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09/05/2016
La (seule) librairie française des Éditions L'Âge d'Homme est-elle morte d'une indigestion de cuisine végane ?
Toute personne possédant deux doigts de sensibilité littéraire n'a pu qu'être affligée par la nouvelle de la fermeture de la célèbre librairie de L'Âge d'Homme, sise au 5 de la rue Férou. Tout lecteur passionné par les auteurs prestigieux que cet éditeur, du moins jusqu'à une date récente, a publiés, ne pourra, lui, qu'être bouleversé par cette nouvelle, insignifiante sans doute à l'échelle des malheurs économiques de la France, mais d'une importance symbolique néanmoins cruciale. Je revois encore Christian Guillet, venu jusque chez moi voici quelques jours pour me faire cadeau de deux de ses livres, m'apprendre sans chercher à me cacher sa colère et son immense dépit que la librairie parisienne de son plus récent et principal éditeur allait fermer.
Ce renseignement dûment vérifié auprès d'une ou deux personnes connaissant bien L'Âge d'Homme puisqu'elles y ont collaboré, j'ai été étonné de constater que cette nouvelle ne semblait pas vraiment remuer la petite corporation des habitués de la rue Férou, mais aussi, plus largement, les simples lecteurs, comme j'ai pu m'en rendre compte ici ou là sur la Toile. Ainsi Brigitte affirme, avec beaucoup d'originalité comme à son habitude, que la fermeture d'une librairie est toujours un drame. Germaine, elle, ne décolère pas contre La Fnac ou Amazon, devenus dans son esprit étroit les grands Satans des mondes de l'édition et des librairies françaises et de tous les imbéciles qui les défendent alors que ces derniers, à quelques rares exceptions dont ce blog s'est toujours efforcé de signaler l'existence, ne publient et ne vendent plus que du fumier, tout juste bon à faire pousser quelques nouveaux navets que lesdits imbéciles consommeront avec délices, comme les pauvres bougres de Soylent Green se nourriront des restes de corps en croyant qu'il s'agit d'une nourriture passable, à tout le moins honnête. Jean-Pierre, enfin, plus insidieusement (et sans doute justement) affirme pour sa part que c'est le fondateur mythique de L'Âge d'Homme, Vladimir Dimitrijević en personne, qui est le premier responsable de la situation léguée à sa fille, situation disons quelque peu... chaotique, pour rester poli, qui a provoqué de fait la fermeture de la librairie, sans doute trop dispendieuse pour les comptes de la maison suisse. Cette fermeture, ainsi considérée, ne pouvait donc qu'être inévitable, selon la logique d'airain présidant les destinées de l'économie de marché où, tous, la plupart même jusqu'au cou, nous sommes englués.
Du coup les prudents, autre nom aimable des amateurs de petits tableaux croisés dynamiques devenus l'alpha et l'oméga des gestionnaires abrutis, auront beau jeu d'avancer les habituelles raisons d'ordre économique justifiant la fermeture de la librairie parisienne de L'Âge d'Homme. Je n'oserais pas les balayer d'un revers de main bien sûr, ne connaissant que trop la difficile équation qui consiste à tenter de vivre de sa passion, en l'occurrence, la littérature : pour ma part, c'est une poignée fidèle de lecteurs qui me verse plus ou moins régulièrement des dons, et me remercie ainsi par la parole et le geste pour le travail colossal que j'accomplis dans la Zone depuis maintenant plus de 11 années. Je sais, tout autant sinon plus, que l'édition française est secouée par une crise qui est bien moins celle d'une mutation économique profonde et peut-être irrévocable, tarte à la crème que vous invite à déguster sans trop de façons le premier journaliste venu, que d'une tout aussi profonde voire abyssale perte de qualité qui en détourne de plus en plus d'âmes qui s'assèchent, fautes d'oasis dont l'eau est claire, et pure, et scintillante de fraîcheur. Qui veut se désaltérer pourra boire cependant dans la flache où barbotent Éric Chevillard, vague sous-Ponge à humour d'hypokhâgneux, ou bien Mathias Enard et Laurent Binet, respectivement goncourisé