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15/11/2015
Le Désespéré de Léon Bloy
Léon Bloy dans la Zone.
Il y a incontestablement la matière de plusieurs fort longues études, et peut-être même de thèses, dans l'édition, remarquable, que Pierre Glaude a donnée du Désespéré de Léon Bloy. Nous n'avons plus la patience de lire des thèses, et cela depuis de longues années, et je doute que mes lecteurs soient très friands de cette prose eunuque alors, du texte le plus connu de Léon Bloy, texte qui peut vite fatiguer le lecteur le plus érudit par la rutilance de son vocabulaire, l'exponentielle catapulte des hyperboles utilisées, la manie enragée de l'insulte énorme et jubilatoire, inimaginable de nos jours, nous n'évoquerons que quelques aspects qui, au-delà de l'écriture travaillée comme une pâte monstrueuse dont nous ne savons pas bien quel sera l'aspect final, ange ou démon, admirable cathédrale ou bouge puant le limon (1), nous semblent dignes d'intérêt.
Le lecteur curieux se procurera de toute urgence cette impressionnante édition de poche du Désespéré, tout comme il se procurera celle que Pierre Glaudes a également donnée d'autres ouvrages de Léon Bloy, mais aussi de Jules Barbey d'Aurevilly (Les Diaboliques au Livre de Poche), ceci afin de vérifier que, certes fort rarement, la critique universitaire n'est pas un genre totalement vide ni vain, et qu'il peut apporter de réelles précisions sur un roman à clés.
Il y a donc bien des façons de présenter Le Désespéré, mais toutes je crois ne pourraient qu'être obligées d'évoquer son extraordinaire violence verbale, qui n'est que le pendant d'une tout aussi inconcevable, à notre époque où les hongres sont récompensés par des prix dits littéraires comme s'ils étaient des coursiers de feu, son invention stylistique, que la littérature française n'a peut-être jamais retrouvée à un tel degré de concentration, de précipitation, après Léon Bloy, que chez Louis-Ferdinand Céline. Il n'est donc pas étonnant que les dernières pages du roman, d'une méchanceté imprécatoire forcenée qui jamais ne parviendra à faire rire les imbéciles, soient tout entières dirigées contre les mandarins de la République des Lettres, que l'écrivain affuble de pseudonymes cocasses (Gaston Chaudesaigues est ainsi Alphonse Daudet, Chlodomir Desneux Élémir Bourges, Alexis Dulaurier Paul Bourget et Gilles de Vaudoré Guy de Maupassant) et qu'il éreinte avec une violence de rétiaire tailladant un cochon qui aurait eu le malheur d'uriner sur sa bottine, violence qui d'ailleurs n'était pas complètement originale à l'époque, si l'on se souvient de textes comme Les Tâches d'encre de Barrès ou Les Grimaces de Mirbeau, sans compter les textes d'un Drumont. C'est que, comme Pierre Glaudes a raison de l'indiquer, Léon Bloy, comme Bernanos après lui, n'aura pas utilisé une plume pour rire ou pour acquérir, à l'image de tant de médiocres contemporains, une place sociale enviée, et la possibilité concomitante de déguster des petits fours au café de Flore : «Bloy est en effet persuadé que, dans une société sans avenir qui court à l'abîme, les hommes qui exercent le ministère de la parole portent une responsabilité écrasante dans la dégringolade universelle» (p. 23). C'est par cette caractéristique que nous pouvons le dire proche d'un autre célèbre imprécateur, Karl Kraus, pour qui le triomphe intérieur des nazis était dû en grande partie, pour ne pas dire totalement, à la déchéance du langage galvaudé par le journalisme de masse.
La raillerie féroce qui suinte de presque chacune des lignes à l'acide du Désespéré, que l'on ne s'y trompe pas, ne peut jamais se contenter de japper ou de mordre, fût-ce contre des journalistes de la stature de Veuillot, comme dans les textes de Marc-Édouard Nabe, lesquels ne débouchent sur rien d'autre qu'une numéro de caniche nain essayant, sans jamais y parvenir bien sûr, de se mordre la queue en s'imaginant qu'il s'agit d'un dragon capable de détruire l'univers. La violence incendiaire de Léon Bloy est parabolique, apocalyptique nous le verrons et même, elle déploie la toile magnifique qu'un peintre à moitié fou aurait patiemment peinte pour prétendre remplacer la réalité, et offrir aux spectateurs, médusés, une réalité seconde enrichie d'une interprétation symbolique de l'Histoire et de ses arcanes. En moquant comme nul autre le spectacle affligeant de médiocrité que lui proposaient ses contemporains, neuf fois du dix détestés, Léon Bloy est l'un des plus grands révélateurs de la comédie sinistre, parfois drôle, qu'est le monde contemporain. Pour le dire autrement, sa prose fait office de bain révélateur, même si elle mord à l'acide des gravures pour le moins cruelles, afin d'en fixer définitivement le témoignage.
Certes, le «style biblique du Désespéré prend ainsi une coloration parodique qui révèle chez Bloy la persistance de l'esprit fumiste» et il est tout aussi vrai que cette «disconvenance, qui brouille la signification du récit, en révèle le point névralgique» (p. 32), résidant dans la curieuse transformation de la satire la plus inouïe dans une œuvre d'une remarquable modernité, en dépit même de ses afféteries verbales coruscantes. Car, «antiphrastique et paradoxal», Le Désespéré place non seulement le lecteur dans «une position inconfortable» (p. 49), à tel point que les idiots fuient toujours l’œuvre de Bloy, mais le force à questionner le sens d'un texte qui tout entier veut se consumer, s'annihiler pour laisser place à la seule lettre qu'il importe de faire triompher, celle du Verbe bien sûr, celle du Christ rédempteur qui n'en finit pas de ne pas venir et se laisse dévorer quotidiennement par des millions de bouches avides dans la chair sale et malade des pauvres (2). Si Léon Bloy écrit sans jamais, dirait-on, éprouver le moindre sentiment de lassitude, c'est uniquement parce qu'il aspire à se taire, pour contempler le Verbe qui, enfin, va détruire un monde infesté d'une parole mensongère.
