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15/08/2016
Le Jour de l’effondrement de Michèle Astrud, par Gregory Mion
«Un degré plus bas et voici l’étrangeté : s’apercevoir que tout le monde est «épais», entrevoir à quel point une pierre est étrangère, nous est irréductible, avec quelle intensité la nature, un paysage peut nous nier.»
Albert Camus, Le mythe de Sisyphe.
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Pour le dire très classiquement et pour tenter une hypothèse, ce roman (1) de Michèle Astrud donne à voir la tension qui unit les notions de nature et de culture, en insistant d’abord sur la présence inquiétante de grands peupliers, sortes de témoins prodigieux du drame qui s’est joué dans leur giron, statures végétales que l’on a envie d’associer au profil cimenté d’un couple de tours urbaines également plusieurs fois mentionné, évoquant un World Trade Center à la française, point trop haut mais suffisant quand même pour faire naître un sentiment complémentaire de gravité dans cette histoire. La cime des arbres et le sommet des deux immeubles efflanqués sont comme des yeux baissés et profondément raisonneurs, se jaugeant les uns les autres et jaugeant les alentours, sévèrement penchés sur ce paysage hybride de ville et de campagne, paysage dont on apprend dès les premières lignes qu’il a été la scène d’une tragédie presque banale au regard des atrocités existantes : un jeune homme a tué son meilleur ami et il revient sur les lieux de l’homicide après cinq ans d’absence, dans l’intention d’une part de tâter le pouls des moments qui justifièrent et dénouèrent cette amitié, puis d’autre part de mesurer les stagnations ou les changements éventuels des espaces familiers qui ont approvisionné sa vie jusqu’à l’adolescence finissante. On pourrait parler plus simplement d’une boucle qui doit se boucler, d’un nœud qui doit se détendre, peut-être aussi d’une correction obsédante des harmonies autrefois bouleversées, et tout ceci s’accomplira symboliquement lorsque les deux tours seront dynamitées par les ingénieurs de l’implosion (cf. pp. 181-4). Quelque chose ainsi devait définitivement crever, un abcès maladivement tuméfié devait éclater – ce sera enfin le cas «le jour de l’effondrement» (p. 181), les deux tours disparues exigeant des reconstructions personnelles (du moins dans le cas le plus souhaitable), un déménagement de soi catégorique qui n’est pas sans nous instruire d’une métaphore au sens fort du terme.
Ne restent donc debout que les peupliers et l’assassin, mais les premiers ont pris racine tandis que le second s’en va, poursuivant la cadence de sa nature dévastatrice qui semble le condamner à une errance sans fin. Depuis le meurtre initial dont nous ne préciserons rien des circonstances mais sur les motifs duquel nous reviendrons, cet individu auquel le texte ne donne pas de nom paraît tout entier voué au régime de la métaphore filée : image dilatée d’une nature agitée qui perpétuellement se dérange et se réarrange en un faisceau d’aspects redoutables, comme une haute mer où se distinguerait dans chaque vague un nouveau reflet terrible de ce qui gît en son fond. Mû par la violence typique de l’élément naturel déchaîné, ce personnage est une dangereuse contradiction de nos repères culturels, tout autant qu’il en est le cristallisateur puisque son retour dans sa ville d’antan exacerbe un ensemble de difficultés sociales qui ont pu concourir au dénouement fatidique.
