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16/08/2018
Nouvelle histoire de Mouchette de Georges Bernanos
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Georges Bernanos dans la Zone.
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Comme est différente de la première Mouchette la seconde, bien que le créateur de ces deux êtres de papier, qui longtemps laissent auprès du lecteur la sensation d'une réelle, quoique farouche présence, affirme d'entrée de jeu que c'est bien le petit visage buté de l'inoubliable personnage de Sous le soleil de Satan, le «nom familier de Mouchette» écrit-il (1), qui a surgi immédiatement dans son esprit au moment de commencer son si noir récit !
La seconde Mouchette est en effet moins révoltée que tragiquement soumise à sa destinée, bien que nous apprenions que la force qui l'entraîne «vers la maison du garde Mathieu est de la même espèce que celle qui la dresse contre elle-même» (p. 84), bien que nous ne puissions ignorer que tout «ce que des générations de misérables ont amassé en son cœur de révolte irraisonnée, animale, remonte à sa bouche» (p. 91), et même si Bernanos écrit encore qu'elle est «incapable de justifier par des raisons la révolte de sa nature» (p. 106); elle est aussi bien moins hantée par le mal que sa sœur ne l'est, meurtrière d'un homme et corruptrice d'un autre, comme si la cadette romanesque s'était décantée à mesure que Bernanos avait compris quelle était sa véritable provenance, la misère et non la pauvreté, et à quoi elle était destinée, le mutisme des misérables plus que le silence méprisant et bravache des jeunes démones : «Si les misérables avaient le pouvoir d'associer entre elles les images de leur malheur, elles auraient tôt fait de l'accabler. Mais leur misère n'est pour eux qu'une infinité de misères, un déroulement de hasards malheureux. Ils ressemblent à des aveugles qui comptent de leurs doigts tremblants des pièces de monnaie dont ils ne connaissent pas l'effigie. Pour les misérables, l'idée de la misère suffit. Leur misère n'a pas de visage» (pp. 26-7). De la même façon, la sourde révolte de la petite n'a elle-même aucun visage, ni d'ailleurs aucune voix, sinon une voix anonyme qui semble balayer Mouchette comme un fétu de paille, l'emporter comme si, une fois pour toutes, notre jeune héroïne désespérée avait d'instinct deviné qu'un seul élan animerait jamais sa volonté et que, une fois celui-ci tari ou même aspiré par l'étrange Philomène, comme s'il s'agissait d'une «source mystérieuse» (p. 96), elle n'aurait plus qu'à se laisser mourir.
L'idée de la misère suffit pour les misérables : cette seule affirmation permet de comprendre le fameux rapprochement, bien davantage symbolique que strictement chronologique, que Bernanos a opéré en affirmant qu'il avait commencé à écrire Nouvelle histoire de Mouchette «en voyant passer dans des camions là-bas, entre des hommes armés, de pauvres êtres, les mains sur les genoux, le visage couvert de poussière, mais droits, bien droits, la tête levée, avec cette dignité qu'ont les Espagnols dans la misère la plus atroce». Ce propos a paru dans un entretien pour Candide et, malgré l'évidente autorité de celui qui l'a tenu, il n'a pas de valeur strictement historique (2), mais nous permet de comprendre sous quel regard de pitié Georges Bernanos plaçait ses créatures.
Dans sa préface (cf. p. 12), Jean-Luc Steinmetz se demande si la mention, que rien ne motive apparemment si ce n'est le fait d'accroître ce que d'autres ont appelé l'effet de réel, d'un certain Antoine dès les toutes premières lignes du court roman de Bernanos, ne se serait pas rappelée à la mémoire de Sartre inventant (Antoine) Roquentin, mais il eût été bien plus judicieux de remarquer que, dans ces pages consacrées à la seconde Mouchette comme dans celles évoquant la première, la mention de Christophe Colomb, pour le moins surprenante, rappelle très certainement au romancier la puissante évocation que fit Léon Bloy, dans Le Révélateur du Globe, de l'Irrévocable, la serre démoniaque qui jamais ne relâche son étreinte, et qui n'a laissé échappé aucune de ses proies, du moins dans les romans du Grand d'Espagne, certainement pas la première Mouchette. Je ne réécrirai pas ce que j'ai longuement évoqué dans cet article rapprochant le premier roman de Georges Bernanos de deux œuvres de Léon Bloy, et me bornerai à faire le constat qu'il était finalement logique que la comparaison qui était venue sous la plume de Georges Bernanos à l'occasion de la naissance de la première Mouchette revienne pour celle de la seconde, l'une et l'autre paraissant inexorablement conduites par une main d'acier vers leur but, et cela sous le nez délicat et les binocles à triple épaisseur d'une armée d'universitaires qui n'ont rien vu, sinon le purement anecdotique.
