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16/05/2019
Entretien avec Rémi Soulié sur Racination
Photographie (détail) de Juan Asensio.
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Juan Asensio
Cher Rémi Soulié, ceux qui, comme moi, te lisent depuis des années ne seront guère dépaysés par ton dernier beau livre, Racination. Il est frappant, une fois de plus, de constater que ce que nous pourrions considérer comme une composition pour le moins fragmentée se détache sur un fonds harmonieux, plénier. Comme si, en fait, ce que nous serions en droit de désigner comme étant la manifestation de quelque force centrifuge était systématiquement balancée par une force contraire, centripète, celle de la cohérence interne. Ce sont en fait plusieurs chapitres, sans lien immédiat les uns avec les autres et composés eux-mêmes de paragraphes clairement distincts, qui pourraient nous donner l’impression que tu as procédé à un collage alors qu’en réalité, comme je le disais, cet herbier, ce lapidaire aussi, est d’une cohérence assez remarquable. D’où te vient ce goût, constamment illustré dans tes textes, pour le fragment ? Nietzsche ou même Boutang, Dominique de Roux et bien sûr, plus lointainement, les énigmes verbales des troubadours pourraient être je le suppose rappelés. Question qui découle immédiatement de la précédente : procéder à la juxtaposition de paragraphes comme tu le fais, n’est-ce pas illustrer pour le moins paradoxalement le sujet même de cet ouvrage, l’enracinement, la rumination de l’étymologie qui est racine verbale ?
Rémi Soulié
Merci beaucoup, cher Juan, de cette généreuse appréciation.
Ce livre – il est vrai, préparé ou annoncé par les précédents – est sans doute le premier dont la forme ou l’idée correspondent ou sont en adéquation avec ma nature profonde, qu’il était en l’occurrence peut-être difficile d’exprimer sur un plan éditorial avant d’avoir publié des essais d’une facture globalement plus classique.
Disons que la pente de mon esprit d’«homme pressé», aussi bien au sens du jus de fruit, quêteur de quintessence et de substantifique moelle, m’entraîne vers la synthèse, vers la «simplification héraldique». Je ne prise guère la discursivité analytique (en moi, pas chez les autres – je suis très loin, bien sûr, de ne lire que les moralistes français ou Nietzsche, Rozanov, Cioran, Blanchot, Ceronetti, Quignard, etc.). J’aime beaucoup Picasso disant : «Je ne cherche pas, je trouve», ou le Christ de Pascal : «Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé». Esthétiquement et fondamentalement, c’est à mes yeux impeccable. La vox cordis chère à notre maître Boutang s’exprime intuitivement; elle est donc dépourvue de ce que j’ai tendance à assimiler à du bavardage. Je pourrais aussi me référer à Joubert, rêvant d’un livre qui tiendrait en une page, d’une page qui tiendrait en une phrase, d’une phrase qui tiendrait en un mot, ce qui est une façon de magnifier le Verbe, jusqu’au silence mystique, qui est à l’oraison (sic) de toute parole vraie. Toute démonstration me paraît laborieuse, inutile et vaine; idéalement, j’aimerais tendre à la monstration ou à l’ostension poétiques, au sens large de ce dernier terme, qui excède le vers et qui révulse le spectacle.
Il est tout à fait dans l’«ordre des choses» que tu me poses cette question au moment précis où je relis, avec passion, Novalis et Schlegel, autant dire ceux qui ont usé avec le plus de profondeur de ce que l’on appelle le «fragment romantique», qui illustre très exactement le fameux «Absolu littéraire», non en ce qu’il tendrait à la perfection formelle mais en tant que la littérature est ce qui demeure dans le sidérant désastre dont les romantiques allemands ont perçu la magnitude après s’être passionnés pour son épicentre révolutionnaire. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le fragment ne correspond pas à l’éclatement chaotique d’un monde décentré ou déraciné : il est psalmodie, cantilène ou cantilation de l’unité. Métaphysiquement, le fragment est moniste. Aussi paradoxal que cela puisse paraître il suffit, pour le comprendre, de lire Angelus Silesius. À rebours, l’immonde moderne est celui de la prosaïque logorrhée du multiple, ce qui est déjà beaucoup trop dire pour le bavardage, la communication, la publicité, la propagande, les cacophonies. En sa polyphonie, le roman, significativement, est par excellence le genre moderne. Or, je ne goûte rien tant qu’Héraclite l’Obscur !
