« Comment le langage est venu à l'homme de Jean-Marie Hombert et Gérard Lenclud | Page d'accueil | Black Metal : une musique futuriste (Seconde partie), par Christophe Scotto d’Apollonia »
25/04/2017
Black Metal : une musique futuriste (Première partie), par Christophe Scotto d’Apollonia
Le Black Metal fut un ersatz de prière dans une époque athée et matérialiste, ― serpent d’acier noir surgi au milieu des années 1980, aux lettres de noblesse incisives, consacrées en deux décennies, ― avant de s’émousser soudain, puis de s’ébrécher.
Tandis que les autorités républicaines octroyaient les patentes de la subversion subventionnée (1) aux ultimes étincelles du rock-punk à la mode Noir Désir et Béruriers Noirs avant de se jeter, dès la seconde ère mitterrandienne, sur le rap comme rebellitude de substitution et la chanson à texte comme propagande, voici qu’une musique clandestine, occulte, ésotérique, groupusculaire, sevrée dès sa gésine de sang criminel et suicidaire, le sourire suppureux, le hurlement factieux, ignorée du grand public, branche confidentielle d’une musique minoritaire, voici que le Black Metal enflammait de son acier noir en ébullition les cœurs et les âmes révoltées par l’époque. Il leur infuserait le Feu Sacré, l’Esprit méprisé.
Pour bien percevoir le mouvement que nous décrivons, il nous faut gagner une certaine perspective historique.
Le Black Metal naît donc au milieu des années 1980 : ― le nom est de l’anglais Venom en 1982, qui titre ainsi son second album très rock n’ roll mais au folklore sataniste, ― la musique du suédois Bathory en 1984, sur son album, éponyme, ― ainsi que du suisse germanique Celtic Frost, en 1985 sur l’album To Mega Therion (À la Bête Grandiose), ― et du norvégien Mayhem vers 1988-1989, ce dernier apportant l’esthétique et l’atmosphère, définitives par la personnalité exceptionnelle de son chanteur Dead et celle, charismatique de son guitariste Euronymous, de même que les grands axes de la musique par leur premier album De Mysteriis Dom Sathanas («Sur les Mystères du Souverain Satan» (2)), certes publié à titre posthume en 1994, mais déjà en germe dans les démos depuis plusieurs années, et que confirmera définitivement le court album Wolf’s Lair Abyss («La Tanière Abyssale du Loup») qui réunira avec génie les ultimes mélodies d’Euronymous.
Il s’agit alors d’un genre groupusculaire dans une scène Metal dominée par le Heavy initial (Black Sabbath, Led Zeppelin) et martial (3) (Iron Maiden, Judas Priest), le punk (Sex Pistols, Joy Division), le Glam (Guns N’ Roses, Bon Jovi), le Thrash (Metallica, Slayer), le Death (Death, Carcass), le grunge (Nirvana, Alice in Chains), tous mouvements aux racines anglo-saxonnes incontestées (Londres, Los Angeles, San Francisco, Tampa, Seattle), plus ou moins bien imités en France (de Trust à Loudblast) et dans les autres pays d’Europe (notamment en Allemagne avec Scorpions, Sodom et Helloween). Or, le Black Metal fait exception : c’est un genre purement européen et qu’illustreront des musiciens non anglo-saxons (en particulier la Norvège et la Grèce, mais aussi la France), n’hésitant pas à chanter dans leur idiome maternel ou dans une langue morte (latin, surtout).
Ceci posé, qu’est-ce que le Black Metal ?
À l’origine, c’est une musique, et une poétique, non tant apolitique que métapolitique, doublée d’une résurgence spirituelle. L’aspect métapolitique est d’inspiration explicitement nietzschéenne, et la spiritualité luciférienne/sataniste avec des reflets néo-païens. C’est une musique nihiliste aussi, mais d’un nihilisme actif, là encore au sens nietzschéen du terme. Quelques caractéristiques à signaler :
1°) Le Black Metal, en tant qu’expression européenne non anglo-saxonne du Metal, accepte certaines originalités nationales (norvégienne, française, grecque, italienne, etc.). Il s’adapte par nature aux caractères historiques (orgue, piano, trompette, accordéon, cornemuse, flute, électronique, etc., mais aussi idées métapolitiques, philosophiques, théologiques). C’est une musique d’autant plus vitaliste qu’enracinée, patriotique au sens le plus étymologique du terme : honorer la racine des pères.
