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26/07/2016
Parade sauvage de Jean-Jacques Salgon
Photographie (détail) de Juan Asensio.
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LRSP (livre reçu en service de presse, de la part des éditions Verdier).
Le beau récit de Jean-Jacques Salgon, dont le titre évoque bien sûr Rimbaud, pourrait être placé sous le patronage d'un autre poète, Patrice de La Tour du Pin, qui écrit :
«Elles sont dans l’exultation, les voix de l’homme !
Et les dernières nées ont retrouvé l’ancienne
Coulée de soleil par son empreinte ensevelie,
Ce qui reste gravé sur les roches enfouies
De l’émerveillement des matinées humaines !»
Et les dernières nées ont retrouvé l’ancienne
Coulée de soleil par son empreinte ensevelie,
Ce qui reste gravé sur les roches enfouies
De l’émerveillement des matinées humaines !»
Si l'auteur affirme, dans pratiquement chacune des pages de son livre, que l'exultation mêlant à la fois beauté et effroi (cf. p. 41) représente en effet les voix et les voies de l'homme, l'invocation à Rimbaud n'est pas innocente, qui rappelle la nécessité d'un déchiffrement de la matière poétique, confondue ici, nul ne m'en tiendra rigueur, avec l'art rupestre si admirable de nos lointains ancêtres et, plus largement, les balbutiements (intellectuels, poétiques, spirituels, qu'en pourrions-nous savoir ?) de leur propre émerveillement devant la beauté.
J'ai parlé de balbutiements : je ne songe bien évidemment pas à affirmer que des hommes qui ont vécu voici 30 ou 50 000 ans auraient été, par rapport à nous, amputés de quelque sens qui leur eût permis de célébrer la merveille que représente le monde. C'est exactement le contraire, et nous pourrions, en citant un seul passage, résumer le texte de Jean-Jacques Salgon qui déclare que «C'est en chassant, fabriquant, peignant, chantant, dansant, que nos ancêtres ont inventé une culture totale dont l'expression la plus aboutie est venue jusqu'à nous sous la forme du merveilleux bestiaire peint et gravé qu'ils nous ont légué, mais aussi, plus indirectement, par le truchement de cette mémoire chargée de mythes et de savoirs dont les rituels chamaniques aux quatre coins du monde sont encore [...] les ultimes dépositaires» (pp. 93-4, l'auteur souligne).
L'admirable épure que constituent les fresques de la grotte Chauvet montrent une maîtrise technique, mais aussi une sensibilité esthétique indéniables, qui m'ont profondément marqué la toute première fois que j'ai pu les regarder, hélas, comme nous tous, au moyen de reproductions, même si j'ai eu la chance, assez jeune, de découvrir pour le coup dans leur grotte les bisons utérins d'Altamira. Cette expérience extraordinaire plusieurs fois évoquée sur ce blog (comme par exemple ici), dont je n'ai même pas besoin de fermer les yeux pour me souvenir assez précisément, n'a cessé de me poser des questions, non point originales mais lancinantes.
Jean-Jacques Salgon tente de répondre à quelques-unes d'entre elles, en évoquant les notions d'art, de beauté, de sacré ou même de secret (cf. p. 38), sa démarche de questionnement poétique visant à jeter, par-dessus le gouffre des millénaires, une arche de curiosité, d'admiration et de sympathie, au sens profond, étymologique, de ce terme qui n'est plus guère compris de nos jours.
Lisant, en même temps que le court ouvrage de cet auteur, la récente et remarquable somme scientifique de Jean-Marie Hombert et Gérard Lenclud intitulée Comment le langage est venu à l'homme publiée par Fayard, je suis frappé de constater que le livre de Jean-Jacques Salgon commence son enquête passionnante, si je puis dire, à l'endroit même où nos chercheurs, sous nos yeux, ont accumulé avec un soin méticuleux une quantité de matériel assez impressionnante, qui leur permet, certes fort raisonnablement, d'avancer plusieurs hypothèses, mais qui les empêche de se lancer sans filet dans les paris, ou bien les intuitions que développe sans hésitation Jean-Jacques Salgon. En voici un exemple : «Et comme les humains d'il y a 33 000 ans parlaient un langage sans doute aussi élaboré que le nôtre, une langue secrète et sacrée, une culture demeurée opaque, filtrent toujours à travers leurs images» (p. 18) et, à la page suivante : «Des mots furent prononcés auprès de ces images peintes, de ces gravures, de ces mains négatives, et le silence qui règne aujourd'hui dans la caverne m'apporte la rumeur de ces mondes perdus». Pas de souci, dans ces pages, d'apporter la plus petite preuve de ces affirmations qui feraient bondir tout chercheur sérieux, mais nous n'en avons cure, et ce serait ne strictement rien comprendre à l'intention de Jean-Jacques Salgon, pourtant scientifique de formation, que de lui demander de prouver ses dires.
Tout est langage et aussi chant (cf. p. 39), selon l'auteur, y compris les traces des «animaux courant sur la neige ou sur les sables des plages ou du désert» qui ont, «bien avant les scribes sumériens, inventé l'écriture» (p. 22) (1), et langage de l'enfance de l'humanité qui, nous apprennent certains grands penseurs comme Vico, laquelle enfance ne pouvait en aucun cas être qualifiée d'infantile ou du puérile : «Ils sont [les Aurignaciens], par les reliques qu'ils nous ont léguées, les lointains représentants d'un monde perdu. Ils sont à mes yeux aussi vivants, aussi présents et cachés, aussi secrets, que cette enfance qui ne reviendra pas» (p. 31).