Je ne connais pas de texte plus pressé, en dépit même de ses outrances (3) et de certaines accumulations d'images qui lassent et, parfois, d'un maniérisme décadent plus que pénible (4), de s'effacer, comme une provocation au Dieu absent (absence en miroir de l'âme : «Il m'a semblé que j'errais dans mon âme, déserte à jamais», p. 131) qui ne daigne même pas secourir Marie Joseph Caïn Marchenoir alors qu'il meurt dans le dépouillement, la misère plutôt, revenu de tout, ayant perdu la putain qu'il a arrachée au putanat et qui est devenue folle comme Anne-Marie Roulé (5), privé aussi qu'il est de la présence de son unique ami, Georges Leverdier, personnage composite inventé à partir de Georges Landry et de Louis Montchal qui comptèrent beaucoup pour Bloy.
Je surprendrai sans doute mes lecteurs en affirmant que Le Désespéré est un texte qui saisit par son urgence, alors même qu'au contraire il n'hésite pas, des pages durant, à dresser le portrait plus que cruel, ordurier, de nombres des gloires lettrées de l'époque, tout comme il n'hésite pas, et cela plus d'une fois, à exposer par le menu les conceptions de Marchenoir, autant dire, ici, celles de Léon Bloy, sur l'Histoire et son symbolisme universel. Le Désespéré n'est pas avare de pages qui ne disent qu'une seule chose : le désespoir que Dieu se taise.
Cette urgence, réellement apocalyptique, s'explique, en tout premier lieu, par l'évidence qui s'étale sous les yeux de Marchenoir : nous ne sommes que des coquins, des goujats, souligne Bloy dans un passage où il explique son refus des duels (cf. p. 338), alors que les «croisades ne sont plus, ni les nobles aventures lointaines d'aucune sorte» (p. 94), et que nous vivons dans un monde dénaturé par rapport à celui de nos premiers pères, monde dont l'état, catastrophique autant que révélateur, de la France, n'est que la plaisante mais néanmoins dramatique image : «À vau-l'eau le respect, la résignation, l'obéissance et le vieil honneur ! Tout est avachi, pollué, diffamé, mutilé, irréparablement destitué et fricassé, de ce qui faisait tabernacle sur l'intelligence. La surdité des riches et la faim du pauvre, voilà les seuls trésors qui n'aient pas été dilapidés !» (p. 205). Il est d'ailleurs assez peu troublant de constater que les lignes qui suivent immédiatement ce passage évoquent cette faim, cette fringale insurmontable de Dieu, qui s'obstine à ne pas revenir : «Ah ! cette parole d'honneur de Dieu, cette sacrée promesse de «ne pas nous laisser orphelins» et de revenir; cet avènement de l'Esprit rénovateur dont nous n'avons reçu que les prémices, – je l'appelle de toutes les voix violentes qui sont en moi, je le convoite avec des concupiscences de feu, j'en suis affamé, assoiffé, je ne peux plus attendre et mon cœur se brise, à la fin, quelque dur qu'on le suppose, quand l'évidence de la détresse universelle a trop éclaté par-dessus ma propre détresse !...».
Ce n'est pas la seule fois, loin s'en faut, que de tels cris, bouleversants au-delà même, n'en doutons guère, de la pose, déchireront le texte du Désespéré. Ce passage est connu : «Vous avez promis de revenir, criait-il à Dieu, pourquoi donc ne revenez-vous pas ? Des centaines de millions d'hommes ont compté sur votre Parole, et sont morts dans les affres de l'incertitude. La terre est gonflée des cadavres de soixante générations d'orphelins qui vous ont attendu. Vous qui parlez du sommeil des autres, de quel sommeil ne dormez-vous pas, puisqu'on peut vociférer dix-neuf siècles sans parvenir à vous réveiller ?…» (p. 356). C'est en tout cas parce que Caïn Marchenoir voit «le monde moderne, avec toutes ses institutions et toutes ses idées, dans un océan de boue» (p. 341), c'est parce qu'il reprend et annonce (Bernanos ou Rebatet, par exemple) le constat d'une France en piteux état (6) que Léon Bloy se lamente de ne plus pouvoir, une minute de plus, attendre ! : «Tous les desiderata des âmes les plus sublimes accouraient à cette âme, comme une invasion de fleuves, et sa prière intérieure mugissait comme l'impatience des cataractes» (p. 356) ou encore, magnifique image qui nous rappelle l'extraordinaire imagier qu'est Bloy : «Attendre cinquante siècles à la marge enluminée d'un livre d'heures saturé de poésie, comme un de ces expectants patriarches, au sourire fidèle, qui regardent sempiternellement pousser des cèdes sortis de leur ventre, passe encore. Mais attendre sur un trottoir venu de Sodome, en plein milieu de la retape électorale [...], avec la crainte ridicule de mettre le pied dans la figure d'un Premier ministre ou d'un chroniqueur, c'est décidément au-dessus des forces d'un homme !» (p. 88). Mais Bloy ne peut contenir son impatience, qui éclate à vrai dire tout au long du roman, comme un cri qu'il est impossible de réprimer plus de quelques lignes : «Serait-ce que nous touchons à quelque Solution divine dont le voisinage prodigieux affolerait la boussole humaine ?...» (p. 89) se demande ainsi, page après page, Léon Bloy qui est bien trop intelligent pour ne pas connaître la réponse à cette question, la seule qui vaille peut-être.