En outre, et malgré le risque de formuler une banalité, la vie de HLM a tendance à aggraver les natures prédisposées à la crue pulsionnelle, parce que l’espèce humaine n’est pas faite pour être confinée dans de petits compartiments inélégants, corsets immobiliers qui ne font que servir la rhétorique moderne d’un accès discutable à la propriété. Dans son Émile, Rousseau fait de la liberté de mouvement la condition fondamentale du bon développement physique de l’enfant, rejetant l’usage des vêtements serrés et conseillant les promenades au grand air. Non pas que de telles sorties soient impossibles quand on habite une tour bétonnée, mais elles sont atténuées par la réalité objective d’un habitat qui ne ressemble pas aux logements modestes que Rousseau avaient en tête lorsqu’il s’en prenait aux propriétés démesurées. En d’autres termes, qu’importe la taille du logement pourvu qu’il soit accueillant et qu’il ne soit pas trop éloigné d’une verdure ; il parviendra à contenir et à réguler même les plus coriaces pulsions si l’on prend soin d’être un bon éducateur. Ceci étant, dans le cas de notre assassin, sa nature s’apparente à quelque chose d’incommensurable, par conséquent il eût mieux valu que cet océan impétueux séjourne ailleurs que dans ces tours affreusement longilignes, inappropriées pour ces tempéraments véhéments. En un sens, les mêmes causes produisent les mêmes effets, et Michèle Astrud ne joue pas du stéréotype lorsqu’elle installe les coordonnées socio-culturelles du roman entre un environnement naturel pas franchement convivial (une autoroute se situe à proximité) et une ville sans relief spirituel particulier, mouroir d’une classe moyenne qui n’a pas l’air de pouvoir évoluer. Quoique les composantes relatives aux milieux sociaux soient discrètes dans le livre, car l’essentiel réside dans les tourments intérieurs du criminel, elles n’en sont pas moins habilement distillées, établissant une ambiance proche des films de Bruno Dumont ou des frères Dardenne (2).
Bien que nous l’ayons décrit comme une nature forte, le tueur est plutôt perçu par son entourage à l’image d’un caractère effacé, bon élève sans être brillant, issu d’une famille où les jours se suivent avec une régularité accablante. Par contraste, son meilleur ami est un lycéen remarqué tant par ses résultats que par son comportement de baroudeur, chef de bande, meneur d’hommes, ambitieux qui n’admet pas que son existence se cantonne au cadastre limité de son quartier de jeunesse (3). Les surnoms qui les qualifient sont à cet égard très évocateurs : l’élève populaire est un «tigre», souple de corps et de tête, félin s’insinuant facilement dans les groupes pour mieux les diriger, quant à l’élève plus en retrait, c’est un «vautour», créature sournoise qui attend son heure et qui ne manque aucun détail qui pourrait l’assister dans ses desseins de rapacité (cf. p. 111). Le «tigre» est d’autant plus accrédité dans sa popularité qu’il est aimé des filles, qui lui font un «french cancan» dès qu’il entre en boîte (cf. p. 78). Il n’en faut pas davantage pour tracer entre les deux protagonistes une ligne de démarcation irréversible : d’un côté nous avons la vedette, de l’autre le larbin, le payeur, celui qui tient toutes les chandelles. L’addition de ces déséquilibres instaure un climat de vexations et de jalousies qui conduit le tueur à deux confessions. La première dit ceci : «Je ne l’aimais pas. J’avais besoin de lui» (p. 133). La seconde nous informe qu’il était ulcéré de voir son ami faire ses projets dans son coin, alors que lui ne faisait somme toute que jouer le rôle d’un moyen, d’un levier que l’on active et que l’on abandonne aussitôt le résultat escompté obtenu (cf. p. 165). Peut-on par ailleurs faire de ces deux aveux la matière d’un mobile meurtrier ? Certes les crimes passionnels sont ce qu’il y a de plus fréquent, mais dans le cas de cette relation amicale fiévreuse, un autre motif surgit, en rapport avec Sonia, la sœur de la victime (cf. pp. 110 et 154). Si nous gardons secrètes les circonstances qui rapprochèrent Sonia et le futur assassin de son frère, nous pouvons toutefois révéler que ce nouvel attachement ne fut pas non plus sans heurts et qu’il affiche avec encore plus de certitude la personnalité troublante, pour ne pas dire intimidante, de ce personnage qui oscille entre jalousie morbide et volonté de puissance.