Cette source mystérieuse, dont la première comme la seconde Mouchette ne sont que des nappes de résurgence, moins empoisonnées que fortement troublées, la vie moderne l'a épuisée semble-t-il, et cet épuisement, ce tarissement sont une réalité au moment même où, bien étrangement, le grand romancier prétend qu'il «faut des siècles pour changer le rythme de la vie dans un village français» (p. 92), ce qui n'était déjà plus complètement vrai, et même : ce qui n'était déjà plus du tout vrai à l'époque où Bernanos écrivait sa magnifique histoire, époque où, comme le note l'inquiétante goule, fascinée par la contemplation des morts dont elle a le secret (cf. p. 94) qu'est l'ancienne servante du marquis de Clampains, même la mort a changé de visage ou plutôt de nom, puisqu'on appelle désormais «le cadavre une dépouille» (p. 99).
Les mots, la difficulté à les appréhender, les saisir et les manier, mais aussi leur mésusage (3) et, finalement, leur consomption ont une importance essentielle dans cette parabole qui a moins trait à la misère, à Dieu, pas une seule fois nommé (5) ou même à Satan qui l'est dans un unique passage saisissant (4) qu'à une espèce d'aveu, bouleversant, de l'impuissance du langage romanesque, Georges Bernanos étant d'une certaine façon, comme le père Ménétrier, un piètre sinon «grotesque sauveur» (p. 113) qui ne peut rien pour sa fragile créature, qui est incapable d'arracher Mouchette à ce «noir abîme [qui] n'accueille que les prédestinés», cédant lui aussi en somme au vertige de cette voix qui «ne parlait naturellement aucun langage» car elle n'était «qu'un chuchotement confus, un murmure, et qui allait s'affaiblissant» (p. 114), éparpillant «les voix dans la nuit», jouant «avec elles un moment», puis les ramassant et finissant par les jeter «on ne sait où, en ronflant de colère» (p. 19).
Notes
(1) Georges Bernanos, Nouvelle histoire de Mouchette (préface de Jean-Luc Steinmetz, Le Castor Astral, 2009), p. 17. Travers habituel de l'édition française contemporaine, d'autant plus lamentable que plusieurs copies plus que propres existent du texte de Bernanos, notamment celui de la collection de La Pléiade : un nombre assez élevé de fautes comme «chiffonnes» au lieu de chiffons (p. 73) et, à la même page, «priée» au lieu de pliée, «Ma fois» au lieu de ma foi (p. 76), le prénom Zéphyrin orthographié correctement puis fautivement («Zéphyrien») à la page suivante; "bégaie la père» (p. 78). Cette liste n'est hélas probablement pas exhaustive, et témoigne d'une absence de rigueur et de sérieux assez lamentable. Je suppose qu'il doit en être de même pour le texte de L'Imposture que j'ai eu le plaisir de préfacer chez cette même maison, texte que je n'ai bien évidemment pas relu.
(2) Dans le numéro 692 du 17 juin 1937; Michel Estève donne de larges extraits de cet entretien avec André Rousseaux dans son Bernanos (paru chez Gallimard, coll. Bibliothèque idéale, 1965), pp. 243-6. La difficulté chronologique tient en l'occurrence au fait que la rédaction du texte de Bernanos fut entamée dans le courant du mois d'avril 1936, les premières pages envoyées en mai à l'éditeur, le pronunciamiento de Franco datant, lui, précisément, du 19 juillet. Or, «s'il faut en croire dom Massot i Muntaner, historien bien au fait de tout ce qui se rapporte à Majorque, ce n'est pas avant la seconde moitié du mois d'août que l'on put observer à Palma les exactions évoquées par Bernanos dans Candide», comme le souligne fort justement Jean-Christian Pléau dans sa Mise au point sur la genèse de Nouvelle histoire de Mouchette, parue dans le numéro 22 de la série Bernanos chez Minard, en 2001 (cf. pp. 9-20).
(3) «Bêtes ou gens, tu n’en trouveras guère qui résistent à une bonne parole, à la parole qu’il faut. Malheureusement, les gens parlent trop. Ils parlent tellement, tellement ils parlent que, le jour venu, leurs paroles n’ont plus de pouvoir, elles
sont comme la poussière qui sort du van quand on vanne» (p. 97).
(4) «La même force de mort, issue de l’enfer, la haine vigilante et caressante qui prodigue aux riches et aux puissants les mille ressources de ses diaboliques séductions, ne peut guère s’emparer que par surprise du misérable, marqué du signe
sacré de la misère. Il faut qu’elle se contente de l’épier, jour après jour, avec une attention effrayante, et sans doute une terreur secrète. Mais la brèche à peine ouverte du désespoir dans ces âmes simples, il n’est sans doute d’autre ressource à leur ignorance que le suicide, le suicide du misérable, si pareil à celui de l’enfant» (p. 112).
(5) Et qu'il semblerait tout de même assez difficile de faire revenir par la petite porte, comme s'il fallait à tout prix imaginer une Mouchette baignant dans l'amour, sauvée in extremis par la grâce d'un Dieu absent !