Ta référence aux «énigmes verbales des troubadours» est très précieuse. Les troubadours sont les trouvères, les «trouveurs», les hommes du trobar (du «trouver») leu, ric ou clus. Outre qu’ils n’ont jamais rien cherché – puisqu’ils ont trouvé, exemplairement – le trobar clus, que j’aime traduire par «clos» (le monisme, toujours) comporte en effet une dimension énigmatique, hermétique, ésotérique, gnostique. Si l’on écarte les considérations stupides ou farfelues, cela signifie qu’il est une connaissance amoureuse, sensuelle, voilée, dévoilée, obscure, lumineuse, secrète, évidente, autant de paradoxes qui justifient une initiation. L’enjeu est ce que Novalis appelle «le chemin vers l’intérieur» (esoterikos). J’y consacre mon prochain livre, L’Éther.
Enfin, le fragment, à mes yeux, permet de mettre la raison à sa place. Je ne dirais pas d’elle, comme Luther, qu’elle est «la putain du diable». En modéré, je dirais plutôt avec Pascal (un autre ami du fragment !) : «Deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison». L’immonde moderne se veut rationalisé, sur tous les plans, par opposition au monde de la tradition : science, technique, économie, droit, politique même (l’odieux démocratisme procédural). Or, il est délirant – je ne dirais pas qu’il est fou car la folie, de saint Paul (la folie de la Croix) aux fols en Christ en passant par Artaud et les nombreux autres suicidés de la société, porte témoignage d’une autre dimension de l’esprit que nie et entrave la pauvre petite raison calculatrice des Lumières, issue d’une scolastique dégénérée. Par parenthèse, qu’un Président de la république dite française nous désigne comme des «enfants des Lumières» suffit à prouver, s’il en était besoin, l’ampleur de la dévastation.
Je ne crois donc pas qu’il y ait en l’occurrence un paradoxe (néanmoins trope ou figure de la vérité) à lier enracinement et fragmentation ou, plus exactement, le paradoxe n’est qu’apparent. L’enracinement excédant l’identité, assignation logique à résidence, j’opte pour l’organicité vitale, qui est l’autre nom de l’habitation poétique de la terre. Racination, qui célèbre notamment mon Rouergue natal, s’ouvre ainsi sur le Tao. Au fond, j’habite la langue, j’habite l’être, j’habite l’absolu littéraire, et cela passe par des médiations (ce que j’appelais un peu plus haut des initiations). La clé du livre, me semble-t-il, est l’étymologie de pagus, qui désigne à la fois le pays et la page. La condensation fragmentaire rêvée en serait : «le pays des merveilles», et cela suffirait largement (Lewis Carroll usait justement de la raison, et comme poète, et comme mathématicien).
