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20/12/2016

Le platonisme de Jean-François Mattéi, par Francis Moury

Photographie (détail) de l'auteur.

613uwJeIrlL.jpgÀ propos de Baptiste Rappin, La Rame à l'épaule – Essai sur la pensée cosmique de Jean-François Mattéi (Éditions Ovadia, 2016).
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Cette étude de 250 pages environ sur la trajectoire philosophique et politique du philosophe Jean-François Mattéi (1941-2014) est claire, nette, pédagogique tout en étant passionnée. Elle couvre toute la bibliographie de Mattéi et regorge de citations intéressantes, relatives à certaines problématiques classiques de l'histoire de la philosophie antique, moderne et contemporaine. Son titre provient d'une remarque de Pierre Boutang, l'un des maîtres de Mattéi, à propos de l'Odyssée d'Homère (1).
On pourrait résumer cette trajectoire d'une manière commode et intuitive en citant le titre du premier livre écrit par Mattéi, L'Étranger et le simulacre – Essai sur la fondation de l'ontologie platonicienne (sa thèse de doctorat publiée en 1983) puis celui de son dernier livre, L'Homme dévasté – Essai sur la déconstruction de la culture (paru posthume en 2015). Pour comprendre ses tenants et aboutissants, en quoi elle se voulut à la fois reconstructrice (d'une tradition) et critique (d'une tentative de déconstruction de cette tradition), il faut peut-être commencer par la fin du livre de Baptiste Rappin, donc lire la postface signée Pierre Magnard qui se souvient des circonstances intellectuelles, historiques, politiques, de sa rencontre en 1981 comme professeur au Centre Hegel de Poitiers, avec l'étudiant Jean-François Mattéi. Tous deux étaient métaphysiquement désespérés par l'entreprise déconstructrice de ceux qu'ils nommaient «Les quatre cavaliers de l'Apocalypse» (2), à savoir Gilles Deleuze, Michel Foucault, Pierre Bourdieu et Jacques Derrida qu'ils tenaient pour des sophistes fossoyeurs de la tradition philosophique, celle qui ordonnait la table des matières des manuels classiques, selon un ordre architectonique hérité du système d'Aristote et qu'on trouve encore dans les cours de philosophie d'Henri Bergson et, un peu plus près de nous, dans les excellents manuels d'Armand Cuvillier ou de Paul Foulquié qu'on peut encore aujourd'hui lire avec le plus grand profit.
30015529064_47baf84926_o.jpgManuels et tradition que prétendait déconsidérer, enterrer prématurément cette «bande des quatre» : j'emprunte volontairement cette expression à l'histoire du maoïsme chinois rouge car la coïncidence me semble, rétrospectivement, non moins significative qu'elle est savoureuse. Le mouvement pendulaire de balancier (aussi redoutable, parfois, que celui de l'instrument décrit par Edgar Poe dans son histoire extraordinaire Le Puits et le pendule) dans lequel Cazamian voyait le symbole de l'histoire des lettres et Bréhier celui de l'histoire de la philosophie, se manifestait à nouveau : Chronos dévorant ses enfants, cette dernière suscite, après chaque construction, un désir de table rase bientôt suivi d'une nouvelle construction. Dans le cas de la bande des quatre, il y avait en 1970 cette volonté de déconstruire le langage, la hiérarchie, l'idée de système pour annihiler en profondeur les finalités de la philosophie classique antique, médiévale, moderne et contemporaine, celles qu'on leur avait encore apprise à la Sorbonne des années 1950. Et ils avaient déjà reçu, entre 1970 et 1980, tous les honneurs et tous les insignes du pouvoir universitaire. Le pouvoir politique socialiste en avait fait ses champions intellectuels : c'était, logiquement autant que chronologiquement, à eux qu'était consacrée la dernière partie de l'excellente étude de Vincent Descombes, Le Même et l'autre – 45 ans de philosophie française (éditions Minuit, 1978).
