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10/06/2019
Extrait de ma préface à Hommes et engrenages d'Ernesto Sabato
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Ernesto Sabato dans la Zone.
Voici les premières lignes de la préface (Plaidoyer pour l'homme sans majuscule) que j'ai écrite pour la traduction, réalisée par Thomas Bourdier qui dirige les belles éditions R&N, d'un titre d'Ernesto Sabato intitulé Hommes et engrenages, paru en 1951. De ce courageux jeune éditeur, j'ai précédemment évoqué deux ouvrages, l'un de Drieu la Rochelle, Récit secret, l'autre de Bernard Charbonneau, L'Homme en son temps et en son lieu.
«Le monde ne peut rien contre l’homme qui chante dans la misère.»
Ernesto Sabato, La Résistance (Seuil, 2002), p. 137.
C’est en 1945 qu’Ernesto Sabato publie son premier recueil d’essais, Uno y el universo dans lequel il rejette le fétichisme technolâtre et la confiance aveugle dans la raison. Il n’aura de cesse, une fois qu’il aura ouvert les yeux sur le déchaînement prométhéen du Progrès, d’évoquer cette question essentielle, à vrai dire vitale pour le devenir de l’humanité, d’accomplir une nouvelle fois son geste initial de rejet, d’expliquer pour quelles raisons il le fait et de nous alerter sans relâche sur l’effondrement qui vient, qui a peut-être même déjà eu lieu. Le deuxième essai, celui que nous allons lire dans la traduction de Thomas Bourdier, paraît en 1951, la même année que le Traité du rebelle dans lequel Ernst Jünger affirme que «tout confort se paie» et que c’est «la condition d’animal domestique [qui] entraîne celle de bête de boucherie», probablement parce que «tout rationalisme mène au mécanisme et tout mécanisme à la torture, comme à sa conséquence logique». Le livre de Sabato, qui est sous-titré Réflexions sur l’argent, la raison et l’effondrement de notre temps, remet en scène l’opposition entre un univers de plus en plus défiguré par les hommes restant comme sidérés devant les chimères technoscientifiques et l’un d’entre eux, l’auteur lui-même, fort de sa seule liberté, qui tente de comprendre le processus aussi inexorable que fulgurant de dégradation étendu au globe et met en garde ses semblables, sans d’ailleurs trop se faire d’illusions sur la portée de sa voix, contre le péril imminent qui les guette, qui nous guette tous à vrai dire et même, qui nous a peut-être d’ores et déjà engloutis. Ernesto Sabato semble ainsi nous dire, sans jamais hausser le ton et comme Philip K. Dick dans tel de ses plus fameux romans, que nous sommes déjà morts, alors que nous nous pensions vivants, ce qui signifie que c’est justement pour rester vivant que lui-même a écrit ce livre, et tous les autres qui pourront être compris comme un cri de colère et, très souvent aussi, de désespoir. Ernesto Sabato ne prend la plume, au rebours de tant d’impénitents bavards qui n’ont pourtant rien d’intéressant à nous révéler, que lorsqu’il a quelque chose à écrire, fort utile principe d’économie qui, à lui seul, représente désormais une espèce d’insulte à l’épanchement perpétuel qui caractérise nos logorrhéiques écrivants.
J'ai recueilli dans Le temps des livres est passé trois études sur Ernesto Sabato.
Ce livre peut être commandé directement chez l'éditeur, ici.