Juan Asensio
D’ailleurs, le Rouergue d’où tu viens et que tu nous fais magnifiquement découvrir est, en tant que fragment de la France, un condensé non seulement du pays tout entier, de son histoire aussi (1) mais du lieu idéal, du «pays réel», de la «France charnelle» comme tu l’appelles (p. 73) ou, plus simplement encore mais au sens premier de l’expression, du «lieu commun» (p. 75) ! Ce pays réel dont nous connaissons bien, cher Rémi, la symbolique royaliste, a laissé la place à un ersatz de pays, ce qui est encore pire qu’un pays légal qui, au moins, conserve vaille que vaille le souvenir de sa provenance. Ce simulacre est à son tour entretenu par la démocratie, ce lieu ou plutôt, cet endroit ouvert à tous les vents lévinassiens (nous y reviendrons), «où nul espace n’est plus laissé à Rome et à la rime», laquelle en outre, nous «inflige sa prose faussement incantatoire, déclamatoire, logorrhéique» (p. 77). Tu sembles particulièrement pessimiste, à cet égard, toi qui parais ne plus rien attendre du tout : plus de roi, fût-il caché (encore que : tu parais hésiter !) (2), plus de Dieu puisque toutes «les tentatives de ré-insuffler un ordre symbolique ont échoué» dont les dernières, que tu moques, «les très kantiennes» valeurs républicaines, et cela tout bonnement parce que «le pont avec l’autorité spirituelle» a été brisé, «peut-être irrémédiablement» (p. 85). Cher Rémi, es-tu, comme Martin Heidegger, persuadé que seul un dieu peut encore nous sauver ou bien t’accommodes-tu du Gottes Fehl, du défaut de Dieu ? Qu’il disparaisse en somme ne te gêne pas trop, mais alors, si avec Lui s’émousse, c’est le moins que l’on puisse dire, la verticalité du sacré (à la fois vers le sol et vers le ciel, donc), à quelle terre s’enraciner durablement, qui ne serait rien de plus qu’un morne paysage tout entier livré aux cultures de plantes transgéniques ? Pour être encore plus clair : ne crois-tu pas que, désormais, le sol de la France, dans sa nudité, sa simplicité, sa primordialité païenne, est lui-même en train d’être profondément creusé, abrasé, détruit ? Il me semble assez étrange que tu paraisses t’en tenir «sans crainte ni espérance à ce qui jusqu’ici a toujours été : l’irrésistible succession des apogées et des déclins scandée par les demi-dieux qui Seuls demeurent, y compris en temps de misère : le chant des poètes» qui, nous rappelles-tu, « célèbre toujours les noces des hommes et du dieu, c’est-à-dire de la nature, fût-ce en un mémorial» (p. 112). Je suis désolé mais je ne la vois ni ne la lis plus du tout, cette célébration virgilienne de la terre nourricière, dans la poésie contemporaine française, en tout cas certainement pas, même dans sa forme la plus stupidement, commercialement, sordidement nulle, dans la rimaille indigente d’une Cécile Coulon.
Rémi Soulié
Que seul un dieu puisse nous sauver, selon la formule testamentaire de Heidegger, me semble d’une grande justesse. Cela signifie qu’à moins d’une nouvelle relation avec le divin, le nihilisme continuera sa route rageuse et ravageuse. Notre temps, «historialement», ne peut donc que s’appréhender négativement comme celui du «défaut du dieu», en effet, ou de sa «volte», pour employer un terme hölderlinien. Il n’y a pas d’autre «détresse», mais elle est noire et profonde – ce qui n’empêche pas, je vais y revenir, d’y entrapercevoir la dé(tr)esse qui s’y loge et que le logos, en sa bonté, nous désigne.
Faut-il toutefois être sauvés ? Faut-il poser la question dans les termes messianiques des religions dites du salut ? Je crois surtout que nous devons savoir saluer… le sacré, qui est le «tout» (whole, holy, heilig) afin de nous placer en sûreté, hors du péril et, ainsi, d’être saufs et sains. Cela, les poètes l’ont toujours su. Tout poème est donc un chant religieux, liturgique, une anamnèse de ce qui fut, qui est et qui sera. Si j’habite la terre en poète par temps de détresse, j’en garde la mémoire et je l’expérimente. Problème : la dimension collective, politique, au sens large. Un monde holiste (holyste) reviendra-t-il ? Nous savons ce qu’il en fut des réenchantements parodiques, pour lesquels, d’ailleurs, les grands poètes se sont naturellement enflammés… En l’état, nous devons prendre acte du fait individualiste, tout en restant attentifs aux retours des volontés communautaires des peuples à travers les populismes et les mouvements identitaires. Pour ma part, je traverse l’âge sombre, l’âge du loup, les yeux ouverts sur l’horreur (ce n’est pas difficile) et la beauté (ce qui l’est beaucoup plus) car celle-ci demeure, cachée, voilée, ensevelie sous les monceaux d’ordures de toute nature, matérielles et immatérielles – dont les simulacres et les ersatz, en effet. Les fées sont là, j’en atteste, mais il est beaucoup plus rare de les voir. Les «Vers dorés» de Nerval me sont une profession de foi.