Consacrer sa thèse de doctorat à Platon ne semble pas, aujourd'hui, un acte contre-révolutionnaire, surtout à la lumière de l'histoire des thèses de doctorat soutenues à la Sorbonne depuis 1900 à nos jours. Platon avait eu les faveurs de l'université française, à tel point que les éditions des Belles lettres avaient mis un point d'honneur à publier, à partir des années 1920, une édition critique complète du texte grec et de sa traduction (achevée en 1964) bien avant d'en publier une (encore attendue car incomplète) d'Aristote. De même, la bibliothèque de la Pléiade avait tenu à publier dès 1942 une traduction complète sous l'autorité de deux sommités des études platoniciennes (Léon Robin et son disciple Joseph Moreau), saluée par le grand Albert Rivaud (lui-même admirable éditeur et traducteur du Timée et du Critias aux Belles lettres en 1925), bien avant de s'intéresser, par exemple, aux Stoïciens (ils arrivent en 1962 seulement dans la même collection, à l'initiative d'Émile Bréhier) ou aux Présocratiques (1988).
Mais en 1983, c'était un acte contre-révolutionnaire, dans la mesure où le platonisme était considéré par les déconstructeurs comme le modèle à abattre. Ni Baptiste Rappin, ni son postfacier Pierre Magnard, ni même le préfacier Jean-Jacques Wunenburger ne le signalent (à moins qu'une note m'ait échappé ?) : une annexe du livre de Gilles Deleuze, Logique du sens (éditions de Minuit, 1969) s'intitulait Platon et les simulacres. Il s'agissait de la reprise d'un article au titre original nettement plus virulent, Renverser le platonisme (les simulacres), paru en 1966 dans la Revue de Métaphysique et de Morale. C'est pourtant, de toute évidence, au titre de cette annexe que fait allusion le titre de la thèse de doctorat de Mattéi qui substituait au titre de Deleuze un «Étranger» à la place de Platon : cet Étranger fait bien sûr allusion à celui du Sophiste de Platon, un des dialogues métaphysiques les plus techniques et élevés de Platon. C'est peut-être aussi, et cela Rappin le signale à juste titre, une allusion au roman d'Albert Camus avec qui Mattéi éprouvait une affinité spirituelle en raison de leur communauté d'origine et de formation.
Qu'on se souvienne aussi qu'en 1993, les éditions Vrin publiaient le tome 1 des actes (supervisés par Monique Dixsaut) d'un colloque intitulé Contre Platon : le platonisme dévoilé, qui prenait plaisir, sous ce titre provocateur, à faire l'histoire de l'anti-platonisme de l'antiquité au XVIIIe siècle, avant qu'un tome 2 Contre Platon : renverser le platonisme, dont le sous-titre reprenait explicitement le titre de l'article de Deleuze de 1966, la poursuive de Kant à nos jours. Et puis surtout pesait sur Platon la critique de Nietzsche, peut-être la plus redoutable dans la mesure où Nietzsche avait été, à son tour, récupéré (le terme était à la mode en politique, on l'importa vite en philosophie : les deux genres communiquaient) par Deleuze dans son Nietzsche et la philosophie (P.U.F., 1962) que certains étudiants de ma génération (celle des années 1980, celle de Mattéi, donc) prenaient naïvement pour la meilleure introduction à la pensée de Nietzsche, alors que c'était une étude deleuzienne polémique, technique, difficile d'accès et en outre dénuée de bibliographie. Concernant l'histoire du platonisme, Mattéi fait son miel des générations de platoniciens qui l'ont précédé : en lisant les pages 86-87 de l'étude de Rappin, on se dit que Mattéi a, par exemple, probablement lu, sur le rapport du mythe à la raison chez Platon, les études classiques de Perceval Frutiger, Les Mythes de Platon (éditions Félix Alcan, 1930) et de Pierre-Maxime Schuhl, La Fabulation platonicienne (première édition P.U.F., 1947, seconde édition revue et mise à jour Vrin, 1968), sans oublier celles de Jean-Pierre Vernant, le disciple (accessoirement communiste) de Louis Gernet. Un point commun intéressant à noter entre Deleuze et Mattéi : leur amour commun du cinéma comme paradigme métaphysique.
