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15/04/2020

Órdago d'Álvaro de la Rica

Photographie (détail) de Juan Asensio.

316118634.jpgSept méditations sur Kafka (Kafka y el Holocausto).








Ordago.JPGSous-titré Un paseo por la frontera vasca del Pirineo, Órdago (1) est une de ces déambulations érudites qui n'est pas sans présenter quelque parenté avec les textes, bien souvent somptueusement mélancoliques, de W. G. Sebald que nous avons si longuement évoqués dans la Zone mais que l'auteur, lui, ne cite, assez curieusement, pas, alors même qu'il admet rechercher, en parlant des travaux d'une Florence Delay mais aussi, clairement, de son propre ouvrage, une voie d'écriture particulière, capable selon lui de parvenir à un «ensayo créativo», qui donnerait, de la littérature, une image aussi fine que véridique, celle que recherchent justement des auteurs comme le nôtre ou bien Sebald, sans oublier Claudio Magris encore qui préfaça son livre sur Kafka, en somme tous ceux qui estiment que «la creatividad en el ensayo es la marca de agua de su deslumbrante aportación literaria» (p. 134).
Une autre référence, indiquée dans le dernier chapitre de l'ouvrage intitulé Bref commentaire bibliographique, nous laisse découvrir l'une des plus évidentes passions d'Álvaro de la Rica, l'érudition chère à un Roberto (Bobi) Bazlen pouvant affirmer que «casi todo lo que se escribe» n'est presque pas autre chose que des «notas a pie de pagina infladas en forma de libro» (p. 203). D'ailleurs, c'est faussement que l'auteur s'interroge pour savoir si son propre livre ne pourrait pas être considéré comme un cas paradigmatique de la «sentencia intempestiva» de Bazlen : à l'évidence, il l'est, et nous n'en voulons pour preuve que le fait que, bien davantage qu'un plan chronologiquement ou logiquement ordonné, c'est bien souvent une image qui en fait surgir une autre, un nom qui en convoque un autre, un livre qui en appelle ou au contraire fait naître un autre.
Jacques Henri-Lartigue-1927-540x269.jpgLittérature (du moins essai littéraire, et il n'y a nulle déchéance ontologique, à mes yeux, lorsque j'établis cette différence), littérature donc et vie mêlent ainsi de façon indiscernable la réalité dans laquelle vit l'écrivain avec la fiction où se promènent ses personnages; pour le dire avec l'auteur citant un grand écrivain qui lui aussi fit de ses essais un genre littéraire à part entière, il s'agit d'entremeler genre narratif avec l'essai et l'écriture autobiographique, un exercice difficile voire redoutable qu'Unamuno parvint à réaliser avec brio, à tel point que, poursuit l'auteur, après sa tentative fameuse, Comment se fait un roman, «nunca han podido separarse» (p. 15) puisque, comme nous le rappelle Álvaro de la Rica, «No hay más orden en el texto que el sereno desorden de una vida de lecturas, de expresión, de hallazgos» (p. 142) même si, à l'évidence, cette bienheureuse découverte des êtres et des choses, des mots qui les disent, tout l'effort du créateur sera d'y voir un ordre, fût-il pour le coup tourmenté et peu serein, fût-il celui présidant à sa seule destinée ayant valeur universelle ou, du moins, pouvant servir, non pas de modèle, mais de miroir imparfait où refléter ses propres tourments, ses propres peines, mais aussi ses joies et ses rayonnantes découvertes comme s'il s'agissait, en fait, des tourments, des peines, des joies et des découvertes d'un autre, pourquoi pas un personnage.
En somme, nous pourrions ici suivre l'auteur qui trace un parallèle avec les superbes photographies de Jacques-Henri Lartigue, dont celle-ci prise à Biarritz et intitulée Sala au rocher de la Vierge, lorsqu'il s'agit de mélanger de la façon la plus intime le geste ou l'action les plus éphémères (un photographe attendant qu'une vague explose devant son modèle debout face à la mer) avec ce que, certes prétentieusement, nous pourrions appeler une forme d'éternité, cette dernière rédimant la fugacité douloureuse de l'instant mais, plus encore, insérant ce dernier dans une suite spéculaire fascinante, l'un de ces pièges savants («alguien que crea un personaje que lee un libro en el que se le dice que, en la medida en la que prosiga la lectura, con el final de la historia leída, él morirá», p. 32), dans la conception desquels Unamuno était passé maître à tel point qu'il retint durablement l'attention de Borges, ce grand expert en miroirs et labyrinthes.