Dès lors, le Royaume point, dont l’Évangile assure qu’il faut le chercher d’abord (conformément à ce que j’ai dit plus haut, je l’ai trouvé) et qu’il est au-dedans de nous (à l’intérieur, dirait Novalis, étant entendu que la distinction entre l’intérieur et l’extérieur, comme toutes les autres, n’est qu’une commodité occidentale de langage.) Politiquement, je souhaiterais que les conditions soient réunies pour que tous, selon leur qualification, puissent en être les sujets – d’où mon hostilité à la république, qui passe son temps à persécuter les fées (3) – ce qui est très exactement un vœu pieux, car grande est ma piété. Écrivant ceci, puisque tu évoques Maurras, je songe à Arles au temps des fées… Ce vieil et si bon maître savait parfaitement de quoi il en retourne, au-delà de l’empirisme organisateur et de la physique sociale.
Je partage intégralement ta description du désert français mais, comme j’y ai fait allusion, il est encore des Brocéliande (des oasis, si l’on veut). Il m’arrive, même au cœur de ce hideux bidonville tiers-mondisé qu’est devenu Paris, d’entrevoir des clairières (je ne parle évidemment pas de ces cochonneries que sont les «parcs» et les «espaces verts»). Il y faut, dit Simone Weil, de l’attention, même si tout est fait, mécaniquement, pour ne plus la rendre possible. Tel est le rôle de la distraction, du divertissement, du spectacle, de la laideur, du bruit, des «travaux municipaux», etc. Je ne me situe donc plus, désormais, dans la position de l’attente, dont je ne méconnais ni la grandeur ni la dignité, mais dans celle de l’attention. Le Dieu caché (absconditus) d’Isaïe, Isis voilée, le Roi caché… Rien ne dit qu’ils ne sont plus là; tout indique qu’ils sont cachés, ce qui est bien différent. Je reste donc ouvert aux théophanies, aux dialogues avec l’ange, dans le mundus imaginalis – qui ne ressortit pas de la fantasmagorie mais du réel absolu.
La terre où s’enraciner, Henry Corbin l’appelle «terre céleste». Dans la langue de Mistral, c’est «Lou Parangoun» provençal (je renvoie au poème de ce titre), dans celle de Joan Bodon, «l’esperit» rouergat, dans celle de Vialatte, l’«Auvergne absolue». Il est donc toujours des poètes, cher Juan, à condition d’avoir une juste vision de la poésie, dont Novalis assure qu’elle est l’«un et le tout», ce qui suppose d’y inclure toutes les manifestations authentiques de l’esprit. Le temps, en la matière, n’importe pas puisque la poésie est éternité. Tu le sais toi-même par cœur, tu l’as dit et écrit : Virgile est notre parfait contemporain, comme Homère, Dante ou Shakespeare. Ils sont tous vivants de vie éternelle. Ils sont nos contemporains dans l’éternité du moment présent. Telle est leur «présence réelle». À notre mesure, nous en témoignons, ce qui est déjà une belle tâche.
Enfin, la littérature française se perpétue mais «dans le souterrain», dans les catacombes. Elle aussi est «cachée» ou «voilée», très largement, ce qui là encore est dans l’ordre des choses. L’indigence fait partie des monceaux d’ordures qui recouvrent le Royaume, là comme ailleurs. Pour être asensien, voici deux noms d’auteurs que je n’ai pas lus mais que tu places haut – et je te fais confiance : Christian Guillet, Marien Defalvard.