De la défense de l'ontologie platonicienne à la défense de la culture occidentale, le chemin de Mattéi passe alors par Martin Heidegger (cinq études en collaboration avec Dominique Janicaud sur le philosophe de la forêt noire aux P.U.F., en 1983), Pythagore et les Pythagoriciens (aux P.U.F., aussi en 1983), Jorge-Luis Borges, Albert Camus déjà cité et quelques autres. Métaphysiquement, Mattéi veut séparer le bon grain du mauvais : ceux qui pensent un ordre du monde (Platon, Nietzsche, Heidegger) doivent être privilégiés. Ils le pensent en prenant en charge l'irrationnel du mythe, de la poésie, de l'alchimie. Mattéi s'intéresse au symbolisme mythique et philosophique du pentagramme, à la poésie d'Homère et de Hölderlin, au film noir policier Vertigo [Sueurs froides] (1958) d'Alfred Hitchcock (scénario adapté librement du roman de Pierre Boileau et Thomas Narcejac, D'entre les morts, éditions Denoël, 1954). Plus explicitement, il affirme sa communauté spirituelle et intellectuelle avec Pierre Boutang, l'héritier de Charles Maurras sur qui Mattéi publie un article intitulé Maurras et Platon en 2011 : la boucle méditerranéenne antique est bouclée. Leur point commun, in fine, est selon Mattéi un rapport charnel à l'idéal grec originel que Rappin allie avec pertinence à l'expressionnisme philosophique allemand de Heidegger.
Un mot concernant le rapport de la France à la Grèce dans l'histoire des lettres et de la pensée française. Ce rapport constitue non pas une originalité, mais un point commun avec celles des lettres et de la pensée anglaises, allemandes, espagnoles, italiennes. L'originalité est à chercher dans le style précis du rapport chez tel écrivain ou tel penseur. Du coup, pourquoi Boutang ou Maurras plutôt que Du Bellay ou Leconte de Lisle (qui donna en 1865-1870 la plus belle – sinon la plus philologiquement exacte – traduction d'Homère en préservant à peu près les noms grecs dans sa traduction) ? Après tout, Baptiste Rappin cite La Vie antérieure de Baudelaire en exergue car il juge son poème d'essence platonicienne : certes, il l'est. Mais on aurait pu citer tout aussi bien un fragment poétique de Leconte de Lisle ou de Théophile Gautier. C'est que Mattéi se veut le continuateur du combat contre l'oubli de la Grèce par la France, combat qu'il considère avoir été mené par Boutang et par Maurras, combat parallèle à celui contre l'oubli de l'être mené par Martin Heidegger. Combat que ni Du Bellay ni Leconte de Lisle n'avaient à mener en leurs temps respectifs où le marxisme d'une part, le déconstructivisme d'autre part, n'existaient ni l'un ni l'autre.
Sur le plan purement historique, certaines remarques font parfois un peu sourire : Rémy Brague n'est évidemment pas le premier, contrairement à ce qu'écrit Baptiste Rappin page 101, à avoir mis en évidence «la secondarité de Rome par rapport à Athènes» en écho à celle d'Athènes par rapport à l'Asie : G.W. F. Hegel l'écrivait déjà dans son Introduction à la philosophie de l'histoire en 1828-1830 et l'idée traverse l'historiographie occidentale depuis saint Augustin jusqu'à Bossuet. On aurait pu citer tout aussi bien un fragment poétique de Leconte de Lisle ou de Théophile Gautier. Certains voisinages théoriques sont suggestifs, d'autres s'avèrent parfois surprenants : à la page 124, l'esprit juif défini par Franz Roseinzweig se retrouve proche du pentagramme que Heidegger voulut qu'on gravât sur sa tombe et Baptiste Rappin ajoute : «C'est bien l'étoile de Pythagore, que les Francs-Maçons tracent entre l'équerre et le compas, c'est-à-dire entre Terre et Ciel, qui guida le regard de Mattéi, par-delà, ou peut-être en-deçà, du Soleil platonicien». Beaucoup plus intéressantes sont les remarques sur l'emploi du chiasme par Mattéi et leur rapprochement avec le style de Heidegger dont Mattéi fut un fervent lecteur.