2°) Le Black Metal naît dans le monde de Francis Fukuyama : celui de la fin de l’Histoire et du triomphe absolu de la Société de consommation. À l’époque, rares étaient ceux qui n’envisageaient pas comme une évidence irréfragable ce scénario post-historique. L’URSS annihilée, la Chine convertie à l’Argent, l’immigration de masse avide de prébendes, l’idéologie de la démocratie libérale sous le flambeau du Progrès états-unien semblait la marche ultime, chemin de gloire ou voie de garage. Il n’y avait plus d’autre choix. Confronté à cette déliquescence humaine, le Black Metal fut une réaction de dégoût, de refus énergique des croyances droit-de-l’hommistes : nihilisme actif. Dans les textes chantés, les noms de «Christianisme» et de «Chrétien» désignent les beaufs de supermarché, leur élite que l’on ne nomme pas encore bobo, et leur ordre moral : la société matérialiste hédoniste néolibérale (libéral-libertaire, pour user d’une expression actuelle), ― ce toujours dans une perspective nietzschéenne, puisque Friedrich Nietzsche accuse le Christianisme d’avoir, par ses conséquences ultimes, engendré cette horreur. D’où que le Black Metal prône une vision aristocratique, austère et guerrière de l’existence (la «Haine», la «Guerre», la «Nuit», résumés dans le nom de «Satan» ou «Lucifer»), par opposition à un monde onaniste, égalitariste et profondément efféminé (l’»Amour», la «Paix», le «Jour», résumés dans le nom de «Dieu»). Ce refus entraîne l’apologie du Mal, caractérisé en premier lieu par son opposition à l’Empire du Bien (4), et en second par la volonté d’en violer sans vergogne les totems, d’en éructer les tabous, d’explorer ainsi les tréfonds niés de l’âme humaine : c’est la nécessité du blasphème. À peu près tous les textes chantés par les groupes majeurs du Black Metal peuvent s’interpréter selon cette grille de lecture symbolique. L’Acier Noir, précisons-le de suite, ne fut donc jamais une doctrine antichrétienne ni un culte satanique, sauf pour quelques imbéciles ou dilettantes coincés sur l’aspect exotérique ou demeurés à l’âge mental des collégiens. L’époque ne se prête plus aux guerres de religion pour motifs théologiques, et en ce sens les poètes black metal étaient bien de leur temps : ils s’élevèrent rarement, en théologie, au-dessus du niveau métapolitique exprimé à travers des symboles empruntés à la philosophie culturelle héritée des pères, en l’occurrence : le Christianisme et le Paganisme. Ce n’était pas sur Jésus Christ qu’ils crachaient, mais sur la Société de consommation à laquelle ils prêtaient des oripeaux religieux, symboliques chrétiens, qu’un Max Weber ne niait pas dans son Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, ni Alexis de Tocqueville dans sa Démocratie en Amérique, ni Karl Marx, ni Charles Maurras, ni les néoconservateurs nord-américains, à cette nuance près cependant : le Libéralisme est le fils du seul Protestantisme, laïcisé, sécularisé, athéisé. Or, il ne faut pas perdre de vue que le Black Metal est né dans des pays traditionnellement de religion protestante et de mœurs puritaines !