Juan Asensio
Tu t’es formé, très tôt nous dis-tu, aux hiéroglyphes (cf. p. 106), raison pour laquelle tu sais lire les signes cachés ! Des signes passons au langage, qui est sans doute le véritable sujet de ton livre, comme le montrent tes très belles méditations consacrées à l’occitan (4) que tu considères, après d’autres, comme «une langue à part entière, de surcroît de haute noblesse puisqu’elle dérive directement du latin et qu’elle en est donc beaucoup plus proche que les différentes dialectes de langue d’oïl» (p. 115), mais aussi au Félibrige. Si nous admettons que nous sommes dans l’âge, idiot, de la «prosaïsation du monde», comment parvenir à retrouver le sens d’un âge véritablement lyrique, où la langue française, où les langues françaises pour le dire avec toi, redeviendraient autant de communautés vitales «d’appartenances organiques, de sûrs instincts, de langues, de paysages» qui nous inscriraient «dans une lignée de morts et de vivants soudés par un destin commun» (p. 120) ? La langue est censée être à tes yeux la racine la plus profonde, la plus dure; or, chaque jour nous montre qu’elle est non seulement mise à nu mais attaquée par tout un tas de sales bestioles qui, une à une, se font écraser par une rognure d’ongle mais qui, engluées par centaines de milliers voire de millions, risquent bien de ronger ladite racine autrefois inébranlable, lien entre la profondeur souterraine, barrésienne, et la profondeur céleste, sur lequel s’entait une nation !
Rémi Soulié
C’est en effet une question cruciale. Je me méfie un peu de l’«âge lyrique», qui me fait immédiatement penser à l’«illusion lyrique» que Kundera n’a cessé de dénoncer, à mon sens justement, en particulier dans La Vie est ailleurs qui, initialement, devait s’intituler… L’Âge lyrique. Cette réserve faite, qui permet de ne pas être la dupe, notamment, des parodies que j’évoquais, la lyre n’en reste pas moins fondamentale : inventée par Hermès ou par la Muse Polymnie, elle est par excellence l’instrument d’Apollon et d’Orphée – on ne peut qu’y associer la harpe de David, cela me semble aller de soi. Voilà pourquoi le poème est l’assomption magique et musicale du langage; voilà pourquoi, dans la tradition kabbalistique, le monde est constitué par les lettres de la Torah; voilà pourquoi, selon Mallarmé, «le monde est fait pour aboutir à un beau livre». Lorsque la langue est en péril, le monde bascule dans l’immonde. Dans la même veine, Joseph de Maistre avait remarqué que toute dégradation nationale est précédée d’une dégradation de la langue. Nous y sommes donc. Inutile de s’attarder longuement sur les manifestations innombrables de cette prostitution du langage, donc, de la pensée. Le nihilisme étant le délaissement du logos (celui-là même qui interdit le délassement de la Gelassenheit chère à Maître Eckhart et à Heidegger), on ne peut que constater son épandage, comme on le dit du lisier, soit, de la merde.
Que faire ? Ce que Maistre appelle «le contraire de la Révolution» ou bien, ce qui revient au même, se mettre à l’écoute de la révolution, au sens astronomique et astrologique, c’est-à-dire, contemplatif – n’oublions pas ce que Maistre doit à Louis-Claude de Saint-Martin, le philosophe inconnu. Action et contemplation, donc, selon les vocations et les qualifications, tout en gardant à l’esprit que tout ne dépend pas de nous. Pour reprendre les termes du Quadriparti heideggerien, les mortels doivent compter avec les dieux, la terre et le ciel, manière pour Heidegger, en un sens, de retrouver Platon qui, dans Le Politique, explique l’alternance du cycle de Kronos et de Zeus et le redressement du gouvernail par le dieu, au bord de l’«océan sans fond de la dissemblance» où, présentement, nous sombrons. Pour le dire dans les termes de Guénon, nous sommes pris dans la roue des cycles et la succession des âges. Pendant ce temps, il faut boire le calice jusqu’à la lie, aller jusqu’au bout des délitements, des dérélictions. Je connais la puissance du verbe, du logos, de l’étymon, et je connais celle des barbares, des borborygmes. Nous revivons le combat de Zeus et des Titans, du cosmos et du chaos. Le drame, c’est que nous ne disposons plus de structures ou d’institutions politiques et spirituelles sur lesquelles nous appuyer, elles-mêmes ayant été prises dans le délitement, lorsqu’elles ne l’accélèrent pas. Nous avons perdu jusqu’à la mémoire de l’arché, pourtant nécessaire au cycle de Zeus selon Platon. Nous ne voyons plus le Katechon, le Retardateur paulino-schmittien. Le politique est naufragé; le catholicisme romain à l’agonie. Personne pour faire pièce à l’Antéchrist, qui s’en donne à cœur triste. C’est dire si nous sommes au plus sombre de l’âge sombre (enfin, c’est à espérer…).