Sur le plan de l'histoire de l'histoire de la philosophie (la philosophie a une histoire mais cette histoire a elle aussi son histoire : des esprits aussi pénétrants qu'Émile Boutroux, Émile Bréhier ou Henri Gouhier l'avaient d'ailleurs admirablement étudiée), il me semble qu'il manque à l'étude sincère et synthétique de Baptiste Rappin sur Mattéi, la mention approfondie d'un penseur déterminant pour comprendre pourquoi Mattéi privilégia non pas Parménide ni Héraclite mais bien Platon comme paradigme de la culture occidentale. Ce philosophe, c'est par l'intermédiaire de Martin Heidegger qu'il l'a peut-être réellement, effectivement, rencontré : j'ai nommé G.W.F. Hegel. Sans ce dernier, Nietzsche n'aurait pas critiqué le platonisme comme il l'a fait, Heidegger ne l'aurait pas non plus envisagé comme il l'a fait, Mattéi n'aurait pas pu allier en un même titre Platon, Nietzsche et Heidegger alors que, en apparence, ils ne sont pas conciliables. C'est qu'ils le sont d'un certain point de vue que Mattéi, je pense, trouva chez G.W.F. Hegel. Le moyen terme, le chaînon manquant qui permet de réconcilier dialectiquement, en profondeur, le mythe et la raison, l'irrationnel et le rationnel, c'est le système de G.W.F. Hegel, au premier rang duquel on doit mentionner l'histoire de la philosophie écrite par Hegel. On se souvient que Hegel considérait Parménide comme la thèse (l'être en repos, identique à lui-même), Héraclite comme l'antithèse (l'être en perpétuel devenir, en guerre avec lui-même comme avec le monde), Platon comme la synthèse (être fixe+devenir, même+autre = réalité sublunaire inférieure mais pouvant prendre conscience, par une conversion intellectuelle autant que mythique et vitale, de la réalité absolue des essences). Ce n'est, selon moi, pas un hasard si Mattéi est contemporain de la traduction de ce philosophe chez Vrin qui la révélait dans toute son ampleur à la Sorbonne. Ce qu'admire Mattéi dans la philosophie de Platon, c'est précisément l'alliage du même et de l'autre dans la pensée comme mouvement, comme devenir, comme odyssée, comme histoire d'un voyage partant d'une origine pour mieux y revenir, mais enrichi par ses péripéties qu'il faut nommer dialectiques. Cette odyssée homérique, devenue symbolique à telle point que les mythes d'Homère sont des piliers de la pensée grecque (je renvoie ici à mon article sur le livre classique de Félix Buffière), c'est bien celle décrite par le système hégélien tel qu'il pose, expose, repose enfin la philosophie et son histoire, l'esthétique et son histoire, l'histoire des religions et des mythes. Mattéi s'est intéressé à ces trois domaines.
En politique, Mattéi pensa sur le mode platonicien pur et dur, de la fin du XXe siècle à sa mort : il combat dans La Barbarie intérieure – essai sur l'immonde moderne (1999), la subversion sophistique de la contre-culture, de l'art moderne qui nie le rapport au sens ou qui se veut non-sens, du rejet de l'autorité à l'école comme dans la société. Son pythagorisme le pousse même à critiquer sévèrement la musique dodécaphonique : elle est parfois très belle, pourtant, et Platon l'aurait peut-être appréciée... qui sait ? Baptiste Rappin rappelle que Mattéi fut hostile à certaines tendances contemporaines telles que le management ou le transhumanisme. Autant le premier me semble fondamentalement antipathique (3), autant le second me semble intéressant. Ces réserves sont destinées à montrer que la dernière période de la production de Mattéi, bien que cohérente avec sa période purement métaphysique antérieure, s'avère, en fin de compte, aussi peu originale qu'elle. Mais l'originalité étant un concept qui n'appartenait pas à la pensée antique, Mattéi aurait sans doute apprécié, in fine, d'être tenu pour un transmetteur fidèle, poursuivant un combat qu'il n'avait pas initié.

Notes
(1) On la trouvera dans Pierre Boutang, Ontologie du secret (éditions P.U.F., 1973, réédition en 1988 dans la collection Quadrige, page 20). Soit dit en passant, la citation de Pierre Boutang par Baptiste Rappin à la p. 225 : «[...] analogue à celui d'Ulysse, son maître, reconnaissant une telle natale qu'ingrat, ou par quelque providence divine, il avait crue étrangère en y abordant» doit se lire terre natale. Certaines coquilles morphologiques ou syntaxiques dépareillent le texte, y compris celui de certaines citations. Concernant les sources bibliographiques, ce sont souvent les éditions récentes qui sont citées, sans que l'édition originale soit mentionnée. Il ne faudrait donc pas croire, en lisant la note 510 de la page 223, qu’Emmanuel Lévinas publia en 2003 son livre Totalité et infini. En réalité, il a paru à la Haye en 1961. Idem pour la note 267 de la page 127 : la traduction du Gorgias de Platon par Alfred Croiset fut initialement publiée aux Belles lettres en 1923, en regard du texte grec : elle ne date pas de 1991 ni de sa réédition en collection Tel chez Gallimard. Même remarque encore pour la note 145 de la page 78 : Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs date de 1965 en édition originale chez Maspéro. L’édition mentionnée (La Découverte en 1991) est aussi une réédition.