De nombreuses configurations de cette nature détraquée renvoient du reste au héros dostoïevskien Raskolnikov, mais tandis que ce dernier regagne peu à peu l’honnêteté et la société civile après avoir longtemps été perturbé par son double crime, le «vautour» de Michèle Astrud semble au contraire élargir la brèche qui le sépare du monde. Raskolnikov n’est qu’un schismatique temporaire et il possède la capacité de résipiscence; le «vautour», quant à lui, a signé un pacte avec toutes les nuances de la sécession. Il est de ce point de vue plus familier d’un Meursault qui peine à remettre la mort de sa mère, surtout lorsqu’il affirme : «Il y a cinq ans, je l’ai tué. Enfin, je crois… Je ne suis plus sûr… J’ai oublié» (p. 47). De surcroît le crime de l’ami nous paraît encore plus sordide que le crime de l’Arabe, parce qu’il est de toute évidence motivé par des causes qui ne désignent pas la moindre portion d’absurdité camusienne. Ce n’est pas un soleil de plomb qui s’est abattu sur le «vautour» et qui l’aurait forcé à commettre l’irréparable; c’est plutôt lui, ses ailes déployées et son cou tordu, parfaite grimace de l’univers zoologique, qui a fondu sur sa proie en la prenant par surprise. Le geste meurtrier terminal achève ainsi une amitié fondée davantage sur le non-dit et l’ambiguïté que sur des rapports de transparence a priori conformes à ce que l’on est en droit d’attendre d’une liaison amicale. Au tout début du roman, d’ailleurs, cette ambiguïté nous saute à la figure et suscite un malaise qui n’est pas sans rappeler les contextes de prédilection d’un Larry Clark (4), metteur en scène de l’adolescence inassouvie, prompte à la criminalité, au stupre et à la fornication. Nous sommes donc très éloignés de la maxime stoïcienne abstine et sustine, puisque si quelque chose se détache avec vigueur de cette amitié déconcertante, ce n’est que la sensation d’une avide consommation mutuelle, jusqu’à atteindre des satiétés imprononçables qui finissent par pousser à la fatale trahison. En tout cela, le tigre n’aura fait que sous-estimer les ruses du vautour, et lorsqu’il croyait apprécier dans les traits du rapace les manifestations les plus convaincantes de l’acquiescement, il négligeait le double-fond de ce tempérament vindicatif et diablement calculateur. Il se peut alors que l’amitié n’ait été sincère que d’un côté, en l’occurrence du côté de celui qui fut accusé de tout régenter, dans le sillage de ce tigre qui ne se sentait possiblement pas aussi majestueux et qui faisait de son mieux pour satisfaire une grande partie de ses camarades.
Est-ce que pour autant tout est condamnable chez ce meurtrier impie ? Un passage nous suggère de voir en ce monstre un Christ repentant (et sinon pourquoi serait-il revenu ?), un homme battu (au propre comme au figuré) qui monte au Golgotha en parcourant tous les étages de sa via dolorosa (cf. pp. 85-6). Chahuté et frappé par des oiseaux de nuit plus méchants que ceux d’un Edward Hopper, le revenant criminel paraît avoir guetté le moment où il allait être tabassé. Il se repaît de ces bastonnades – soit d’être puni de ce qu’il a fait, soit d’être formellement dérangé. Les deux postures sont admissibles tant il est difficile d’y voir clair dans ce précipité d’humanité mauvaise. Quoi qu’il en soit, la clémence nous inciterait à le pardonner, ce que parvient à faire Sonia selon toute vraisemblance (cf. p. 136), cependant tout concorde pour le charger de ses horribles fautes, et les deux tours effondrées n’ont pas neutralisé la carrure dominante des peupliers, gardiens impitoyables du passé, sombres silhouettes qui continueront de suivre l’assassin à la trace, jusque dans l’eau du fleuve où miroitent les frondaisons de ces grands arbres et où jadis vint flotter le cadavre disloqué du jeune tigre.
Notes
(1) Le Jour de l’effondrement (Éditions Aux Forges de Vulcain, 2014).
(2) L’impression de fatalité sociale due à l’apparence et à l’insalubrité du logement est aussi remarquablement traitée par Andreï Zviaguintsev dans son film Elena.
(3) L’autre contraste pourrait aussi concerner la vie de famille. On apprend en effet que le père de la victime est mort d’un cancer du foie (cf. pp. 93-5). Un tel «accident» de vie aurait peut-être contribué à mettre dans l’existence du tueur de quoi se délivrer du sentiment pesant de la répétition domestique. Plus cyniquement, la mort précoce d’un parent est susceptible de constituer un argument de popularité, un signe distinctif qui pose d’emblée une souffrance et une attitude inhérente d’exclusivité.
(4) Pour avoir une vision approfondie du roman, nous conseillons au lecteur de voir le film Bully (puis éventuellement Ken Park).