L'attente de la Révélation, à savoir, stricto sensu, l'Apocalypse est ainsi, toujours, à cheval si je puis dire (et quels fameux coursiers !), entre la critique de la société vomitive dans laquelle survit Caïn Marchenoir, critique qui s'exprime par la violence et, nous le verrons, «l'exaltation des humbles, l'essuiement des larmes, la béatitude des pauvres et des maudits» (p. 100) ou plutôt, du Pauvre, et la critique, extraordinaire elle aussi de violence et d'audace stylistique, du silence de Dieu, qui a promis et pourtant, inconcevablement, semble manquer à sa promesse. Je cite, longuement, ces lignes, où Léon Bloy explique quelle est l'étonnante philosophie de Caïn Marchenoir : «Il se persuada qu'on avait affaire à un Seigneur Dieu volontairement eunuque, infécond par décret, lié, cloué, expirant dans l'inscrutable réalité de son Essence, comme il l'avait été symboliquement et visiblement dans la sanglante aventure de son Hypostase. Il eut l'intuition d'une sorte d'impuissance divine, provisoirement concertée entre la Miséricorde et la Justice, en vue de quelque ineffable récupération de Substance dilapidée par l'Amour. Situation inouïe, invocatrice d'un patois abject. La Raison Ternaire suspend ses paiements depuis un tas de siècles et c'est à la Patience humaine qu'il convient de l'assister de son propre fonds. Ce n'est que du Temps qu'il faut au solvable Maître de l’Éternité et le temps est le fait de la désolation des hommes. C'est pourquoi les Saints et les Docteurs de la foi ont toujours enseigné la nécessité de souffrir pour Dieu» (p. 99, l'auteur souligne). C'est sans doute dans ce passage que nous trouvons le cœur de la vision symbolique de l'Histoire que Léon Bloy n'a cessé de développer et surtout, de livre en livre, d'illustrer jusqu'à la déchirure saillante comme une hernie monstrueuse défigurant une colonne vertébrale, qui jamais n'a cru devoir accepter de se courber devant l'évidence : il faut attendre, il faut souffrir, il faut exalter la pauvreté qui est peut-être une espèce de rançon versée pour libérer Dieu de ses chaînes, pauvreté qui est mangée, comme Dieu, par les riches, quitte à la confondre trop souvent avec la plus crasse misère. Or il est impossible, strictement impossible pour un homme tel que Léon Bloy d'attendre et de souffrir à pertes ! Il faut en conséquence aider ce Dieu mystérieusement impuissant, moins solvable qu'il n'y semble en fait, et il faut l'aider non seulement en souffrant, ce qui est une chose, et une belle chose qui se garde de toute publicité, mais en conspuant celles et ceux qui se vautrent dans la facilité et qui Le raillent, conduisent son Fils, nous le verrons, aux ordures et le contraignent à l'ignoble maquerellage de la Presse, ce qui est une tâche pour le coup qui ne saurait se passer de publicité.
Dès lors, le premier rôle, en tout cas le rôle favori de l'incendiaire va consister à hâter l'événement, le seul événement qu'il vaille d'attendre par une parole qui va prétendre tout consumer, avec aussi peu de discernement, cette faculté des doctes et des patients, que Caïn Marchenoir en a démontré lorsque le christianisme lui est apparu, sur lequel, écrit Bloy, il s'est précipité «comme les chameaux d'Éliézer à l'abreuvoir nuptial de Mésopotamie» (p. 96). C'est bien évidemment la ruine, le déshonneur, l'échec qui vont à leur tour, comme provoqués par un appel d'air, fondre sur l'imprécateur, quels que soient les livres magnifiques qu'il jettera à la gueule saponifiée des crétins qui, sur ses textes, ne piperont mot, et lâcheront le jugement de tous les sots, cela est excessif, comme parut excessif à Gide consulté par Malraux Sous le soleil de Satan de Georges Bernanos : «On ne pouvait raisonnablement pronostiquer un succès beaucoup plus éclatant à la nouvelle œuvre qui se préparait. Marchenoir allait toujours s'exaspérant dans sa forme déchaînée, qui rappelait l'invective surhumaine des sacrés Prophètes. Il se faisait de plus en plus torrentiel et rompeur de digues» (p. 114). Bloy, bien évidemment, prend un plaisir infini à accumuler les images, toutes chargées de nous présenter Marchenoir comme le double romanesque incarnant son extraordinaire force de frappe verbale : «Par l'effet d'une loi spirituelle bien déconcertante, il se trouva que la forme littéraire de cet enthousiaste était surtout consanguine de celle de Rabelais. Ce style en débâcle et innavigable, qui avait toujours l'air de tomber d'une alpe, roulait n'importe quoi dans sa fureur. C'étaient des bondissements d'épithètes, des cris à l'escalade, des imprécations sauvages, des ordures, des sanglots ou des prières. Quand il tombait dans un gouffre, c'était pour ressauter jusqu'au ciel. Le mot, quel qu'il fût, ignoble ou sublime, il s'en emparait comme d'une proie et en faisait à l'instant un projectile, un brûlot, un engin quelconque pour dévaster ou pour massacrer» (p. 182). C'est bien simple nous confie cet insurpassable Grogneur (7), il souffre «une violence infinie et les colères qui sortent de [lui] ne sont que des échos, singulièrement affaiblis, d'une Imprécation supérieure [qu'il a] l'étonnante disgrâce de répercuter» (p. 203).
Ainsi Caïn Marchenoir occupe-t-il la position supérieurement inconfortable du témoin et même du juge («L'écrivain qui n'a pas en vue la justice est un détrousseur de pauvres aussi cruel que le riche à qui Dieu ferme son Paradis», p. 292), autre nom du prophète animé de «cette saisissante précision de discobole oratoire qui paraissait le plus étonnant de ses dons» (p. 143), prophète qui, nous le savons bien, n'est jamais écouté par autre chose que les bêtes du désert, qui ne sont pas les auditeurs les plus attentifs, hélas. Qu'importe, s'il faut dire, à tout prix, la vérité du monde déchu et de l'attente formidable de l'événement qui le rendra de nouveau glorieux ! Marchenoir n'affirme-t-il pas que ce qu'il «regarde comme le strict devoir d'un écrivain» consiste à «dire la vérité quelle qu'elle soit et quels qu'en puissent être les dangers» (p. 284), cette pourtant banale profession de foi suffisant à faire tomber sur le malheureux des Himalayas de ricanements, et que dire de cette salutaire mission de nettoyage publique ? : «Je les appellerai par leurs noms, ces immondices [...], je les ferai voir dans la plus indiscutable clarté, je dirai qu'un balai sanglant devient nécessaire quand l'administration de la voirie néglige, à ce point, son premier devoir et que tout devient préférable à ce choléra de goujatisme et d'irrémédiable imbécillité, qui menace de précipiter demain ce qui reste de la pauvre France dans le plus sinistre pourrissoir de peuple qu'un pessimisme dantesque pourrait rêver !...» (p. 276).