Eh bien, soyons comme les Spartiates aux Thermopyles ! Usons du laconisme lacédémonien – je renvoie au début de notre entretien – et combattons ! Nous ne serons jamais défaits si nous continuons à tisser, conformément aux enseignements de l’art royal platonicien et de Pénélope (je reviens toujours au Roi de nos provinces, à Ithaque). Je ne fais pas là acte de foi ou d’espérance, pas plus que je ne parie. Je connais les puissances de l’être. Tenons notre place, si ténue soit-elle, et témoignons avec la candeur de la colombe et la prudence du serpent ! Le bernanosien que tu es connaît la puissance de l’enfance. Ceux qui éructent, debout, sur les estrades, ignorent totalement la puissance silencieuse de l’enfant, assis dans le giron de sa mère, qu’il tienne ou non le globe et le sceptre entre ses mains, comme ils ignorent le sourire du Bouddha, dont Montherlant disait qu’il était celui de la pensée la plus profonde. À l’instar de la fameuse sentinelle de Pompéi, continuons donc de monter la garde tandis que crache le Vésuve et brûle Notre-Dame ! Accomplissons notre tâche, si humble soit-elle, et nous n’aurons pas démérité ! En ce qui nous concerne, chaque phrase, chaque livre, chaque lecture, chaque songe, chaque prière nous fait participer de l’âme du monde (Timée) et nous relie à ce qui demeure, au-delà de nous. La participation platonicienne, les procession et conversion plotiniennes me semblent éternelles.
Ma traduction de la phrase de Bodon est délibérément «excessive», en excès. J’ai donc «annexé» son propos, mais c’est une appropriation, je crois, justifiée sur tous les plans. Outre qu’elle traduit précisément l’état d’esprit de Bodon, je me suis souvenu du reproche – fraternel ! – de Boutang à Mistral à propos de la traduction en français, par ce dernier, de son propre poème, «Lou Parangoun», dans Les Olivades, par «L’Archétype» : Boutang traduisait par «L’Idée», et il avait raison. Ce n’était pas «platoniser» Mistral malgré lui mais contribuer à révéler Mistral à lui-même. (Cela dit, «L’Archétype» est aussi très bien par les horizons ouverts à la pensée de Jung !).
Juan Asensio
Venons-en à ma dernière question, cher Rémi. Tu te définis, assez bellement d’ailleurs, comme «un clandestin avec papiers» (p. 124), comme une espèce d’anarque qui serait contraint, pour éprouver la beauté de son pays livré à tous les vents et rapines, de voyager incognito. Cette image n’a donc que peu de rapport, malgré ce que nous pourrions croire en te lisant vite, avec les tartines lévinassiennes sur l’Autre, le perpétuellement béant, l’Ouvert ontologique (comme Monsieur Ouine que tu évoques !), sans lieu ni terre réels, comme si l’enracinement était la plus manifeste des horreurs, l’enfermement le plus bassement réactionnaire aux yeux de l’auteur de Difficile liberté. Toi-même ne le cites qu’avec un dégoût assez perceptible, lorsque tu rappelles qu’il a toujours prôné «la substitution de la lettre au sol», ce qui t’amène à lui répondre qu’il s’agit d’une «ineptie, une aporie aussi inepte et aporétique que la séparation de l’agriculture, de la culture et du culte, de l’habitation et de la vénération» (p. 183). Finalement, tu sembles opposer la rude matérialité de la pensée de Martin Heidegger mais aussi la poésie d’Yves Bonnefoy à la prose désincarnante, «cosmopolite, mondaine, fortunée» (p. 159, un passage où tu évoques… l’Antéchrist !) d’Emanuel Levinas, ce philosophe à «l’étique éthique» (p. 151) qui, à force d’avoir les mains pures, n’a pas de mains et qui, à l’instar du personnage bernanosien expert en perversion d’âmes déjà mentionné, semble impalpable parce qu’il n’est rien de bien consistant. Identiquement, l’enseignement de Levinas pourrait être rapproché de celui d’un autre personnage, de Barrès cette fois-ci, le fameux Paul Bouteiller, mauvais maître ayant initié sept jeunes lorrains déracinés à la philosophie glaciale de Kant qui sera la cause de leurs infortunes futures, ce serviteur de l’Idée ayant fait de ses élèves «des citoyens de l'humanité, des affranchis, des initiés de la raison pure».