C'est encore dire qu'il s'agit de suivre, comme Unamuno, comme Borges et quelques autres que l'auteur n'a pas nommés mais auxquels nous pensons, ainsi du génial Thomas De Quincey, une méthode contradictoire et impressionniste et de voyager en cercles, afin d'aller et venir et surtout de revenir «siempre al mismo punto», sans oublier de veiller à ne rien désunir ni désourdir pourrais-je dire car, à la différence de Pénélope qui n'avait pas beaucoup de goût pour nos interminables mises en abyme, Álvaro de la Rica, lui, fera toujours attention à ne pas découdre ce qui serait «demasiado entretejido» (pp. 49-50), comme nous le montre son analyse de la toile la plus connue du maitre Diego Velázquez, il est vrai sujette à tant et tant de commentaires, point tous géniaux il s'en faut, Les Ménines. La littérature qui a toujours retenu notre attention, qu'il s'agisse d'essais ou de fictions romanesques, est bien évidemment celle qui entrecroise le plus intimement possible vie et mots, action et reflets ou rêves d'action dans l'écriture, jusqu'à rendre vertigineux l'entrecroisement des nombreuses trames, fictionnelles ou réelles, fictionnelles donc réelles, et cette tradition dite, au sens le plus noble du terme, existentielle (bien davantage à nos yeux qu'existentialiste), a quelques grands noms pour l'illustrer, qui s'étendent de Villon à Kierkegaard, en passant par Rimbaud, Lautréamont, Fondane ou Cendrars, Augiéras ou Psichari.
La déambulation d'Álvaro de la Rica, dans les peintures, les photographies, les textes ou les lieux bien réels bien que gonflés par la présence, illustre ou discrète, d'écrivains, de peintres ou de photographes, a ceci de troublant qu'elle semble, de premier abord, désordonnée, elle qui évoque par exemple les paysages se trouvant des deux côtés de la frontière séparant le Pays basque sud (ou espagnol) et le Pays basque nord (ou français), frontière ne cessant d'être traversée, dans un sens ou dans l'autre, par l'auteur qui confesse qu'il doit être de plus en plus clair, pour le lecteur, «que este libro [le sien donc, ne peut qu'être] un paseo en el que [l]e interesa, sobre todo lo demás, hablar del problema de la forma en el arte y en las obras colectivas de los hombres» (p. 123), double thématique qui sera très bellement illustrée dans le quatrième chapitre, consacré à un sculpteur dont j'avoue que je ne savais presque rien, Eduardo Chillida qui, comme tout grand créateur, et quel que soit le domaine où ce dernier exerce son talent ou même son génie, doit, de fait, s'efforcer de sculpter «su ser en el paso del hacer» (p. 101), remarquable et économe définition de ce que devrait être, effectivement, toute vie d'artiste, que nous pourrions aussi placer sous le patronage d'Unamuno écrivant, dans le texte que nous avons précédemment mentionné, «Vivo ahora y aquí mi vida contándola», je vis maintenant et ici ma vie en la racontant, ou bien en rappelant la tautologie de Gertrude Stein, is a rose is a rose is a rose, répétée de texte en texte (Sacred Emily, mais aussi The World is Round ou encore As Fine as Melanctha), commode façon de nous faire comprendre que tout écrivain répète au fond la même phrase, de l'instant où il écrit son premier texte à celui où il n'a même plus la force d'écrire, et, qui sait, ne fait que la prononcer dans son esprit, inconnue de tous, sauf de son Créateur qu'il va d'une seconde à l'autre rejoindre, espérant que ce soit cette même phrase qui lui ouvre la voie si puissamment gardée.