Il y a plus, avec Léon Bloy, avec lequel nous ne sommes jamais au bout de nos surprises, et la voie est fort étroite entre la violence jetée à la face livide de ses collègues en non-écriture ou bien contre les représentants, pas beaucoup plus glorieux que les précédents, de l’Église (8), et la tentation de devenir un véritable enragé, fût-ce pour la bonne cause, qui est, ce n'est pas rien tout de même, la Cause ! : «Qui sait, après tout, si la forme la plus active de l'adoration n'est pas le blasphème par amour qui serait la prière de l'abandonné ?...» (p. 293, l'auteur souligne). Car, si l'homme impraticable qu'est Marchenoir avoue sans peine tailler ses «projectiles avec le plus d'art» qu'il peut et qu'il se ruine à choisir, «pour cet usage, les plus dispendieuses matières», s'il ne craint pas de dire, encore, qu'il se rêve comme un «joaillier de malédictions» (p. 339), la frontière est fort mince, parfois même introuvable, entre l’irrésistible drôlerie de certaines attaques et la pure, très pure dans ce cas, méchanceté. Qu'importe encore, puisque les plus belles pages du Mendiant ingrat témoignent de cette force souterraine qu'Ernst Bloch crut lire dans la geste de Thomas Münzer, et que d'autres grands commentateurs allèrent déchiffrer dans le messianisme et les arcanes de la théologie politique, du moins quand sa sourde inquiétude s'exprime par la violence.
Il est en tout cas frappant de constater que, comme chez le millénariste ou même le nihiliste (9), c'est le Pauvre qui, chez Bloy, et pas seulement dans Le Désespéré, doit guider l'espoir de la révolte. C'est par et devant cette figure que s'annulent toutes les autres, surtout celle du polémiste insurpassable, bien évidemment conscient de ses dons («Je vous écris donc, puisqu'une âme livrée à son propre néant n'a d'autre ressource que l'imbécile gymnastique littéraire de le formuler», p. 63 et, dans notre édition, première du Désespéré) qui finira bien par mourir de fatigue ou de dégoût à gueuler contre «l'incroyable anémie des âmes modernes» (p. 68), contre l’Église même, sans avoir pourtant réussi à sauver le Pauvre, si «absent de ces réveils d'affranchis, de ces voluptueux entrebâillements d'âmes entretenues, à la chantante arrivée du jour !» (p. 72), invisible au milieu de tous les médiocres qui «n'ont pas même l'énergie du scepticisme», qui ne «sont absolument rien. Mais la terre est à leurs pieds et cela leur paraît très simple» (p. 79).
Le pauvre est bien sûr l'image de Dieu, plus que cela même, la seule trace visible, tangible, puante et miséreuse, de Dieu dans une société qui les a chassés tous deux, au nom du Progrès : «Les générations humaines toujours dévorées au banquet des forts, sur tous les continents où les enfants de Nemrod avaient étendu leur nappe, et le Pauvre, dont c'est l'étonnant destin de représenter Dieu même, le pauvre toujours vaincu, bafoué, souffleté, violé, maudit, coupé en morceaux mais ne mourant pas, – roulé du pied, sous la table, comme une ordure, d'Asie en Afrique et de l'Europe sur le monde entier, – sans qu'une seule heure lui fût accordée pour se désaltérer à ses propres larmes et pour racler les croûtes de son sang ! Cela, pour toute la durée des sociétés antiques, sculptées en formidable raccourci dans la gouliafrée du roi Balthasar» (p. 191). Pas étonnant, donc, que Caïn Marchenoir, tout en se déclarant prudemment fils obéissant de l’Église, affirme qu'il est néanmoins «en communion d'impatience avec tous les révoltés, tous les déçus, tous les inexaucés, tous les damnés de ce monde» (p. 203), ajoutant pour faire bonne figure que le «christianisme, quand il en reste, n'est qu'une surenchère de bêtise ou de lâcheté» merveilleusement appariée «à la fuyante queue de maquereau de cette fin de siècle» (p. 233) où triomphe le «catinisme de la piété» (p. 239, l'auteur souligne) et le médiocre contre lequel Ernest Hello, lui aussi terrible impatient, eut des pages magnifiques et terribles, médiocre qui fait pourtant «partie intégrante de la matière rachetable, pour laquelle il est enseigné que le Fils de Dieu souffrit la mort» (p. 237).
Le pauvre, celui qui est chargé d'expérimenter les affres de la douleur, elle aussi conspuée du plus grand nombre tout pressé de jouir («Depuis le Calvaire et le Mont des Oliviers, il n'y a rien qui n'ait été tenté par l'interne pourceau du cœur de l'homme, contre cette excessive magnificence de la Douleur, p. 236), sera ainsi l'instrument de la prochaine guerre, d'extermination totale des riches, comme Léon Bloy l'a parfaitement illustré dans son Désespéré, et jusqu'à l'excès, comme il se doit : «Seulement, défiez-vous !… Nous gardons le feu, en vous suppliant de n'être pas trop surpris d'une fricassée prochaine» (p. 392, l'auteur souligne), diatribes qui n'ont jamais fait que rire les prudents et les assis, qui n'ont que faire des élucubrations d'un auteur qui mélange un peu trop visiblement le credo avec les revendications sociales. Un illuminé, sans doute, un esprit visiblement dérangé puisqu'il est capable d'écrire : «Tel est le cantique des modernes pauvres, à qui les heureux de la terre, – non satisfaits de tout posséder, – ont imprudemment arraché la croyance en Dieu. C'est le Stabat des désespérés !» (pp. 392-3, l'auteur souligne).