3°) Après la Patrie et le Mal, la troisième notion-phare, image perpétuelle, est celle de la Mort, tabou suprême de la Société de consommation. L’antimatérialisme de l’Acier de Ténèbres engendre un besoin de spiritualité qui ne peut se traduire, dans une époque athée ou agnostique, que par l’adoration de la Mort. Car toute religion naît du questionnement sur l’Au-Delà, et la présence de la Mort entraîne la pensée sur les cimes de la spiritualité (les athées, négationnistes de cette Réalité absolue, préfèrent s’engoncer dans la dépression nerveuse qui, selon l’ensemble des études médicales, ne touche jamais les hommes de foi (5)). De là cette esthétique particulière du grimage cadavérique (corpse paint) : se peindre le visage en blanc à l’exception des yeux voire de la bouche, en noir, afin de ressembler ou mieux encore d’incarner un cadavre, ce qui est une forme de vêtement de chair spirituelle, en outre d’oripeaux exclusivement sombres. Par ailleurs, l’Église, où depuis le concile Vatican II la théologie des «catholiques de gauche» domine quasi exclusivement, ne répond plus aux besoins des Européens cherchant une spiritualité enracinée. Spiritualité enracinée qui se traduisit par l’attrait pour l’orgue, les chants grégoriens, le latin, les bures de moine (6), tout le folklore médiéval et tridentin abandonné par la liturgie et le Clergé. Le Luciférianisme, emprunté au Romantisme, va satisfaire les pulsions spirituelles, sans contredire la rhétorique nietzschéenne antichrétienne, tout en s’enracinant dans le médiéval européen, au point de renouer très vite avec un vocabulaire mystique…catholique orthodoxe ! Ainsi se lie l’idéal aristocratique nietzschéiste et la spiritualité mystique héritée du Christianisme (car inconnue des anciens païens). Le suicide devint ainsi le sacrement ultime. Car le suicide n’est pas une lâcheté, mais le dernier palier avant la sainteté, l’issue exclusive de ceux qui ne sauraient atteindre cette sainteté, faute de foi, mais qui en possèdent la soif irrépressible, et la nostalgie. La mort est l’orgasme de la vie !
4°) Enfin, il faut tenir compte du fait que dans les années 1990, tandis que sortent les chefs-d’œuvre du genre, le Black Metal reste une scène minoritaire dans une musique Metal plutôt méprisée et, en France, encore confidentielle. Or, l’esprit black metal réclame le secret, répugne à la vulgarisation. À l’inverse des rock stars qui recherchent le succès public, démocratique pour métalliser les âmes (Iron Maiden), quitte à vendre la leur (Metallica), le Black Metal s’escrime à demeurer un Rite d’initiés, sibyllin, sauvage, quasi sectaire, toujours solitaire. Chez certains, les entretiens sont accordés au compte-goutte, les identités réelles soigneusement cachées, le vocabulaire très symbolique, la musique de plus en plus agressive, brutale même, les prestations scéniques parfois horrifiantes. Pour renforcer son caractère strictement élitiste, il décide de joindre l’action pure à la parole sacrée, et se jette dans une série de délits, de crimes et de comportements morbides qui assureront paradoxalement sa célébrité, mais aussi instaureront une aura mystérieuse et dangereuse qui maintiendra quelques années entre lui et le grand public une distance respectueuse. En Norvège, c’est l’époque où Dead, avant chaque concert, enterre ses habits de scène plusieurs jours dans un cimetière afin d’en respirer la mort, pour la même raison renifle des cadavres de corbeau, en chantant se lacère sur scène à la lame de rasoir jusqu’à l’évanouissement, époque où les suicides et leur apologie émaillent cruellement les rangs, où des rixes contre des homosexuels trop entreprenants se concluent par des crimes, prétextes à découvrir la sensation de tuer, où le meurtre d’Euronymous par Varg Vikernes traumatise la scène même, où plusieurs églises en bois médiévales, patrimoine culturel norvégien, sont brûlées, où la drogue reste assez absente de même que les femmes, renforçant ainsi l’aspect sectaire de ces jeunes mâles radicaux aux pseudonymes étranges que nulle compromission mondaine ni carriériste n’atteint, où des mutilations personnelles sont régulièrement réalisées lors même des sorties publiques afin de tester sa propre résistance et offrir sa chair en sacrifice à la quête spirituelle, symbolique ou métapolitique, adorée. En France, certains se réclament d’une sorte de néonazisme sataniste, effrayant pour tous les bords politiques, ou de nietzschéisme d’extrême droite, en ces années quatre-vingt-dix, début deux mille où de telles affirmations entraînent la mort sociale, tandis que des violations de sépulture à la nécrophilie revendiquée laissent un arrière-goût de putréfaction dans les bouches et que les profanations d’église finissent en garde-à-vue. Les magistrats français et norvégiens sévirent contre ces débordements afin de marquer les coupables du fer rouge de la réprobation libérale-libertaire. Mais la victoire sonnait son buccin. Car ces attitudes étaient promptes à effrayer les carriéristes, les poseurs, les resquilleurs; et elle les effraya, quelques années du moins; ce fut une véritable épuration des rangs.