Rémi Soulié
J’aime beaucoup le thème du «noble voyageur», qui court depuis l’Évangile (« Un homme noble s’en fut en un pays lointain pour y gagner un royaume et revenir ensuite» Luc, 19-12) jusqu’à Angelus Silesius, Maître Eckhart et Marie-Madeleine Davy. Il n’est de voyage que de l’homme intérieur – l’intériorité, me semble-t-il, aura été le fil conducteur de notre entretien… Le déplacement dans l’espace est second, anecdotique : un homme extérieur (exotérique) ne voyage pas, se rendît-il à l’autre bout de la planète (en termes évangéliques, il n’a aucune noblesse; Segalen dirait qu’il est un touriste, non un exote); un homme intérieur, fût-il cloîtré dans une cellule, parcourt des galaxies. Par excellence, le noble voyageur, c’est Le Vagabond des étoiles de Jack London, doublement enfermé, et dans un cachot, et dans une camisole.
Tu as raison : il y a bien d’un côté Heidegger, Barrès, Bonnefoy et, de l’autre, Levinas, Paul Bouteiller et Monsieur Ouine. La «montée aux extrêmes», pourvu que l’on garde le sens de la nuance et que l’on évite tout réductionnisme, permet de radicaliser les oppositions et de clarifier la pensée. C’est d’ailleurs pourquoi, entre autres raisons, je me suis intéressé d’assez près à la pensée de Benny Lévy : son geste philosophique consista à penser depuis la seule Jérusalem, comme Heidegger depuis la seule Athènes (sans méconnaître les précieux travaux de Marlène Zarader) tout en sachant le grec – Benny Lévy est un talmudiste «platonicien».
La frénésie de Levinas à chasser les «idoles», donc, le «paganisme», ne me gêne en rien dès lors qu’elle reste contenue dans ce que l’on pourrait appeler la «réserve» juive, au sens où les Juifs seraient «en réserve» des Nations, ce qui est l’un des sens possibles de l’Élection. Si Israël considère que sa vocation messianique consiste aussi à aller vers les Nations, eh bien, discutons ! C’est ce que je fais dans Racination en pointant une contradiction voire un antagonisme indépassable, donc, tragique, dont les conséquences ne peuvent être tempérées que par la parole. Il y a bien, d’un côté du Jourdain, Israël, et, de l’autre côté, les Nations. C’est là un fait biblique auquel toute la flopée de «philosémites» démocrates et républicains n’entend strictement rien. Il est impossible de penser avec ces «hommes creux» si l’on prend au sérieux «l’être juif», donc, la Bible (et tu sais combien je prends au sérieux tous les poèmes).
