de techniques, mais qu’elle proviendra d’un changement de civilisation», c’est-à-dire d’un dépassement de la civilisation industrielle qui permettra d’aménager des sociétés où toute forme de vie sera digne d’attention. Il s’agira de contester la folie industrielle de la temporalité rétrécie pour amplifier l’expérience essentielle du temps long et se donner peut-être la chance, tel que l’eût souhaité Nicolas Berdiaev, d’avoir le temps d’éprouver au fond de soi la présence de l’éternité. Et dans ce prometteur mouvement de «transformation» voire de transfiguration de nous-mêmes, le but de la démarche n’est pas tant de croire que chacun refera le monde, ni même de se persuader que le monde serait à refaire, mais il est de se convaincre, comme Albert Camus en était convaincu, que nous devons plutôt «empêcher que le monde [ne] se défasse» davantage (7). Pour cela nous devons assimiler la perspective d’une «civilisation post-industrielle» car elle est à peu près la seule stratégie qui pourra garantir dans un premier temps non pas la vie régénérée, mais la survie de la vie, la conservation d’une force créatrice au milieu d’un champ de ruines.
Le propos qui précède restitue la colonne vertébrale des angoisses et des aspirations d’Alexandre Grothendieck, un propos qui paraît aujourd’hui conventionnel, quasi obsolète au regard des multiples engagements des uns et des autres, mais dont il ne faut pas oublier qu’il était jadis une vraie parole de contrition, un acte courageux d’abjuration de la part d’un homme qui aurait pu tranquillement se laisser vivre parmi les immunités de son statut ésotérique. En quoi il est utile et même nécessaire de s’attarder sur ce que Grothendieck ajoute à ses allégations principales lors de la discussion qui succède à sa conférence. On ne sera donc pas étonné de l’entendre revenir sur le thème de la dignité de l’existence, sur la prévalence que nous devrions allouer sans délai à la notion d’épanouissement de toutes les vies humaines. Ce disant Grothendieck avoue que son approximatif épanouissement de naguère était un obstacle à l’épanouissement d’autrui parce que les faveurs de sa profession entraînaient une défaveur progressive dans le monde, comme si, à un degré à la fois phénoménal et nouménal, sa liberté de faire des mathématiques confisquait des libertés d’agir et des libertés de penser, comme si ses prérogatives isolées devaient affermir une version socialement inique du déterminisme universel de Laplace. Autrement dit la création exclusive dont pouvait s’honorer Grothendieck dans son ancien travail suscitait la révocation d’un potentiel créateur de l’humanité beaucoup plus recommandable que toute innovation scientifique par le biais d’un perfide accaparement des ressources existentielles – l’État industriel veillait à ce que Grothendieck dispose d’un summum de puissance malgré l’impuissance dégénérative où pouvait séjourner une masse d’individus jugés inaptes à la subsistance de l’idéologie dominante. Plus exactement, l’ésotérisme mathématique de Grothendieck était une sorte d’offense à la vie, une sorte de tour de clé additionnel à sa solitude vampirique, une entrave à la nécessité d’un savoir exotérique capable d’améliorer le sort des hommes. Et si Grothendieck avait persisté dans son erreur, s’il n’avait pas rompu avec une production narcissique et inaccessible du savoir, il n’aurait pas pu aboutir à cette simple mais intense vérité : quelle que soit la mission professionnelle qui est la nôtre ici-bas, celle-ci n’est recevable que si elle repousse le périmètre de l’impossibilité d’exister en faisant advenir de meilleures possibilités de vivre pour une majorité d’êtres humains, et cela témoigne, dans l’esprit de Grothendieck, d’une faculté de faire vivre à autrui un quotidien de créateur au lieu d’un quotidien de producteur – une vie ouverte plutôt qu’une vie fermée, une vie esthétique plutôt qu’une vie pragmatique, une vie satano-fuge plutôt qu’une vie satano-dépendante (ou déifuge).
Certains verront en Grothendieck une icône de la naïveté, surtout lorsqu’il plaide en faveur d’une conversion des mentalités, pointant du doigt le «délire technologique» qui trop souvent nous fascine et nous rend amnésiques à l’endroit de ce qui a été inopportunément réalisé (tels que les missiles de longue portée par exemple). Il s’attaque ici à cette tendance occidentale qui ne cultive et ne glorifie que les «facultés purement rationnelles», en l’occurrence les aptitudes qui nous aident à réaliser tout ce qui est techniquement possible sans que l’on se demande si cela est vraiment souhaitable. Ce climat méga-rationnel est encore exagéré par un effet de verticalité des diplômes qui donne à ceux qui les possèdent les pleins pouvoirs d’imposer à ceux qui ne les possèdent pas une subordination unanime envers les décrets de la raison scientifique (sachant naturellement que plus la rationalité des sciences apparaît despotique, moins elle est susceptible de conduire à un modèle d’existence raisonnable). En cela Grothendieck est indiscernable de Guénon : il est lui aussi déconcerté par cette science de plus en plus autoritaire qui ne veut plus – et même ne peut plus – croire à une dynamique transcendante, à une perception élargie, à l’idée que tout ce qui est visible pour la science moderne (et de facto profane) est loin d’être tout ce qui est visible pour un œil délivré du carcan de la raison. Derrière les indications brutes d’une aiguille sur une horloge, il y a un monde plus subtil, une connaissance immergée qui ne pourra se dévoiler un tant soit peu que si nous associons aux compétences de la raison d’autres facultés de connaissance. Là se justifie de nouveau une sécession entre l’Occident et l’Orient puisque Grothendieck, à la suite de Guénon et selon ses affinités propres, compare le cas de la France avec celui de la Chine. Il se fait l’avocat de l’Empire du Milieu en nous rappelant que le pays de Confucius, notamment vis-à-vis de sa pratique de la médecine, se plaît à dilater ses diagnostics en recoupant aussi bien les facteurs théoriques fondamentaux que les plus humbles données des ressentis dérivés de tel ou tel individu non initié aux secrets du corps humain (mais riche de son expérience, riche de son expression monadologique de l’univers). La médecine chinoise s’en trouve-t-elle affaiblie ou délégitimée ? En aucun cas puisque ses résultats sont très bons et dénotent une approche plus humaine – et marginalement rationnelle – des problèmes de santé en général et du problème de la vie en particulier.