(2) Ils apparaissent cependant, à mesure que le temps passe et que leur influence s'estompe, moins redoutables, en dépit de leur surnom biblique, que ceux aperçus durant le générique d'ouverture du film classique signé par l'esthète Vincente Minnelli (The Four Horsemen of the Apocalypse [Les Quatre cavaliers de l'Apocalypse, États-Unis/Mexique, scope-couleurs, 1962) d'après le roman de Vincente Blasco Ibañez. Concernant les quatre philosophes ainsi surnommés, le plus profond et le plus intéressant demeure, en ce qui me concerne, Gilles Deleuze, pour ses travaux d'histoire de la philosophie qu'il publia entre 1953 et 1969. Rapportés à ceux des générations de 1900-1945, les travaux français d'histoire de la philosophie de la période 1945-2000 doivent cependant, on le mesure toujours mieux à mesure que le temps passe, être considérés comme des travaux de second plan ou de seconde main. La génération formée par Ferdinand Alquié, Maurice de Gandillac, Georges Canguilhem, Jean Hyppolite, fut une génération philosophiquement inférieure à celles formées par Félix Ravaisson, Émile Boutroux, Jules Lachelier, Victor Brochard, Victor Delbos, Émile Bréhier et Henri Gouhier.
Cette baisse de niveau fut la conséquence directe de l'influence marxiste qui mina en profondeur, entre 1945 et 1990, l'université française et l'École Normale supérieure, section philosophie, au premier chef. Dans cette dernière, le dément Louis Althusser – qui étrangla son épouse dans leur appartement de fonction de la rue d'Ulm en 1980 – exerça une redoutable influence politique marxiste-léniniste puis ouvertement maoïste à partir de 1965: le cas est unique dans l'histoire de l'enseignement supérieur français depuis Napoléon à nos jours. Entre 1945 et 1980, l'université française fut une des plus atteintes par la propagande communiste : sa réputation à l'étranger était exécrable pour cette raison. Une réaction morale, intellectuelle et politique débute dès les années 1970, notamment à partir de la traduction française des œuvres autobiographiques de l'écrivain russe Alexandre Soljenitsyne. Elle s'accélère au moment de la chute du mur de Berlin et de celle de l'U.R.S.S. L'ouverture de la Chine au capitalisme national et international, capitalisme autoritaire et soigneusement contrôlé mais capitalisme tout de même, sous Deng Xiao Ping, porte un coup fatal au marxisme-léninisme et signe le début d'une ère de prospérité internationale globale. Les seules exceptions positives universitaires françaises, concernant la période 1945 à 2000, seraient peut-être le cas des études hégéliennes et des études sur le positivisme logique qui multiplient les traductions inédites. En revanche, l'histoire de la philosophie ancienne, médiévale et moderne stagne, voire décroît en valeur d'une manière alarmante. Les grands travaux de la période 1850-1945 – ceux grâce auxquels Paris s'était rehaussé au niveau de Londres et de Berlin – ne sont parfois plus réédités.
Le retard à la traduction, cette spécificité française, aura par ailleurs considérablement impacté la connaissance de penseurs de premiers plans dans notre pays : c'est avec presque cent ans de retard que nous arrivent actuellement les traductions françaises de certains textes de Martin Heidegger, de Ludwig Wittgenstein ou de John Dewey. Sans parler de l'absence d'une édition critique française du texte grec de la Métaphysique d'Aristote avec traduction en regard : les Belles lettres (qui publient des tomes de problèmes aristotéliciens tenus pour apocryphes mais dont certains seraient authentiques) n'ont toujours pas achevé l'établissement de ce texte majeur alors que l'Angleterre et l'Allemagne en disposent depuis longtemps. Pire encore : Auguste Comte – alors que sa statue trône justement place de la Sorbonne – demeure privé d'une édition critique de ses œuvres complètes. Les positivistes spiritualistes (Ravaisson, Lachelier, Boutroux) demeurent dans la même situation. De tels «trous noirs» éditoriaux ne sont évidemment plus acceptables.
(3) Cf. mon article Heidegger contre les robots dans lequel j'examine le livre intéressant de Baptiste Rappin sur Heidegger et la question du «management».