Le texte sur Chillida évoque, ai-je dit, la double thématique de la forme, personnelle et plus large, à l'échelle d'une culture, que l'édification d'une œuvre d'art doit prendre, et il est frappant de constater qu'Álvaro de la Rica mentionne à ce titre la résurgence, dans la production du sculpteur, d'une très ancienne nappe de signification, charriée par l'une des langues les plus mystérieuses au monde, le basque bien sûr, résurgence d'une charge («carga») que Chillida admet voir agir dans ses propres créations à l'occasion d'un dialogue avec son ami Ugalde, lui qui parle donc d'une «carga antigua, llena, poderosa», laquelle doit toutefois être contrôlée, rationalisée par «un sentido de dirección que es racional» (p. 111). Rappelant les recherches de Martin Heidegger (2), l'auteur étudie les implications, y compris les plus dangereuses puisqu'elles pencheraient vers le nationalisme le plus dur, du fait que les sculptures de Chillida pourraient être considérées comme «la expresión plástica de algo que está ínsito en la lengua, en una razón determinada y única, en un logos vasco, a la vez abstracto y rastreable» (pp. 114-5). Ce serait bien évidemment une erreur, ne serait-ce que parce que nous savons qu'il nous est impossible de remonter à l'origine, pure et non contaminée par d'infectieuses influences étrangères, d'une langue, comme s'il s'agissait de se projeter «de un modo ucrónico en el estudio de los restos de la sombra de una lengua primigenia si no del todo perdida sí inevitablemente transformada por el uso a través del tiempo». Or, nous dit l'auteur, «Más que a un pico, luminoso e impoluto, que reta al sol, o al fondo de una grieta helada y profundísima, una lengua o nación se parecen más a la morrena «sucia» de un glaciar que va arrastrando a su paso todo lo que entra en contacto con su campo gravitatorio» (pp. 115-6; notons que l'auteur eût pu faire dans cette phrase l'économie du second «más»). Dans ses notes explicatives qui peuvent se lire comme un délicieux et instructif chapitre, il reviendra sur la relation entre Heidegger et le sculpteur basque, rappelant, avec l'exemple, fameux entre tous, de Paul Celan ne cessant de questionner son unique rencontre avec l'ermite de Todtnauberg, et les travaux de Jacques Derrida ou de Barbara Cassin, que la promotion fanatique de la prétendue pureté d'une langue, le basque en l'occurrence, l'allemand pour le penseur de l'Être, peut conduire à des atrocités si elle s'appuie sur une politique racialiste et suprématiste.
Il est fort dommage que l'auteur n'ait pas évoqué davantage d'auteurs basques comme Jean de Sponde, Jules Supervielle ou encore Claude Esteban, même s'il nous promet (cf. p. 201) qu'ils constitueront l'objet de futures méditations, sans doute dans tel prochain essai qui, comme celui-ci, comme tous les autres textes à vrai dire d'Álvaro de la Rica qui est d'une humilité rare par les temps d'enflure prétentieuse qui sont les nôtres (3), pourra être considéré comme une réflexion aussi érudite que sensible sur l'art de la séparation entre vie et littérature qui n'est sans doute que le reflet d'une plus profonde césure entre âme et corps (et inversement) ou encore sur «l'importancia de la forma literiara como medio de indagación en el misterio del corazón humano» (p. 200), comme s'il fallait décidément que la plus haute altitude littéraire puisse être atteinte au moyen d'une catapulte digne de ce nom, pourquoi pas, dès lors, par un pari concernant la capacité, pour le créateur, de trouver des réponses aux questions que ses œuvres ne cessent de poser, questions qu'Unamuno, Loyola, Chillida, mais aussi Florence Delay, Gertrude Stein et Davenport, Maître Eckhart, «Giotto y Bouvier y Handke» (p. 160) n'ont cessé de poser, jetant, chacun comme il l'a pu, la sonde dans les profondeurs de la vie, et alors même que nous gardons à l'esprit que l'un des sens du mot servant de titre à l'essai de l'auteur postule une espérance et, plus que cela, la certitude que, contra toda posibilidad de que algo salga bien, il faut parier, puisque nous voici embarqués.