La Patrie, la Mort, le Mal rassemblés dans un Rite Initiatique contre le Vulgaire…
Mais à étudier ses traits philosophiques, littéraires et esthétiques, nous avons trop retardé la description de sa démarche musicale. Il était pourtant impossible d’appréhender celle-ci sans les éléments de compréhension précédents. Alors, à quoi ressemble le Black Metal dans sa dimension musicale ?
Une musique électrique, énergique, violente et intense s’élève, preste, pressée même, composée de mélodies torturées aux sonorités saturées, de guitares rythmiques à la vitesse mécanique, de solos aigus jusqu’à la cruauté, d’une basse aux cordes laminées, d’une batterie martiale où la double grosse caisse sert de pouls à tous les morceaux. Des instruments non électriques peuvent s’y greffer, traditionnels ou classiques (orgue, clavecin, flûte traversière, flûte de Pan, trompette de jazz, tambourin, cornemuse, accordéon et, bien entendu, orchestre symphonique), de même que la musique électronique. Le chant se hurle d’une voix gutturale coincée sous la glotte, voix d’un égorgé à l’épiderme écorché qu’une épine brûle à vif; aigu ou grave, le timbre sonore doit imprégner l’auditeur de souffrance; ses intonations rejoignent le grimage cadavérique : l’homme chante post mortem, ― des forces obscures, naturelles ou démoniaques, s’expriment à travers le bleuâtre de ses lèvres noires. Enfin, la résonnance musicale de l’ensemble : chants et instruments, doit résonner sous les échos d’un caveau ou d’un mausolée, ou bien entre les arbres hauts d’une forêt venteuse; dans tous les cas, le son ne doit être jamais lisse, mais râpeux, comme écharpé à la main, ou sec, aride comme un désert.
Peu importe ici les différents courants, du True Black Metal au Black Metal Symphonique. Deux caractères seulement accordent le sceau de l’Acier Noir : l’esprit et la qualité, dont nous avons peint les caractéristiques.
C’est ici que s’insère progressivement une réflexion sur la philosophie de l'Histoire dans une analyse concernant l'histoire de l'Art.
Car c’est en relisant récemment le Manifeste du Futurisme de Filippo Marinetti (7) que nous est venue cette réflexion, comme une évidence : le Black Metal a forgé la musique futuriste !
Le Futurisme chante le goût du danger, de l’énergie et de la témérité, tandis que ses aèdes adorent les vertus du courage et de la révolte. Aussi exaltent-ils à plain-chant le poing et la vitesse. «Il n’est plus de beauté que dans la lutte ! Pas de chef-d’œuvre sans un caractère agressif !», insiste-t-il, ne reconnaissant d’hymne qu’à la gloire de la guerre, du militarisme, du patriotisme, des violences anarchistes, des Idées magnifiques, et meurtrières, dans un dégoût ostentatoire de la gynolâtrie bourgeoise.