Qui a découvert, grâce au Désespéré, les rugissements du presque dernier de nos lions, avant que ne s'éteigne Georges Bernanos, douillettement calfeutré dans le cercueil rose à froufrous parfumés et impeccablement disposés par de diligents universitaires autour du Grand d'Espagne, n'a pas pu ne pas être frappé par l'impeccable logique qui façonne la vision de Léon Bloy, chez qui tout se tient, Dieu et l'Argent qui en est comme la contrefaçon toute-puissante, omnipotente et ubiquitaire, et partant absolument invisible, mais aussi le Pauvre et la Douleur qui sont comme le mortier, de sang et de crasse, de souffrance et de misère, des siècles où rutile la flamboyante et implacable Histoire dressant sa cathédrale de souffrance, vers des cieux vides. C'est en 1877 que Léon Bloy a rencontré l'abbé Tardif de Moidrey lequel, l'année suivante et en compagnie de son ami Ernest Hello, sera l'unique témoin des vaticinations d'Anne-Marie Roulé quant au rôle mystique central que devait jouer celui qui n'était pas encore l'auteur du Désespéré, et qui n'était pas même, tant s'en faut, celui du Symbolisme de l'Apparition qui ne paraîtra qu'après la mort de Bloy, texte posthume dans lequel l'élève dépassa le maître en exégèse. Rappelons que l'abbé Tardif de Moidrey, prédicateur assomptionniste, a écrit une introduction au Livre de Ruth (en 1872) que Paul Claudel réédita en 1937, longuement présentée par ses soins. C'est en tout cas en 1877 que Tardif de Moidrey a initié son bouillonnant ami à son art de l'interprétation symbolique, dont nous retrouvons la trace dans bien des pages du roman de Léon Bloy, comme lorsqu'il écrit : «Quel livre pourrait être le mien, pourtant, si j'enfantais ce que j'ai conçu ! Mais quel accablant, quel formidable sujet ! Le Symbolisme de l'histoire, c'est-à-dire l'hiérographie providentielle, enfin déchiffrée dans le plus intérieur arcane des faits et dans la Kabale des dates, le sens absolu des signes chroniques, tels que Pharsale, Théodoric, Cromwell ou l'insurrection du 18 mars, par exemple, et l'orthographe conditionnelle de leurs infinies combinaisons ! En d'autres termes, le calque linéaire du plan divin rendu aussi sensible que les délimitations géographiques d'un planisphère, avec tout un système corollaire de conjecturales aperceptions dans l'avenir !!» (p. 134, l'auteur souligne).
L'Histoire conçue et lue, en somme, comme un Texte qu'il importe de savoir déchiffrer. Un tel savoir permettrait à celui qui l'a conquis de haute lutte non seulement de comprendre le sens caché des événements passés, mais de dénouer le nœud gordien des faits présents et d'annoncer ceux qui viendront ! Une telle lecture est possible parce que l'Histoire, selon Léon Bloy, n'est que la transcription en lettres de sang d'une aventure inconjecturable, proprement invisible sauf par l'apport rarissime et pouvant provoquer la folie de quelques aperçus suggérés par des demi-fous accablés de souffrances et de privations. Une telle lecture s'ancre aussi, du moins jette sa sonde, dans l'océan abyssal que Joseph de Maistre a ouvert sous nos pieds en formulant «ce dogme universel et aussi ancien que le monde, de la réversibilité des douleurs de l'innocence au profit des coupables» (10) et que Léon Bloy évoque à son tour en parlant de la figure de la Grande Chartreuse qui a dû «payer pour tout un peuple insolvable que pressait l'aiguillon du châtiment, en accomplissement de cette loi transcendante de l'équilibre surnaturel, qui condamne les innocents à acquitter la rançon des coupables». Je cite la suite de ce passage, qui explique non seulement le sens du Désespéré mais de tous les autres ouvrages de Léon Bloy : «Nos courtes notions d'équité répugnent à cette distribution de la Miséricorde par la Justice. Chacun pour soi, dit notre bassesse de cœur, et Dieu pour tous. Si, comme il est écrit, les choses cachées nous doivent être révélées un jour, nous saurons, sans doute à la fin, pourquoi tant de faibles furent écrasés, brûlés et persécutés dans tous les siècles; nous verrons avec quelle exactitude infiniment calculée furent réparties, en leurs temps, les prospérités et les douleurs, et quelle miraculeuse équité nécessitait passagèrement les apparences de l'injustice» (p. 141, l'auteur souligne). Cette étrange théodicée, que d'aucuns, Bloy le premier, pourraient voir comme étant une abomination, doit être acceptée, le plus sereinement possible, comme un scandale, mais nous comprenons maintenant pourquoi l'écrivain, via son personnage de désespéré, n'a cessé de tempêter contre le retard de la Révélation finale. Si Marchenoir, qui affirme vouloir «écrire l'histoire de la Volonté de Dieu, est si pressé de déchirer les derniers sceaux, c'est aussi pour vérifier ses propres intuitions, et enfin comprendre la justesse de ses vues qui, les premières, l'ont cloué sur le poteau de l'infamie sociale. En somme, je veux dire que Léon Bloy a payé de son propre sang, de celui des femmes qu'il a aimées et perdues, dont il a contemplées, pour l'une, le cadavre (cf. p. 117) et de ses propres enfants morts, la monstrueuse évidence de ce que nous ne pourrions appeler une grille de lecture que conscients du potentiel ridicule dans lequel cette proposition si peu universitaire sera accueillie, grille de lecture que Léon Bloy, avec d'autres, a appelée la Réversibilité, ainsi décrite génialement : «Notre liberté est solidaire de l'équilibre du monde et c'est là ce qu'il faut comprendre pour ne pas s'étonner du profond mystère de la Réversibilité qui est le nom philosophique du grand dogme de la Communion des Saints. Tout homme qui produit un acte libre projette sa personnalité dans l'infini. S'il donne de mauvais cœur un sou à un pauvre, ce sou perce la main du pauvre, tombe, perce la terre, troue les soleils, traverse le firmament et compromet l'univers. S'il produit un acte impur, il obscurcit peut-être des milliers de cœurs qu'il ne connaît pas, qui correspondent mystérieusement à lui et qui ont besoin de que cet homme soit pur, comme un voyageur mourant de soif a besoin du verre d'eau de l’Évangile. Un acte charitable, un mouvement de vraie pitié chante pour lui les louanges divines, depuis Adam jusqu'à la fin des siècles; il guérit les malades, console les désespérés, apaise les tempêtes, rachète les captifs, convertit les fidèles et protège le genre humain». Léon Bloy poursuit ce passage remarquable par cette autre fulgurance : «Toute la philosophie chrétienne est dans l'importance inexprimable de l'acte libre et dans la notion d'une enveloppante et indestructible solidarité. Si Dieu, dans une éternelle seconde de sa puissance, voulait faire ce qu'il n'a jamais fait, anéantir un seul homme, il est probable que la création s'en irait en poussière» (p. 161).