et goncourisable. J'essaie ainsi depuis des mois d'intéresser plusieurs éditeurs, grands, moyens et petits, à la publication d'un gros manuscrit regroupant ce que je considère comme mes meilleures critiques parues sur Stalker, à l'exclusion, je m'empresse de le préciser, de mes notes polémiques. Les réponses que j'ai reçues, inspirées ou stupides, presque systématiquement inspirées dans leur stupidité devrais-je dire, toutes pieusement conservées en tout cas pour quelque note future à verser au dossier énorme de la nullité contemporaine ou, ce qui revient au même, de la nullitologie horizontale, pourraient constituer un florilège de la trouille, de l'inculture et du manque de courage intellectuel à l'endroit d'un genre dont tout le monde se fiche désormais, la critique littéraire, si je m'avisais de les publier. C'est incidemment que j'affirme que cette disparition de la critique littéraire, telle qu'elle existait pourtant voici quelques lustres à peine, est l'une des responsables directes de la profonde médiocrité générale, à quelques îlots salubres près je l'ai dit, de la littérature française contemporaine. Pierre Assouline, lui, ou n'importe quel imbécile de la revue à prétentions culturelles Transfuge, n'auront aucun mal à faire publier leurs rinçures chez Gallimard ou Flammarion, non en raison de la qualité très hypothétique de leur prose eunuque, mais parce que l'éditeur supposera que leur insipide filet de verbe tiède pourra utilement rincer la bouche d'un lecteur-type dans la salle d'attente de son dentiste et que, du coup, il pourra écouler en une quantité raisonnable un genre très difficile à vendre, ou que l'absence de collection dédiée ne permettra pas, selon la réponse convenue de ces ânes, de défendre en vérité. Or, s'il faut désormais défendre la critique littéraire, c'est que ce genre, naguère florissant je l'ai dit (il suffit, pour s'en convaincre, de voir quels furent les éditeurs de Béguin, Picon, Benda, Thibaudet et bien d'autres), est désormais assiégé par l'immense marée de stupidité qui menace de tout recouvrir, et qui a d'ores et déjà recouvert la plus grande partie des éditeurs français.
C'est bel et bien cette dramatique décrue de ce que nous pourrions appeler l'étiage intellectuel au-dessous duquel les animalcules en décomposition commencent à sérieusement puer, toute l'infra-littérature des nullités siamoises Yannick Haenel et François Meyronnis, ou bien encore Antoni Casas Ros, dont les farces ou les daubes c'est selon ont été systématiquement cataloguées puis disséquées ici-même, eux-mêmes ayant été punaisés comme ce qu'ils sont, des cacographes, c'est donc bien et bien cette dramatique décrue qui constitue la raison profonde de la fermeture de la librairie parisienne de L'Âge d'Homme. Pour s'en assurer, contentez-vous de jeter un œil (un seul, désormais, car c'est bien assez) sur le catalogue de l'éditeur suisse pour constater que, depuis la disparition de son fondateur et génial lecteur, quelque chose a profondément changé ou, pour le dire comme je le pense, un germe de pourriture acéphale a commencé à vicier, de l'intérieur, la pomme croquée avec tant de savoir livresque par Will Tuttle.
Voyez ainsi les différents onglets que propose la page Internet dédiée au catalogue complet des éditions L'Âge d'Homme : nulle trace de considérations hautement inspirées sur la cuisine végane n'y figurent, fort heureusement, mais une simple recherche avec le terme vegan nous donne en revanche un résultat pour le moins éloquent, de Végane à gogo au Grimoire seitanique, sous-titré 120 recettes apocalyptiques du Vegan Black Metal Chef en passant par de recommandables Grillades véganes toute l'année et une paradoxale Cuisine végane pour carnivores. Il faut veiller à se diversifier, nous assure l'épicier qui n'a même pas réussi son concours d'entrée à HEC ? Sans doute, mais je connais plusieurs maisons d'édition qui ont toujours été capables de se diversifier tout en proposant à leurs lecteurs des livres de qualité, et cela quel qu'en soit le sujet.