Or, on sait qu’en France ― nation a-musicale que moquait Rousseau (8) ― voici un siècle, le Dadaïsme ni le Surréalisme ne suscitèrent de musique; il existe bien une poésie, une peinture, une sculpture, une photographie, un cinéma, un théâtre, un roman, un essai surréalistes, mais nulle musique. À l’inverse, par son Manifeste futuriste publié en 1909, Marinetti sut inspirer nombre de compositeurs, en particulier son contemporain Luigi Russolo. Et c’est Luigi Russolo qui, en 1913, théorisa la musique futuriste dans son manifeste intitulé L’Art des bruits (9) : incorporer voire substituer aux «sons» de l’univers musical traditionnel et classique les «bruits» de la sphère urbaine et industrielle, frôler les «intensités discordantes» (disharmonie) à force d’étirer les «accords» (harmonies) contrepointiques, produire ainsi des mélodies vives, violentes, turbulentes, énervantes, où l’infarctus et l’hémorragie cérébrale, propres aux sensibilités modernes, seraient menés à terme. Cette musique fut rapidement nommée bruitisme ou bruitiste.
Les bruitistes utilisaient des «bruits» industriels, depuis celui des trains sur les rails jusqu’aux cris humains et animaux en passant par toute la gamme proposée par les aciéries, les moteurs à essence et les machines à écrire; les plus récents incorporeront les bruits divers produits par : la voix lissées des ordinateurs, le glougloutements des machines à café, le murmure irrépressible des foules, les perceuses éventreuses, les déchets abandonnés gondolant en murmures feutrés sur le sol, les autoroutes assourdissantes, les fritures radiophoniques, les ventilateurs lacérant un vent aqueux, l’eau déglutie par un évier, l’électricité court-circuitée, les chuintements du gaz, les roulements scarifiés des tondeuses à gazon, les plastiques écrasés ou entrechoqués, les télécopieurs tremblotant, etc., l’ensemble samplé, scandé, grésillé, combiné, saturé. «Nous voulons entonner et régler harmoniquement et rythmiquement ces bruits très variés. Il ne s’agit pas de détruire les mouvements et les vibrations irrégulières (de temps et d’intensité) de ces bruits, mais de simplement fixer le degré ou le ton de la vibration prédominante, de donner à un bruit une certaine variété de tons sans perdre sa caractéristique, le timbre qui le distingue», explique Luigi Russolo dans son manifeste.
L’art mélodique de Russolo a l’ambition d’atteindre en profondeur les âmes vannées, lymphatiques, ennuyées, parce que sevrées des excitants de l’existence citadine, en s’adressant à elles dans leur langage syncopé, pressé, mécanisé, haché, et pourtant…humain, si humain ! Car la Nature et le néoclassicisme sont des fuites hypocrites, des opiacés contre la Réalité cruelle, brutale de la Ville, de la mégapole qui a englouti notre globe; l’âme moderne, insensible, ne les appréhende plus qu’en bluettes onanistes. Or, l’art bruitiste se propose à l’inverse de perforer la carapace de fer, de la vriller par un acier plus dur, pour lacérer, déchirer avec cruauté cette âme spleenétique, nihiliste, autiste, amnésique, ainsi l’éveiller, par des harmonies violentes et inouïes, à la Poésie, à la Beauté, à Dieu, ou quel que soit son nom. Telle est la musique futuriste, la seule musique moderne (10).
L’expérience bruitiste dure depuis cette date, pure ou associée. D’aucuns signaleront qu’à compter de 1980, en Amérique du Nord, apparaît en particulier la scène noise rock, dite aussi rock bruitiste, par là même classée dans le bruitisme. Mais cette scène n’est qu’une variation douceâtre du bruitisme, un accompagnement pop semi-bruitiste, un nihilisme sonore d’autres fois, comme le désespoir de jamais atteindre l’étrange harmonie prônée par l’étonnant Russolo.