C'est en s'appuyant sur cette étrange exégèse, qu'un Louis Massignon ou un Paul Claudel sauront à leur tour magnifier, que Léon Bloy peut se rêver «le Champollion des événements historiques envisagés comme les hiéroglyphes divins d'une révélation par les symboles, corroborative de l'autre Révélation» (p. 183). Cette lecture s'appuie sur la science interprétative de l'abbé Tardif de Moidrey nous l'avons dit mais, surtout, en premier lieu, sur «l'affirmation souveraine de saint Paul : que nous voyons tout «en énigmes» [I Cor XIII, 12, laquelle permet de conclure] du symbolisme de l’Écriture au symbolisme universel», Marchenoir étant «arrivé à se persuader que tous les actes humains, de quelque nature qu'ils soient, concourent à la syntaxe infinie d'un livre insoupçonné et plein de mystère, qu'on pourrait nommer Paralipomènes de l’Évangile», lecture qui est l'exact contraire de celle que pratiquait Bossuet pour qui, selon Bloy, «tout [était] éclairci», l'histoire universelle apparaissant dès lors à Marchenoir «comme un texte homogène, extrêmement lié, vertébré, ossaturé, dialectiqué, mais parfaitement enveloppé et qu'il s'agissait de transcrire en une grammaire d'un possible accès» (p. 184). Une telle conception, répétée et illustrée par chacun des textes de Léon Bloy, suffit à balayer d'une moue dédaigneuse l'affirmation selon laquelle l'écrivain ne serait qu'un imprécateur et un va-nu-pied, autant dire, insulte suprême dans l'esprit des imbéciles : un raté.
Dans les pages qui suivent les extraits que nous venons de citer, Léon Bloy développe sa propre vision de l'Histoire, qu'il nomme toujours «l'histoire universelle», et de laquelle il faut s'efforcer de dégager «un ensemble symbolique, c'est-à-dire prouver que l'histoire signifie quelque chose, qu'elle a son architecture et qu'elle se développe avec docilité sur les antérieures données d'un plan infaillible» (p. 186). Et Bloy d'insister sur l'extraordinaire difficulté d'une telle herméneutique symbolique puisque les signes de l'Histoire «se déroulaient pendant six mille ans, à partir du premier homme, du haut en bas de la pyramide prodigieusement évasée du genre humain», leurs combinaisons étant «innombrables comme la poussière, compliquées à l'infini, tramées, tressées, imbriquées, repliées les unes dans les autres, entrelacées et embrouillées à toutes les profondeurs» (p. 187). Dans un des beaux livres qu'Albert Béguin a consacré à Léon Bloy, qu'il qualifie d'ailleurs d'impatient (Léon Bloy l'impatient, W. Egloff, Fribourg, 1944, p. 219), nous trouvons ce passage significatif : «Nous savons en quel sens Bloy peut être appelé un prophète : il est celui qui voit le Sens caché des choses et qui, interprétant tout événement en relations avec le symbolisme universel de l'histoire, le considère à la fois dans le temps et hors du temps. Dans le temps, puisque c'est à sa date et par rapport à la succession des âges, qu'un fait reçoit sa signification et «tient sa place» dans le Livre de Dieu. Mais hors du temps, puisqu'en un certain sens tous les faits sont synonymes, comme le sont les paroles de l’Écriture, aucune d'entre elles n'étant autre chose qu'une révélation de Dieu sur lui-même».