Les amateurs d'une excellente pièce de bœuf désormais remplacée par une étique tige de bambou apprêtée par les plus hautes sommités de la véganerie pour anorexique du cervelet apprécieront, mais les amateurs de Rozanov, d'Eugenio Corti ou de la mythique collection Les Dossiers H à laquelle j'ai eu la chance de participer deux fois considéreront, eux, que le brouet insapide est assez difficile à avaler, encore moins commode à digérer. Qui plus est, nos experts en comptes et fichiers Excel plus haut nommés ne manqueront pas de me rafaler la litanie des poncifs habituels, selon lesquels une librairie, quelle que soit sa spécificité que nul, soyez-en certains, ne pourrait raisonnablement remettre en cause, n'en reste pas moins une entreprise comme une autre, et qu'il faut donc bien vendre mon bon Monsieur, les livres ineptes sur la véganerie se vendant paraît-il comme des petits pains dans le coeur de cible naturel qu'est la ménagère de moins de 50 ans et la jeune conne amatrice de piercings et de tatouages tribaux désireuse, par son action absolument homéostatique, de ne pas perturber d'un seul quark la paisible digestion d'un poussin qui sera sauvé par son geste d'un broyage absolument révoltant. Que vive le poussin innocent exposé à la cruauté carnassière des lecteurs, si doivent crever à petit feu, mais apparemment de plus en plus vite, et la bouche ouverte sans qu'un seul son n'en sorte, des auteurs comme Haldas, Hamsun, Gripari, Caraco, Cingria, Ramuz, Jünger, Vialatte, Daumal, Bloy, Dominique de Roux et tant d'autres ! Que survive le moindre jaune d’œuf résolument unique sous la paupière du Créateur Lui-même promoteur d'un régime nutritionnel sain et équilibré (l’Église Végane déploie beaucoup d'énergie pour ajouter, à cet égard, un onzième commandement) pourvu que nous puissions tranquillement réorienter, dans le sens d'un plus grand épanouissement des bobos et de nos amis les bêtes, l'un des fonds éditoriaux de langue français les plus prestigieux mais dangereusement réactionnaires, voire ésotérisant à outrance.
Du reste, cette réorientation, autre nom pudique pour ce qui s'apparente, je le dis comme je le pense, même si je suis le seul à le dire haut et fort, à un saccage éditorial, semble tranquillement assumée par celle qui est désormais à la tête des éditions, naguère prestigieuses, aujourd'hui sombrant dans le ridicule, de L'Âge d'Homme, Andonia Dimitrijević-Bore, dont une page de publicité interne, qui ne convaincra que les convaincus, affirme sans la moindre trace d'ironie ou d'humour qu'elle «a apporté une touche de modernité en refondant la ligne graphique et a lancé de nouvelles collections, dont la collection V (première collection 100% végane en francophonie – essais, cuisine, livres pour enfants...) et la collection Rue Férou (littérature française)» et, tout aussi sérieusement, ce que nous ne saurions remettre en doute cela va de soi, qu'elle «a su conserver l'ouverture, l'innovation et l'anticonformisme qui ont fait L'Âge d'Homme et [qu'elle] marche ainsi dans les traces de son père». Je ne voudrais pas me lancer dans quelque aventureuse analyse des motivations psychologiques inavouées ou bien inavouables qui ont poussé cette personne, marchant dans les traces de son père, à s'écarter résolument de la voie d'excellence qui était celle que son père justement s'est toujours efforcé de suivre, mais l'exercice, sans doute, bien qu'indiscret, nous en apprendrait beaucoup.