Si elle ne revient pas, il faut au moins tenter de la retrouver, puisque c'est elle, métaphoriquement ou bien réellement (cf. p. 40 : «Peut-être est-ce un ange préhistorique qui a guidé les pas de l'enfant de Chauvet ?»), qui nous permettra de comprendre de quel ordre est cette naissance, cette «apparition de la vie et du mouvement au cœur même de la matière inanimée» (p. 51) qui a abouti, processus bien connu et maintes fois commenté, à la capacité, pour un homme, d'interroger ce même passé immémorial et, ainsi, de prendre conscience et connaissance de son propre prodigieux développement.
Nous sommes cependant confrontés à une aporie, puisque, aujourd'hui, l'homme, nous dit Jean-Jacques Salgon, «se voit contraint de se faire le conservateur des vestiges de ce qu'il a lui-même détruit pour devenir ce qu'il est» (p. 68). En d'autres termes, il s'agirait de ne point pousser des cris de vierge effarouchée devant certains spectacles (comme la corrida) de «sauvagerie animale» plutôt que devant celle, «humaine et beaucoup plus barbare, que nous ne cessons d'inventer» (p. 74). Nulle volonté, chez l'auteur, d'exalter une violence et une cruauté aveugles, mais bien de retrouver, par exemple en lisant Racine («dans Phèdre le récit que fait Théramène de la mort d'Hippolyte», p. 23), en tentant de comprendre, par le biais de corridas (2) ou bien de chasses (cf. pp. 81 et 83), «le rituel dont ces mises à mort s'entourent», la «densité symbolique qui les lie encore au monde animal et, plus généralement, à un cosmos qui les dépasse et dont ils ne sont qu'un fragile élément» (p. 67).
Car il faut bien se rendre à l'évidence : si, comme l'affirme Jean-Jacques Salgon, les Aurignaciens de Chauvet «cessent soudain d'être [s]es aïeux pour devenir [s]es cousins, [s]es frères, frères d'armes et frères d'art» (p. 85), un gouffre qu'il sera impossible de combler demeure entre eux et nous, en dépit même du curieux syncrétisme temporel (3) pourrions-nous dire, que l'auteur manifeste plus d'une fois (cf. pp. 87 et 106), et cela d'autant plus qu'il nous est par définition ontologiquement impossible de saisir le moment où l'homme n'était plus un animal un peu plus évolué que les autres, si ce n'est, affirme l'auteur, au moyen des peintures rupestres dont nous avons pourtant perdu le chiffre, la clé de l'alphabet ou bien, eût dit Rimbaud, la traduction : «ces œuvres si poignantes, ont croit les voir s'arracher sous nos yeux à l'emprise de ces deux mots qui se referment sur elles comme les deux mâchoires d'un étau : «plus jamais» et «pas encore».» (p. 109).
Ainsi Jean-Jacques Salgon peut-il à bon droit affirmer qu'il a «une tendresse particulière pour cette solitude nouvelle de l'homme s'extirpant du monde animal» (p. 17), lui qui note «l'émoi intérieur que ces humains durent éprouver vis-à-vis d'êtres perçus déjà comme différents d'eux, mais vers lesquels un désir fou les portait" (p. 49). C'est un désir fou qui a porté l'auteur vers nos ancêtres qui furent si remarquablement capables de saluer la beauté et, par-delà les millénaires, de nous en donner des images aussi saisissantes que bouleversantes.
Notes
(1) Les signes sont de nouveau mentionnés, à la page 33 : «J'imagine ces premières explorations, avec pour seule lumière la flamme d'une torche faite d'une branche de pin sylvestre, pour seul guide les échos de leurs voix sonnant dans les galeries. J'imagine les lueurs dansant sur les parois, l'excitation de la découverte, la crainte de se perdre (de là peut-être les signes comme repères, traits ou ponctuations, et je pense aussi au Petit Poucet à Damouré Zika dans Petit à petit de Jean Rouch, quand il marque ses croix blanches dans les couloirs du métro parisien)».
(2) «Et plutôt qu'une pseudo-humanité des animaux, Lorca, Hemingway, Leiris, Cocteau, Bataille, chacun à leur manière, ont retrouvé dans l'art tauromachique une certaine sauvagerie primordiale dont l'inconscient, les mythes et la sexualité portent la marque, une cruauté inhérente à l'instinct de survie, mais aussi le courage, la discipline, l'art, toutes choses pleinement humaines et que la corrida s'efforce de cultiver et de civiliser» (p. 108).
(3) Sur ce point, il nous semble que l'auteur est assez peu précis et, même, au moins une fois, qu'il s'emmêle les pinceaux. Aux pages 88 et 89, il affirme que «les dieux zoomorphes ont rejoint le ciel pour s'y fixer dans le «très-haut», sous la forme épurée et géométrique des constellations, devenant ainsi les ultimes témoins d'un sacré ancestral qui n'existait plus». Or, c'est à la page 91 que Jean-Jacques Salgon poursuit : «Les étoiles dans le ciel, même nommées, demeurent lointaines. Sur la paroi de la caverne, les dieux se sont rapprochés des hommes jusqu'à en perdre de leur vigueur et se faire parfois leurs alliés». Nous avons donc le mouvement suivant entre ces deux extraits qui me semblent quelque peu contradictoires : éloignement des dieux, retrait sous formes de géométriques constellations, rapprochement de ces mêmes dieux par le biais des peintures rupestres, lequel, paradoxalement, signe selon l'auteur un éloignement desdits dieux ! Si Rimbaud est le seul à posséder la clé de la parade sauvage, je crains que Jean-Jacques Salgon soit le seul à posséder une explication sur ce curieux enchaînement.