Face à une telle tâche parfaitement surhumaine, comment ne pas comprendre les moqueries que Marchenoir adresse aux historiens, dont l'érudition «frétait des bibliothèques alexandrines pour le ravitaillement d'innombrables rongeurs à lunettes, dont l'office était de picorer des fétus dans l'énorme amas de crottin documentaire fienté par de plus grands animaux, en s'interdisant religieusement jusqu'à la velléité d'une conclusion» (Ibid.). Du coup, on «en était venu à tellement effacer les rudimentaires concepts que les faits les plus énormes, les plus crevant l’œil, désormais orphelins de leurs principes et veufs de leurs conséquences, retranchés de l'orbite, excommuniés de tout ensemble, acéphales et eunuques, n'existaient plus dans les cervelles qu'à l'état fantastique de postérité du hasard» (p. 188). Quoi qu'il en soit, la méditation de Caïn Marchenoir «ramenait toujours cette simple vue d'un seul GESTE infini, produit par un Être absolu, et répercuté dans l'innumérable diversité apparente des symboles» (pp. 189-90), dont la douleur est le ciment le plus indestructible : «Ce que la Providence avait écrit dans la rédivive tradition des peuples, avec des pâtés de sang et des chaînes de montagnes de morts, elle l'avait écrit pour l'éternité, sans que nul grattoir ou acide sacrilège eût jamais été capable d'oblitérer, d'un solécisme durable, ce palimpseste de douleur !» (p. 190), Marchenoir se présentant comme une espèce de patient collectionneur de faits qui, interprétés sous la seule lumière exigée, révèlent des arcanes de larmes dont il s'agit de montrer la splendeur, de chanter la cathédrale qu'elles assemblent en jetant leur flèche de douleur vers Dieu, absent nous l'avons dit, en tout cas incompréhensiblement procrastinateur : «De cette forêt sortait, en rugissant, une Symbolique inconnue qu'il aurait pu nommer la symbolique des Larmes et qui allait devenir son langage pour parler à Dieu. C'était comme une rumeur infinie de toutes les voix dolentes des écrasés de tous les âges, dans une formule miraculeusement abréviative qui expliquait, – par la nécessité d'une manière de rançon divine, – les ajournements de la Justice et l'apparente inefficacité de la Rédemption» (pp. 193-4). Nous voyons ici que Léon Bloy revient à sa grande idée d'un Dieu provisoirement impuissant, dont la douleur des hommes, qu'il a Lui aussi voulu connaître en incarnant son propre Fils dans une chair d'homme, paie la rançon, Marchenoir répétant la geste christique, mais dégradée dans les ordures (11), puisque, «écolier sublime de ses propres tortures, il avait syncrétisé, en une algèbre à faire éclater les intelligences, l'universelle totalité des douleurs» (p. 193).
C'est dans la première page de la quatrième partie de son roman, intitulée L'épreuve diabolique, que Léon Bloy évoquera une dernière fois, directement du moins, sa lecture symbolique de l'Histoire, forme de «solidarité si absolue que toutes les attingentes idées d'espace, de temps et de nombre en fussent dissipées comme la buée des songes» (p. 364, l'auteur souligne), parlant encore du «mystère autrement profond de la sexualité métaphysique des événements de ce monde, de leurs alliances rigoureusement assorties, de leurs lignées au type fidèle, de leur solidarité parfaite» (pp. 261-2), même si, tout au long du Désespéré, il aura aussi illustré l'étrange et profonde sympathie, au sens premier du terme, toujours secrète (12), qui ajointe les êtres dont les belles âmes se ressemblent, Véronique et Caïn Marchenoir bien sûr, unis dans une extase mystico-érotique, mais aussi les pourceaux qui attirent toujours d'autres pourceaux (cf. pp. 290 et 78 respectivement).
Notes
(1) Pierre Glaude écrit ainsi dans sa Présentation : «Lorsque Léon Bloy vient au roman, genre babélique, hybride, sans règle déterminée, que le déclin du modèle réaliste a assoupli, il en tire une création tératologique, qui semble suivre la vulgate décadente, mais qui s'en distingue en réalité par son orientation spirituelle», in Léon Bloy, Le Désespéré (Flammarion, coll. GF, 2010), p. 11. Ailleurs, Pierre Glaudes remarque fort justement que «scatologie et eschatologie sont étroitement liées dans l’œuvre de Bloy : les procédés stylistiques du rabaissement, s'ils témoignent d'une prodigieuse invention verbale qui fait jaillir le rire, donnent à l'assomption du corps grotesque la signification d'une tragique chute spirituelle» (p. 28), et inversement dirait-on, car c'est en somme quand il est plongé dans la fange et l'ordure que le personnage bloyen est proche de Dieu. Pierre Glaudes, outre la présentation de l'un des deux romans de Léon Bloy qu'est Le Désespéré, a fourni pour ce dernier un impressionnant apparat critique (notice, notes, documents, chronologie, bibliographie), pour une simple, si ce terme est encore valable dans ce cas, édition de poche.
(2) Il faut lire les pages remarquables que Léon Bloy consacre à la pauvreté, définie comme une véritable anthropophagie, qui constitue la plus claire vision peut-être des années monstrueuses qui allaient suivre la mort de Léon Bloy, où les pauvres, par millions, furent en effet dévorés, broyés, consommés, soumis parfois à une condition qui les dégradait à un niveau inférieur à celui des bêtes : «Manger de l'argent. Qui donc a remarqué l'énormité symbolique de cette locution familière ? L'argent ne représente-t-il pas la vie des pauvres qui meurent de n'en pas avoir ? La parole humaine est plus profonde qu'on ne l'imagine. Ce mot est étrangement suggestif de l'idée d'anthropophagie, et il n'est pas tout à fait impossible, en suivant cette contingente idée, se de représenter un lieu de plaisir, comme un étal de boucherie ou un simple restaurant-bouillon où se débiterait, par portions, la chair succulente des gueux. Les gourmets, par exemple, choisiraient dans la culotte et les ménagères économes utiliseraient jusqu'aux abatis, tandis que des viveurs délabrés d'une noce récente se contenteraient d'un modeste consommé de leurs frères déshérités. On est étonné du tangible corps que prend un tel rêve, quand on interroge ce propos banal» (p. 393) qui trouvera l'une de ses concrétisations romanesques dans le classique de science-fiction, Soleil vert de Harry Harrisson.
(3) Contre les Juifs par exemple, même si Pierre Glaudes contextualise ce point (cf. p. 23) et rappelle le texte de Denise R. Goitein, Léon Bloy et les juifs (in Michel Arveiller et Pierre Glaudes, Léon Bloy. Cahier de l'Herne n°55, Éditions de l'Herne, 1988, pp. 280-94. Voir aussi ma longue note sur Le Salut par les Juifs.