Au-delà même de ce curieux changement de tropisme, que je juge pour ma part parfaitement crétin, les fadaises véganes étouffant de plus en plus ce qu'il est ou plutôt était convenu d'appeler une bonne politique éditoriale, à tout le moins assumée et courageuse, voire intelligente, c'est bel et bien l'ensemble de la production dite littéraire de L'Âge d'Homme qui, à quelques exceptions près sur lesquelles j'ai pu me prononcer, est pour le moins critiquable, tant elle traduit ce que nous pourrions à bon droit affirmer être une espèce d'affaissement, comme si la maison s'évidait de l'intérieur : ainsi, les murs, la carcasse si l'on veut, de L'Âge d'Homme demeurent (mais pour combien de temps encore, alors que, déjà, son unique librairie parisienne sera probablement transformée en magasins vendant des chaussures ou des tire-bouchons ?), pendant que son corps, lui, pourrit lentement, à vrai dire moins lentement qu'il n'y paraît, tant les dernières parutions de feu cet éditeur manquent de qualité, de vision, de folie, autant de caractéristiques qui étaient de mise du temps de Dimitrijevic père, et qui ne sont plus aujourd'hui qu'un heureux (ou malheureux, c'est selon) hasard dirait-on, comme par exemple pour Phénomène Stalker ou encore avec Pour le septième art d’Élie Faure. Mais, pour une exception se signalant par sa qualité, combien de nullités devant lesquelles un Léo Scheer lui-même, pourtant grand cultivateur devant l’Éternel de navets transgéniques, aurait fait la moue, comme La Petite galère de Sacha Després et, pour que l'on ne m'accuse point d'être un fâcheux misogyne, Avec les chiens d'Antoine Jacquier ? Voilà des gribouillages sans grand intérêt, sans colonne vertébrale, sans une trace d'écriture, que bien évidemment tout éditeur français qui se respecte ou pas est, une ou même plusieurs fois dans sa carrière, tenu de publier, afin d'alimenter, pudiquement, ce qu'il appellera la part du feu, qui, à L'Âge d'Homme, me semble d'une si belle vigueur qu'il finira par tout dévorer. En somme cet éditeur, qui bien évidemment, du temps où son patron y officiait, n'a pas publié que des livres remarquables, fait désormais la part belle à une pseudo-littérature branchée, maniant sans beaucoup d'art l'épate du bourgeois (s'il en reste) et la réclame criarde, le style relâché voire, tout bonnement, l'absence de tout style identifiable, un peu comme celui de Marie Van Moere dans son pathétique et ridicule Petite Louve (La Manufacture de livres), et ne semble plus publier de bons livres que par hasard, par erreur même, pourrait-on glisser méchamment.
Cette évidence est encore confortée par un indice pour le moins flagrant. Jetez donc un œil, un seul là aussi, sur le compte Facebook de la digne héritière de Dimitrijević, et constatez que, selon toute évidence, la promotion intelligente des bons livres semble autant intéresser cette personne férue de véganisme et de piercings que me passionne la délicate question des hémorroïdes de Renaud Camus, la majorité de ses interventions, du moins celles qui sont consultables publiquement, ne concernant qu'un seul et unique sujet qui, vous l'aurez deviné, n'est pas franchement ce qu'il est convenu d'appeler la littérature ni même, puisque ce mot semble faire très peur à cette personne, des livres qui se tiennent un peu plus solidement qu'un flan végan.
Rappelons enfin à l'intéressée qu'«il n'est de vraie littérature que produite non par des fonctionnaires bien pensants et zélés, mais par des fous, par des ermites, des hérétiques, des rêveurs, des rebelles et des sceptiques».
Ces mots sont ceux de Vladimir Dimitrijević et je n'ai point vu, dans cette liste pourtant hétéroclite, figurer la catégorie des médiocres.
Pour l'heure, utilisons à bon escient la formidable technologie qui est mise à notre disposition, et qui permettra à celles et ceux qui sont déjà venus dans cette librairie, ou au contraire qui ne s'y sont jamais rendus, de revoir ou voir à quoi elle pouvait bien ressembler, avant qu'elle ne soit transformée en banale boutique.