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05/10/2015
Sur la fin de Brutus, par Laurent Jézéquel
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Roger Breuil dans la Zone




Kierkegaard ne condamne nullement le martyre mais ceux qui le cherchent et en font une loi pour eux-mêmes et pour les autres. Breuil reprend l’idée et même la radicalise en disant qu’il ne faut même pas tenter de prouver la vérité contre les hommes. Á quelle situation concrète pense-t-il ? L’auteur voit qu’en 1945, le monde est plein de gens qui, de la vie et de la mort des faux ou vrais Brutus de l’époque, tirent argument pour condamner des individus, des peuples ou la terre entière Ce sont les militants, politiques, moraux, culturels, religieux et les militants tout simplement d’eux-mêmes. Mais le récitant ne pense pas à ceux-là. Il pense à Brutus qui ne voudrait pas que sa vie ni sa mort servent d’exemples de vertu militante, mais qui ne voit pas qu’il a vécu et qu’il meurt en offrant cet exemple aux générations des millénaires à venir. S’il est témoin de cette vérité de Brutus, pourquoi ne la lui dit-il pas ? Parce que recevant ce témoignage en cet instant terminal, le héros ne pourrait qu’en éprouver de la haine contre le témoin et contre lui-même, s’éloignant alors encore plus de la vérité. Or, quoi qu’il ait presque entièrement imaginé son personnage – le moyen de faire autrement pour un poète ? – Breuil en sait au moins une chose réelle : c’est que Brutus est absolument son semblable, son frère. En tant qu’hommes ils sont tous deux, comme tous les hommes, de même origine divine. Par fraternité, le récitant qui sait quelque chose de la vérité de Brutus, choisit de ne pas en rendre directement témoignage. Il va procéder autrement.
Les dernières lignes sont un poème en forme de psaume : «Ah ! que soient ouvertes, que soient ouvertes les portes ! Qu’il entre l’air doux et léger qui souffle où il veut ! Car nous n’avons pas besoin de Brutus pour connaître les naissances impures et les adolescences fougueuses et les morts stoïques, ni pour nous instruire aux guerres, aux meurtres, aux exils. Histoires humaines, mythes charmants et cruels, déguisés sous l’infatigable espoir de l’homme, quel comique infini s’en dégagerait pour nous si nous étions des dieux !» (p. 225).
Qui parle ? Je crois que, confiant en sa paradoxale vocation de poète chrétien, Breuil a imaginé un témoin qui puisse le remplacer, in extremis, auprès de Brutus et témoigner non point de la vérité évangéliques, mais d’une vérité qui a quelque rapport avec l’évangile. L’indice sur lequel je fonde ma lecture se trouve aux toutes dernières lignes du poème, c’est cette idée de «comique infini». Breuil l’a trouvée dans un texte de Kierkegaard intitulé La définition socratique du péché (3) : «…Qu’un homme dise une chose juste et donc la comprenne et que, passant à l’action, il commette l’injustice, montrant ainsi qu’il n’a pas compris : cela est d’un comique infini. Il y a un comique infini à voir un homme ému jusqu’aux larmes ruisselant de son visage avec la sueur, lisant ou écoutant un sermon sur la renonciation et la noblesse d’une vie consacrée au service de la vérité et qui aussitôt après, ein zwei, drei, passez muscade, les yeux encore embués de larmes, s’évertue de son mieux, à la sueur de son front, à faire modestement triompher le mensonge…» L’auteur de Brutus fait donc parler Socrate, mais un Socrate qui, dans le monde de l’esprit, est «devenu chrétien» et auquel – mais cela Breuil n’a pu le savoir – a aussi pensé Kierkegaard (4).
Ce Socrate «devenu chrétien» aurait matière à ironiser. Brutus a longtemps personnifié la vertu. Comique infini de Brutus mourant qui soudain redoute d’inspirer des sectaires de la vertu. Brutus a tué César pour que Rome se rapproche de la république idéale. Comique infini de Brutus ouvrant ainsi la voie à un tyran pire que César. Brutus s’est battu toute sa vie pour la liberté. Comique infini de Brutus goûtant le meilleur de sa «liberté chérie» au moment même où il se condamne à mort. Comique infini des destinées humaines presque toujours conformes à leurs prémisses sauf pour la conclusion qui fait toujours défaut.
Mais, «devenu chrétien», Socrate sait que si un homme a compris le juste et ne le fait pas, c’est qu’il ne veut ni le comprendre, ni le faire : cet homme n’est pas seulement dans l’erreur, il est dans le péché, même s’il n’est pas encore déclaré coupable puisqu’il ne connaît pas encore Dieu. Aussi Socrate «devenu chrétien» voit-il le comique infini de Brutus, pécheur potentiel, mais il n’en rit pas. Seuls des dieux grecs pourraient en rire. Socrate «devenu chrétien» et Roger Breuil savent au moins une chose, c’est qu’ils ne sont pas des dieux. Le livre se termine sur cette note désolée du comique infini qui ne fait pas rire. C’est un appel à la réflexion et à la lecture, surtout celle de la Bible où chacun peut entendre, par la foi, que Dieu, lui aussi, voit le comique infini du pécheur et lui aussi s’en désole, mais lui seul, par le pardon, l’abolit pour faire place à la joie.
Au moment ou Breuil parle indirectement de l’intelligence de la foi, Juan Asensio, à mon grand étonnement, pense le voir tenté par une «toute-puissance qui permettrait de nous passer du support inadéquat que représente en fin de compte Brutus» pour connaître les «arcanes… des actes» de Brutus, ses motivations profondes et dernière. Je crois que Breuil dit seulement, une fois de plus, qu’il n’a pas besoin d’une révélation particulière de Brutus pour comprendre le sens des événements «déguisés sous l’infatigable espoir de l’homme» (p. 225) qui ont croisé la destinée du héros. Car il connaît Brutus son frère comme peuvent le connaître aussi tous les hommes qui regardent vivre et mourir le héros romain, mieux que Brutus ne se connaît lui-même. Quant à savoir le plus important, pourquoi Brutus était sur terre, il ne le peut qu’à la lumière qui vient finalement éclairer toute destinée, fut-elle païenne.
Notes
(1) Les pages cités sont celles de l’édition Gallimard de 1945. Les pages 223-226 de cette édition correspondent aux pages 174-177 de l’édition Marrons de 2001.
(2) Sören Kierkegaard, Un homme a-t-il le droit de se laisser mettre à mort pour la vérité ? in La succession d’un solitaire, Essai poétique par H. H (1846) (Traduction et édition Tisseau, 1935), p. 69.
(3) Sören Kierkegaard, La maladie à la mort (1849), IIe section, A, chapitre II (traduction Tisseau, Éditions Nathan, 2010), p. 133.
(4) Selon André Clair, Kierkegaard, dans un de ses discours édifiants, dit ceci : «Certes (Socrate) n’était pas chrétien, je le sais bien, mais je suis convaincu qu’il l’est devenu…» (in Kierkegaard, penser le singulier, Éditions du Cerf, 1993), p. 13.