Pourtant… Pourtant, il nous semble que l’ambition bruitiste pêchait par impuissance. Le bruitisme n’exalte le moteur à essence et les froissements de tôles qu’à défaut d’instruments adaptés à son ambition. De fait, à la Belle Époque comme dans l’Entre-deux-guerres ne sont disponibles pour le compositeur que les instruments folkloriques traditionnels et ceux de l’orchestre symphonique. Le futurisme musical tenta donc de chercher ailleurs quelque ersatz. À tel point que Luigi Russolo inventa même dès 1913 un instrument acoustique : l’intonarumori (néologisme de langue italienne traduit en français par «bruiteur»), sorte de boîte à pavillon et manivelle, afin de créer divers bruits et en contrôler le ton; aussi, certains bruiteurs furent-ils surnommés, selon la catégorie de bruit : bourdonneur, clapeur, tonneur, siffleur, bruisseur, glouglouteur, fracasseur, stridenteur, renacleur. Il faut imaginer le résultat harmonique en concert ! (11) Cette invention fut saluée par un compositeur aussi génial que Maurice Ravel. Russolo inventa un autre instrument vers 1930 : le russolophone, qui marqua moins les esprits bien qu’il constituât un perfectionnement de l’intonarumori, cette fois sous la forme d’un orgue; certains le présentent comme le premier synthétiseur. Ce qui signifie, dans tous les cas, que Russolo reconnaissait l’impuissance de la technologie de son temps pour satisfaire son impatience d’une musique réellement futuriste.
Or, ces instruments depuis ont été créés, et sonnent électriques à nos oreilles : guitare, basse, auxquelles s’ajoutent le synthétiseur, sans oublier la batterie aux percussions amplifiées. Et il faut dès lors être sourd pour ne point percevoir que les possibilités contrepointiques et polyphoniques de ces quatre instruments, si le ton en est saturé, complétés par la voix humaine, dans une salle pleine d’échos caverneux, suffisent à eux seuls à créer une musique bruitiste, industrielle, expérimentale, futuriste, ou quel que soit son nom. L’ensemble des six familles de bruits (grondements/éclats; sifflements; murmures; stridences; percussions; voix humaines et animales) peut y être reproduite à travers toute la gamme imitée des bruits urbains contemporain. Plus fascinant encore, le bruitisme rejoint la mélodie par les accords qu’une guitare, même saturée, incorpore aux bruits. Autrement dit, par l’unicité de l’instrument, bruit industriel et accord mélodieux se confondent ! Si la lettre du bruitisme est violée, l’esprit en est illustré. Car jamais Russolo n’a voulu détruire l’art musical occidental, mais le moderniser, parler à l’âme urbaine et industrielle sa mélodie mécanique, violente, syncopée, polluée, y plonger pour recueillir l’âme comme une perle enfouie. Il faut croire qu’aucun compositeur ultérieur n’eut assez de génie, ou d’inspiration, pour parachever l’œuvre initiée. Et pourtant, il nous semble évident, encore une fois, que les instruments électriques à corde : guitare, basse, mais aussi électronique : synthétiseur, ou de percussion : batterie contemporaine (référence première de l’intonarumori) correspondent à ces instruments nouveaux que Russolo appelait de ses vœux. Or, muni de ces instruments, aucun style musical de ces dernières décennies, même au sein du Metal, n’est allé aussi loin dans l’expérience artistique bruitiste que le Black Metal (12).
Dans l’Acier de Ténèbres seul se rencontrent l’ensemble des bruits modernes, disharmonieux en eux-mêmes, pourtant harmonisés : l’acier soudé et les tôles froissées (True Black Metal), le bois raboté des scieries et l’eau des cataractes humaines (Viking Black Metal), les ordinateurs (Cyber Black Metal), ou la mise en abîme de la cacophonie harmonieuse des bruits électriques et acoustiques dans des rivières orchestrales classiques (Symphonic Black Metal), sans oublier certains groupes inclassables qui réunissent l’ensemble (l’ineffable Septicflesh) !
Aurions-nous enfin découvert le Futurisme en musique ? N’est-ce point ce Black Metal qui s’est enorgueilli d’être de la ferraille musicale ?