Notes
(1) Álvaro de la Rica, Órdago. Un paseo por la frontera vasca del Pirineo (Madrid, Vaso Roto Ediciones, coll. Cardinales, 2019), p. 149. Signalons un grand nombre de fautes qui déparent le texte publié, ce qui est bien dommage car l'écriture en est superbe. Comment l'éditeur Vaso Roto a-t-il pu, à se point, négliger un livre qu'il a pourtant publié ? Je signale toutes les fautes que j'ai repérées, présentes dans des termes/phrases français mais aussi, ce qui est tout de même plus étonnant, dans le texte espagnol, afin que l'auteur puisse les corriger pour une éventuelle version amendée de son ouvrage, voire, ce qui serait vraiment souhaitable, une traduction en français. Voici une liste assez, sans doute point complète, hélas, des fautes que j'ai relevées : p. 11, une des régions les plus privilégiées, au lieu de «le»; pelouse et non «pelousse», p. 21; patience et non «patiente», p. 36; un problème de date cette fois-ci : 1656 et non «1956», p. 39 (et, aussi, à la page 57). N'oublions pas, comme je l'ai dit, des fautes dans le texte lui-même, comme : rechazada et non «rechazado», p. 42; fuese et non «fuere», p. 48; Juan-les-Pins et non «Jean-les-Pins», p. 50. Ajoutons qu'il faut supprimer, dans la citation de la page 54, les termes «que de», et mentionnons encore : une nature vivante et non «une nature vivant», p. 59; las alubias et non «la alubias», p. 79; remonter au lieu de «rémonter», p. 115; Saint-Jean-de-Luz et non «Saint-Jean-de-Lux», p. 126; il manque un que dans le passage «más hondo en el puede situarse», p. 127; son et non «sean», p. 129; maître à penser et non «maitre à penser», p. 145; rue Saint-Benoît et non «saint-Benôit», p. 152; Jake et non «Jaké», p. 167, langue d'oïl et non «lengua d'oui», p. 171; más necesarios et non «más necesarias», p. 176; las muertes et non «la muertes», p. 182; «Francia bendita», soit France bénie, n'est absolument pas la traduction de «France l'absolue», p. 183; page 195, les deux dernières lignes ont été par erreur alignées sur la traduction du poème de T. S. Eliot, ce qui laisse penser qu'elles en font partie; las arquerias et non «la arqueria», p. 197; il me semble, p. 198, que le verbe lucir doit s'accorder avec policromía, soit lucio et non «lucieron»; es et non «son» (accord du verbe avec «casi todo lo que se escribe», qui est singulier, p. 203; Michel Zink et non «Michael Zink», p. 208 (page qui comporte un tiret cadratin fautif), ce même pauvre médiéviste étant appelé, plus loin (p. 246), «Michel Zinc»; Loyola et non «Loiola», puisque c'est François Sureau qui en parle, p. 212; le terme «actio» doit être indiqué en italiques, à l'instar de «contemplatio» avec qui il forme un binôme ignatien, p. 213; galerie et non «galérie» p. 219; il manque une parenthèse fermante après «1984», p. 220; Paris orthographié avec un accent dans un titre pourtant français, p. 222; a pesar de et non «a su pesar de», p. 223; pas de majuscule à El au début de la page 224; de la falta de una et non «de la falta una», p. 231; desengaño et non «desenengaño», p. 239; Arsène et non «Arsene Houssaye», p. 244; l'accent doit être circonflexe sur Moyen Âge, et Collège de France s'orthographier avec un è, p. 246; Sain-Jean-Pied-de-Port et non «Saint-Jean-Pie-de-Port», p. 249. Cette liste n'est probablement pas exhaustive, mais elle me fait craindre que, décidément, en France comme en Espagne, les éditeurs ne jugent plus du tout utile de relire les livres qu'ils publient. Ce travers est d'autant plus désastreux que le texte, pour le coup, est bon. Éditeur Vaso Roto, si tu me lis, je vais te dire, et dans ta langue au cas où tu ne piperais mot à la mienne, ce que je pense de ton travail indigent : deberías estar avergonzado.
(2) Rappelons que le sculpteur Eduardo Chillida (1924-2002) rencontra le philosophe en 1968 au château de Hagenwil à l'invitation de la galerie Erker de Saint-Gall en Suisse, le penseur écrivant à l'intention du sculpteur le texte intitulé L’Art et l’Espace recueilli dans Questions IV et accompagné d'une dédicace à l'artiste datée du 24 novembre 1968. C'est de nouveau à l'invitation de cette galerie, à l'automne 1969, que Heidegger gravera son texte sur un ensemble de pierres lithographiques, tandis que Chillida créera pour l'occasion une série de «litho-collages» pour les accompagner.
(3) Ainsi l'auteur peut-il douter de son propre rôle, de son propre talent d'essayiste lorsqu'il écrit qu'il a toujours fui la spécialisation, ainsi que l'industrie académique et universitaire qui est selon lui, de nos jours, «uno de los más letales enemigos de la cultura del libro», ajoutant que, du coup, il n'est personne en réalité, personne sinon «un ensayista sin creatividad», c'est-à-dire «alguien a quien le gusta leer con otros y dialogar», à savoir, conclut-il, pour les standards du moment que nous vivons, «nadie», personne (p. 199).

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