(4) Ces niaiseries sont souvent provoquées, remarquons-le, par la présence de celle qui fut surnommée de manière fort parlante la Ventouse lorsqu'elle était putain, auprès de Caïn Marchenoir, qui, fort logiquement, ne peut qu'être tenté par la chair enviable de celle qu'il a convertie : «Même en acceptant cette chape de flammes comme une pénitence, comme une expiation de tant de choses que sa conscience lui reprochait, c'était encore une absurdité de prétendre récolter la palme du martyre chrétien sur la margelle en biseau d'une citerne de désirs» (p. 151). En voici une autre, de ces facilités : «Il fallut devenir amoureux et le devenir passionnément. Le fragile chrétien interrompit, à la fin, ses dormitions cathédrales et une grossesse imprévue récompensa bientôt sa ferveur» (p. 118).
(5) Sur laquelle Pierre Glaudes donne d'utiles renseignements (cf. pp. 534-6). Sans nous étendre sur ce point, notons la place essentielle non seulement de cette figure bien connue des lecteurs de Léon Bloy, mais de plusieurs autres maîtresses à l'époque où Léon Bloy décide d'écrire son roman. Si, nous dit Pierre Glaudes, il en a eu la toute première idée en 1883, l'année même où meurt de tuberculose l'une de ses compagnes, Henriette Vilmont, c'est en 1887 qu'il fera paraître Le Désespéré, année où il fréquentera une certaine Eugénie Pasdeloup. Entre ces deux époques, notons en 1885 la mort de Berthe Dumont d'une crise de tétanos et, en 1886, une liaison avec Henriette Maillat. Ce sont donc pas moins de cinq femmes (je compte, bien sûr, aussi, Anne-Marie Roulé, avec laquelle l'année de vie paroxystique, mystique, connut son acmé en 1880) qui ont fréquenté Bloy durant son travail d'écriture.
(6) «Ah ! nous sommes fièrement vaincus, archivaincus de cœur et d'esprit ! Nous jouissons comme des vaincus et nous travaillons comme des vaincus. Nous rions, nous pleurons, nous aimons, nous spéculons, nous écrivons et nous chantons comme des vaincus. Toute notre vie intellectuelle et morale s'explique par ce seul fait que nous sommes de lâches et déshonorés vaincus. Nous sommes devenus tributaires de tout ce qui a quelque ressort d'énergie dans ce monde en chute, épouvanté de notre inexprimable dégradation. Nous sommes comme une cité de honte assise sur un grand fleuve de stupre, descendu pour nous des montagnes conspuées de l'antique histoire des nations que le genre humain a maudites !...» (p. 370, l'auteur souligne l'ensemble, extrait d'un article qui ne fut jamais publié en revue). Voir aussi le passage de la visite de Léon Bloy aux reliques des rois à Saint-Denis, et du cauchemar qui s'ensuit (cf. pp. 209-10).
(7) Surnom d'un autre fameux imprécateur Karl Kraus.
(8) Georges Bernanos se souviendra sans doute de ces lignes au moment d'écrire Sous le soleil de Satan mais aussi L'Imposture : «Émasculation systématique de l'enthousiasme religieux par médiocrité d'alimentation spirituelle; haine sans merci, haine punique de l'imagination, de l'invention, de la fantaisie, de l'originalité, de toutes les indépendances du talent; congénère et concomitant oubli absolu du précepte d'évangéliser les pauvres; enfin, adhésion gastrique et abdominale à la plus répugnante boue devant la face des puissants du siècle : tels sont les pustules et les champignons empoisonnés de ce grand corps, autrefois si pur !...» (p. 103).
(9) Nous n'avons pas la place, ici, de rappeler que le courant nihiliste, d'ailleurs presque aussi varié qu'il compta de représentants, a été hanté par le discours apocalyptique. Ce n'est pas un hasard si Léon Bloy évoque la figure d'Alexandre Herzen, le publiciste russe d'inspiration socialiste et libertaire, écrivant : «Prêchez la bonne nouvelle de la mort […], montrez aux hommes chaque nouvelle plaie sur la poitrine du vieux monde, chaque progrès de la destruction; indiquez la décrépitude de ses principes, la superficialité de ses efforts; montrez qu'il ne peut guérir, qu'il n'a ni soutien, ni foi en lui-même, que personne ne l'aime réellement, qu'il se maintient par des mésentendus; montrez que chacune de ses victoires est un coup qu'il se porte; prêchez la Mort comme bonne nouvelle, comme annonce de la prochaine RÉDEMPTION» (p. 87). Léon Bloy n'était pas dupe, du reste, du fonds religieux sur lequel les violences des nihilistes se détachaient, lorsqu'il évoque la colère qui s'abattra sur les riches : «Ils oublieront, d'un inexprimable oubli, la tenue décente et les airs charmants des salons, quand on les déshabillera de leur chair et qu'on leur brûlera la tête avec des charbons ardents, – et il n'y aura pas l'ombre d'un chroniqueur nauséeux, pour en informer un public bourgeois en capilotade ! Car il faut, indispensablement, que cela finisse, toute cette ordure de l'avarice et de l'égoïsme humains ! Les dynamiteurs allemands ou russes ne sont que des précurseurs ou, si l'on veut, des sous-accessoires de la Tragédie sans pareille, où le plus pauvre et, par conséquent, le plus Criminel des hommes que la férocité des lâches ait jamais châtiés, – s'en viendra juger toute la terre dans le Feu des cieux !» (p. 394, l'auteur souligne).
(10) Cité par Pierre Glaudes à la page 423 de notre livre, Joseph de Maistre, Œuvres complètes, t. I, Lyon, Vitte, 1884-1886, p. 38).
(11) «En attendant, le Christ est indubitablement traîné au dépotoir» (p. 250) et page suivante, où Bloy fait parler Dieu affirmant que c'est dans les ordures qu'il faut aller chercher le Fils : «SI VOUS AVEZ BESOIN DE MON FILS, CHERCHEZ-LE DANS LES ORDURES».
(12) «Ce fut un de ces drames noirs et profonds, cachés sous le petit manteau bleu des sourires de la charité, – comme l'ébène horrible de l'espace est masqué de cet azur qui est l'aliment de la vie des hommes» (p. 359).