Notes
(1) On sait que l’expression, de Philippe Muray, appartient désormais au patrimoine du génie français.
(2) Euronymous le traduisait ainsi : «Lord Satan’s Secret Rites», ce qui, en latin classique, se traduirait littéralement De Mysteriis Domini Satanae. Quelles raisons réelles pour ce latin de cuisine ? Certainement l’absence de tout latiniste parmi les relations des membres du groupe, ou bien les sonorités plus en phase avec le goût d’un latin propre à une secte d’initiés.
(3) La fameuse New Wave Of British Heavy Metal (NWOBHM).
(4) L’Empire du Bien, premier essai de Philippe Muray attaquant directement le festivisme, fut publié en 1991. L’expression est passée en France dans le langage intellectuel et politique.
(5) Nous reviendrons plus bas sur la contradiction entre spiritualité et dépression.
(6) Nombre de chanteurs black metal, celui qui se confronte directement au public, s’habillaient au commencement avec des bures monastiques, comme un sceau de Clergé ! Citons entre autres Emperor (Norvège), Evol (Italie), Seth (France).
(7) Filippo Tommaso Marinetti, Manifeste du Futurisme, publié dans Le Figaro du 20 février 1909. Pour une édition PDF.
(8) «Je crois avoir fait voir qu’il n’y a ni mesure ni mélodie dans la musique française, parce que la langue n’en est pas susceptible; que le chant français n’est qu’un aboiement continuel, insupportable à toute oreille non prévenue; que l’harmonie en est brute, sans expression, et sentant uniquement son remplissage d'écolier; que les airs français ne sont point des airs; que le récitatif français n’est point du récitatif. D’où je conclus que les Français n’ont point de musique et n’en peuvent avoir, ou que, si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux» (Jean-Jacques Rousseau, Lettre sur la musique française) Que dirait-il aujourd’hui du succès du rap et de la chanson à texte !
(9) Luigi Russolo, L’Art des bruits, 1913. Pour une édition PDF.
(10) En littérature française, dans le domaine lyrique (entendre musical, stylistique), seule l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline eut une ambition semblable, réussie d’ailleurs, jamais égalée à ce jour. Cf. son court roman Entretiens avec le professeur Y et la description de son style telle une «rame (de métro) émotive», parfois presque télégraphique, au regard des bluettes pop qu’il nomme «chromo».
(11) Un concert pour seize bruiteurs futuristes, ressuscitant ceux de Russolo, a été donné le 12 novembre 2009 à New York. Il est publié sur Youtube.
(12) Il faut de suite nuancer cette affirmation en rappelant certaines expériences littéralement bruitistes du Thrash Metal, contemporaines des vagissements du Black Metal; nous faisons référence en particulier au Master Of Puppets (Le Maître des Marionnettes) de Metallica et au Reign In Blood (Règne dans le Sang !) de Slayer, troisièmes albums respectifs de deux jeunes groupes californiens, parus à quelques mois d’intervalle en 1986. Mais lesdits groupes ne confirmèrent pas leurs intuitions géniales : le premier par la mort brutale, la même année, de son bassiste et véritable fomenteur des expériences artistiques du groupe : Cliff Burton, dont l’absence permettra à Metallica de s’enfoncer dans l’embourgeoisement musical; le second peut-être pour des raisons de carriérisme musical, ayant à proprement parler créé un genre : slayerien, ou bien, plus simplement, par défaut d’inspiration. Il faudrait dans la même veine rappeler l’étrangeté bruitiste étonnante du Sepultura de Max Cavalera, notamment à ce titre ses très réussis cinquième et sixième albums : Chaos AD (Année Chaos, 1993) et Roots (Racines [raciques], 1996), avant qu’il ne quitte le groupe dont il était l’auteur-compositeur unique et ne change complètement le Thrash Metal. Les autres styles et groupes ne proposent que des ébauches.
Seconde partie.
Lien permanent | Tags : littérature, futurisme, black metal, christophe scotto d'apollonia | | Imprimer