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02/11/2015
M le maudit de Fritz Lang, par Francis Moury
Crédits photographiques : Szolt Czegledi (EPA).
Á propos de Fritz Lang, M le maudit (Édition Films Sans Frontières, Paris, mars 2015 : un Blu-ray multirégions A-B-C, image restaurée au format original 1.17 compatible 16/9, son restauré Dolby Digital VOSTF et VOSTA, chapitrage, aucun supplément).

C'est assurément un des films de Lang relevant le plus du cinéma fantastique par son thème (la criminalité psychopathologique) comme par son traitement expressionniste (à cause de certains effets photographiques mis au point par le directeur de la photo Fritz Arno Wagner et de l'interprétation de certains acteurs, notamment Peter Lorre (1)) au suspense parfois insoutenable bien qu'il soit enchâssé dans un réalisme documentaire strict (le film est inspiré par l'affaire réelle de Peter Ku[e]rten, le «Vampire de Düsseldorf»), alternant avec quelques pointes de comédie noire ou cynique permettant à peine de soulager l'atmosphère.
Lang, questionné par William Friedkin en 1975 (2) sur le thème de M, a voulu une fois de plus lever toute équivoque : le criminel de M est le pire criminel possible et la peine de mort est justifiée à son encontre. On n'entend, certes, pas la sentence rendue contre lui par les juges mais elle ne fait guère de doute dans l'esprit du spectateur de 1931, moins naïf que celui d'aujourd'hui. Cependant, et Lang insiste également sur ce point dans son entretien avec Friedkin, le sujet de M n'est pas un sujet policier mais un sujet métaphysique, à savoir le problème du mal comme tel au sein de la société comme dans le cœur de l'individu. Lang précise qu'il avait demandé à sa scénariste Théa von Harbou d'imaginer le pire criminel possible : un tueur d'enfants. Et un criminel dont les actes seraient d'autant plus atroces dans l'esprit des spectateurs, que Lang s'interdisait strictement de les montrer à l'écran, laissant le soin à ceux-ci de prolonger les terrifiantes ellipses de sa mise en scène.
Dès lors que la pègre décide de se substituer à la police, durant une séquence au montage virtuose alternant images et dialogues de deux réunions simultanées tenues par la police et la pègre au même sujet (comment arrêter (version police) ou comment tuer (version pègre) au plus vite possible le fou assassin?), la dualité morale se retrouve portée au niveau social, non plus seulement individuel. L'image de la main, symbole du film dès son affiche originale, est utilisée de plusieurs manières qui lui confèrent à chaque fois, avec un nouveau propriétaire, une nouvelle signification. La main gantée du chef de la pègre qui s'abat sur la carte de la ville, la main à la craie blanche qui frappe le criminel au dos afin de le marquer, la main anonyme et blanche du policier qui arrête «M» in extremis alors qu'on allait le lyncher : ce lourd symbolisme visuel est directement hérité du cinéma muet. Mains agentes ou patientes, criminelles ou légales : la mise en scène les rend équivalentes en signification d'une manière ironique très pessimiste.

Sur le plan métaphysique, c'est le génial acteur Peter Lorre qui porte le film. La dualité humanité / bestialité est incarnée dès qu'on entend sa voix sirupeuse et douce tandis que son ombre noire se projette sur l'affiche qui dénonce ses méfaits. Lang s'avère, d'emblée, un virtuose du montage images et sons, montage dont la technique était d'introduction très récente. Dualité confirmée lorsqu'il s'observe peu de temps après en grimaçant, face à son miroir : ce plan est une des plus célèbres photos d'exploitation originale allemande du film. Elle l'est par la mélodie classique qu'il sifflote : son interruption ou sa reprise marque la terrifiante emprise de sa pulsion meurtrière, à laquelle il voudrait échapper mais qui le possède d'une manière quasiment démoniaque. Le sommet du film est le discours du monstre s'auto-analysant face à ses juges-bourreaux criminels «de droit commun» : il avoue, le corps et le visage déformés par l'horreur mise à jour par son propre discours, la vérité du mal qui le possède, qui le met en marge de l'humanité, tandis que sa peur d'être assassiné augmente encore l'effet produit sur le public. Durant cette séquence, Lang utilise la technique du plan de coupe : certains criminels du «jury» hochent la tête, reconnaissant la vérité de la confession du tueur, la réelle force des pulsions contre lesquelles eux-mêmes n'ont pas su lutter en leur propre temps.
L'universalité du mal est plastiquement renforcée par le montage : les hommes sont les enfants de Caïn, selon l'expression qu'emploiera plus tard, en 1948, un des protagonistes de son Secret derrière la porte, consacré également au thème de la criminalité psychopathologique, comme y sera aussi consacré son While the City Sleeps [La Cinquième victime] en 1956 au sujet duquel je renvoie à mon article paru ici-même : https://www.juanasensio.com/archive/2013/04/20/l-ultime-diptyque-americain-de-fritz-lang-francis-moury.html

Note additionnelle sur le M (1951) de Joseph Losey

Notes
(1) Peter Lorre émigra ensuite, comme Lang, à Hollywood. Lorre revint en RFA pour y signer Der Verlorene [L'Homme perdu] en 1951. L'échec de cet unique film noir très langien d'esprit et plastiquement beau, mit un terme à son ambition de cinéaste mais il fut parallèlement un acteur remarquable dans certains films noirs désormais classiques (Le Faucon maltais (1941) de John Huston, The Chase [L'Evadée] (1946) d'Arthur Ripley, Quicksands [Sables mouvants] (1949) d'Irving Pichel et, surtout, dans certains classiques du cinéma fantastique tels que Mad Love [Les Mains d'Orlac] (1935) de Karl Freund, The Beast With Five Fingers [La Bête aux cinq doigts] (1946) de Robert Florey, Tales of Terror [L'Empire de la terreur] (1962, écrit par Richard Matheson : Lorre joue dans le conte central réunissant les intrigues des deux histoires extraordinaires d'Edgar Poe, Le Chat noir et La Barrique d'Amontillado) de Roger Corman, The Raven [Le Corbeau] (1963) de Roger Corman, The Comedy of Terrors (1963) de Jacques Tourneur.
(2) Cet entretien, accordé à Friedkin par Lang peu de temps avant la mort de ce dernier, constitue le plus précieux supplément de la remarquable édition française (2007) collector 2 DVD Wild Side Vidéo de l'authentique film fantastique de Lang qu'est House By the River (1949). C'est l'un des titres (avec le Ministry of Fear [Espions sur la Tamise] adapté en 1943 du roman de Graham Greene) qu'il convient absolument de rajouter à la filmographie (trop) sélective relevant du genre, établie en son temps par Jean-Marie Sabatier dans Les Classiques du cinéma fantastique, seconde partie, chapitre intitulé Fritz Lang (Éditions Balland, 1973, p. 232).