C’est pourquoi Alexandre Grothendieck ne peut pas être rangé sous le label rudimentaire du nihilisme «antiscience» malgré l’impression qu’il fait à son public ou du moins à certaines parties rétives de l’auditoire. La réponse de Grothendieck à ceux qui lui reprochent d’incarner une suspecte défiance à l’adresse des scientifiques est dépourvue d’ambiguïté : il se contente de répéter que la science actuelle est vouée à disparaître et que plus la crise écologique deviendra insoutenable, plus les décisions qui devront être adoptées le seront en dehors de la science telle qu’elle s’effectue dans l’Occident super-industrialisé (8). Dans le fond, Grothendieck s’en prend à la fois à la science complice de la furor destructionis et à la science pédante qui avance avec des œillères comme si le monde était paradisiaque. Il n’est du reste pas tendre avec la science globale de son siècle car il l’accuse ouvertement de semer la mort – de causer plus de morts et de sauver de moins en moins de vies. Ainsi Grothendieck inculpe une science de la corruption qui aurait remplacé une science de la génération. Il s’élève contre un genre de science qui ne pourrait pas s’empêcher d’aller au bout de son pouvoir, une science qui ne pourrait pas se retenir «[d’exercer] tout le pouvoir dont [elle] dispose» (9). Ce tropisme d’une science débridée reflète parfaitement la psychologie occidentale d’une colonisation de la matière, d’un irrépressible désir d’avoir le contrôle des choses visibles, et, par-dessus tout, ce tropisme laisse miroiter une irrésistible volonté de remplir le moindre vide, le moindre interstice, le moindre symptôme d’étrangeté. Or Simone Weil a raison de nous avertir que cette peur du vide n’est que le signe d’une société de disgrâce, car la «grâce ne peut entrer que là où il y a un vide pour la recevoir» (10). Le bannissement organisé du vide est alors un bannissement de l’ordre de la grâce et simultanément une incorporation de la mauvaise plénitude – c’est-à-dire la plénitude négative de la matière qui suscite une solitude de l’âme et conséquemment une désolation universelle. Et il nous faut être absolument intransigeant contre toutes les trahisons de la science, contre ses désertions de la grâce et ses pactes avec la disgrâce, contre toutes les compromissions qui peuvent être les siennes, d’où la rigidité de Grothendieck lorsqu’il a subitement découvert que le budget de son institut de recherche était à 5 % «d’origine militaire». Cette grossièreté déontologique est en outre terriblement compatible avec une grossièreté épistémologique puisque les mathématiques, au fur et à mesure qu’elles se vautrent dans de troubles commerces, ne font que s’abîmer dans une vision manichéenne de la réalité, circulant d’une façon brutale entre des propositions vraies et des propositions fausses, perdant tout rapport à la nuance, tout rapport à autrui, concevant le réel selon «la loi sommaire du tout ou du rien» (11) où l’on ne peut admettre une quelconque transition, une quelconque communauté humaine. C’est la raison pour laquelle Grothendieck nous incite à critiquer et à démanteler l’idéologie scientiste qui cautionne les idéologies qui la motivent. Il va jusqu’à évoquer un culte, une «Église universelle» de la science dévoyée, une secte mondiale qui défait impunément ce que les saintes énergies ont pu faire. Et le pire, peut-être, le pire qui contribue à perpétuer une science inconsciente, c’est de continuer à être apathique devant les liaisons dangereuses inférées par toute justification d’une armée sur Terre, par toute amnistie du monde militaire argumenté, car l’armée, écrit Grothendieck dans un texte de 1971 (12), n’est qu’un «appareil d’asservissement, de destruction et d’avilissement de l’homme».
Notes
(1) René Guénon, La crise du monde moderne.
(2) Guénon, ibid.
(3) Aldous Huxley, Les portes de la perception (L’action et la contemplation).
(4) Guénon, op. cit.
(5) Alexandre Grothendieck, Allons-nous continuer la recherche scientifique ? (Éditions du Sandre, 2022 – introduction de Céline Pessis). En outre, on peut aller beaucoup plus loin dans l’étude de la pensée de Grothendieck grâce à la toute récente publication de ses mythiques Récoltes et Semailles (Gallimard, coll. Tel, 2022). NB : sauf mention contraire, toutes les citations qui suivent sont issues de la conférence de 1972 et de la discussion qui a accompagné le propos initial.
(6) Cf. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne.
(7) Albert Camus, Discours de Suède.
(8) Il dit précisément ceci : «Finalement, c’est la crise écologique qui va nous forcer, que nous le voulions ou non, à modifier notre cours et à développer des modes de vie et des modes de production qui soient radicalement différents de ceux en cours dans la civilisation industrielle.»
(9) On connaît cette célèbre réflexion de Thucydide qui pose que tous les hommes sont enclins à tester la totalité de leur puissance (réflexion mobilisée par Simone Weil dans La Pesanteur et la Grâce au début de la section Accepter le vide).
(10) Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce.
(11) Gilles Deleuze, Logique du sens.
(12) Reproduit en fin de volume dans Allons-nous continuer la recherche scientifique ? (article publié dans Survivre et vivre – numéro 6 – et intitulé Comment je suis devenu militant).