Quand Levinas juge donc que le christianisme n’a pas assez déraciné les Européens, qu’il est encore trop idolâtre, mon sang ne fait qu’un tour. Tout d’abord, serais-je tenté de dire, «De quoi je me mêle ?». Ensuite, je me souviens de sa vocation messianique et, surtout, que le christianisme n’est pas un marcionisme. Enfin, je raisonne. Selon la Loi mosaïque, on est (naît) juif par le sang; «L’an prochain à Jérusalem…» ponctue chaque fête pascale; en exil, mais pas seulement, résonne le fameux psaume «Si je t’oublie, Jérusalem…». Au nom de quoi les Nations, elles, seraient-elles vouées à se dissoudre, à s’anéantir, à disparaître, à se fondre dans l’universalisme abstrait républicain quand Israël traverserait l’Histoire sur un mode que l’on dirait aujourd’hui «identitaire» en observant la chute des empires ? Il est piquant de prier, ici, pour la république française (avec Paul Bouteiller) et de soutenir, ici et là-bas, un État «identitaire»; de louer, ici, l’abstraction humanitaire et de défendre, ici et là-bas, un universel concret «en intensité»; de pousser les hauts cris contre un État français et de se féliciter de l’existence d’un État juif (avec ce que cela implique politiquement, démographiquement, etc.) Cette contradiction, je l’ai dit, est insoluble : il n’existe pas de «solution finale», et c’est heureux, parce qu’Israël est en soi, c’est-à-dire «bibliquement», un «signe de contradiction» («enracinement» et diaspora, etc.). C’est cela qu’il faut penser loyalement, spirituellement et pacifiquement, aussi bien en termes grecs qu’en termes juifs, dont nous savons qu’ils ne sont pas du tout identiques, qu’ils sont même radicalement étrangers l’un à l’autre, surtout depuis que l’Église a cessé de parler latin – ce qui accroît la difficulté et, de mon point de vue, l’intérêt. Tout ceci demanderait de longs développements approfondis; je ne livre ici qu’une esquisse par trop caricaturale. Il conviendrait, en particulier, de réfléchir à la situation évidemment singulière des Juifs au cœur de ce séisme planétaire qu’est la modernité, dans la lignée des beaux livres de Bruno Karsenti, La Question juive des Modernes, philosophie de l’émancipation, et de Julia David, Ni réaction, ni révolution, Les intellectuels juifs, la critique du progrès et le scrupule de l’histoire. La lecture du chef-d’œuvre de Franz Rosenzweig, L’Étoile de la rédemption, serait également indispensable, notamment en raison du regard porté par le philosophe sur le paganisme.
Racination est donc écrit pour rester fidèle à la terre, au ciel et aux textes selon l’être. L’Éther, anagramme de l’Être, poursuivra cette réflexion en s’enfonçant plus encore – comme le pas du voyageur – dans la «terre céleste» de la connaissance délectable et gourmande.
Notes
(1) Voici ce que tu écris sur ton pays, que je trouve non seulement juste mais beau. Je me permets de citer tout le fragment : «Hommes, femmes, dieux ou déesses, chefs de clan, représentations de la Grande Mère, gardiens des seuils, des morts ou des vivants, œuvres d’art ou de culte, les hypothèses ne manquent pas sans qu’il ait été possible, à ce jour, d’en mettre une en exergue qui invaliderait ou amoindrirait la valeur des autres. Quoi qu’il en soit, les statues-menhirs sont œuvres de mon profond peuple primitif, signes à nous envoyés par-delà les temps, présences muettes gravées dans la pierre immuable qui désignent au moins la permanence d’un long peuplement. Fichées en terre, enracinées, elles bornent notre mémoire commune, blocs rocheux semés qui balisent un chemin de campagne dont nous avons perdu le sens mais dont nous conservons la présence éclatée» (pp. 195-6).
(2) «Quoique le messianisme eschatologique de l’attente de la promesse ne me concerne plus, il m’arrive d’attendre le retour du roi caché» (p. 112).
(3) La république exclut, d’où sa propension imbécile à promouvoir l’«inclusion» sous toutes ses informes : écriture inclusive, patriotisme inclusif et autres billevesées ineptes et sordides.
(4) Un reproche mon cher Rémi; je m’étonne que tu traduises un propos de Joan Bodon : « Dins l’Esperit sol es lo contorn de nostre païs » par un très aristotélicien : «La forme de notre pays est seulement spirituelle» alors que je proposerais quelque chose de plus littéralement collé au texte comme : «Dans l’Esprit seul est le contour de notre pays» !