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22/03/2015
La fuite devant Dieu de Max Picard
Photographie (détail) de Juan Asensio.
J'ai évoqué deux ouvrages, remarquables, de Max Picard, médecin, écrivain et philosophe suisse presque totalement oublié en France, L'Homme du néant et Des cités détruites au monde inaltérable.
Publiée en 1956 (en 1934 dans sa langue originale, l'allemand) dans une traduction de J.-J. Anstett par les Presses universitaires de France (dans la collection intitulée Bibliothèque de philosophie contemporaine) et jamais rééditée, La Fuite devant Dieu est un texte passionnant, étrange, prière bien davantage qu'analyse philosophique proprement dite, texte d'écrivain aux métaphores hardies, lui aussi animé d'un mouvement que l'on dirait centripète, le contraire même de celui, centrifuge, qui est à l’œuvre dans le monde selon le philosophe : il s'agit de revenir à la source de toute parole, toute image, toute action, Dieu, attracteur puissant duquel le monde moderne s'efforce de s'échapper.
La fuite se définit d'abord par sa masse, son énormité purement quantitative : «Maintenant l'homme n'a plus à se justifier de sa fuite comme le veut la loi de son être intérieur; il n'y a plus d'être intérieur, il n'y a plus qu'à l'extérieur, la masse monstrueuse de la fuite. Cette formation ne s'accroît pas parce que l'homme fuit avec plus de véhémence, elle s'accroît parce qu'elle est grande, parce que ce qui a de l'extension attire tout à soi» (p. 3), et parce que l'extension de la fuite est telle que l'espace entier «entre Dieu et l'homme est rempli par la fuite. Entre Dieu et l'homme, il n'y a non pas le néant vide, mais le néant plein, la formation de la fuite», pure quantité, «formation de masse» (p. 6).
L'extension infinie de la fuite qui recouvre toute la réalité et dévore le monde entier des choses et des êtres ne laisse ainsi disponibles, mais pour un refuge de bien courte durée, illusoire, que quelques «résidus d'espace, des trous où peut se trouver un reste d'événement, l'autre reste étant quelque part ailleurs; ainsi un événement se trouve déchiqueté en différents trous de l'espace et l'homme saute de trou en trou» (p. 12). La notion de discontinuité possède une grande importance dans la réflexion de Max Picard, qui analyse par son absence l'homme du néant.
La fuite, masse énorme qui attire tout à elle, comme les trous noirs que les astrophysiciens affirment être nichés au cœur des galaxies, déforme non seulement l'espace mais aussi le temps, Max Picard annonçant curieusement les hypothèses romanesques les plus folles de Philip K. Dick dans cet étonnant passage : «Telle est notre vie : nous sommes en l'année 1934, mais 1950 s'y mêle et 1850 [...]. Nous cherchons l'année qui soit à nous, nous la cherchons et ne trouvons qu'une nouvelle possibilité dans ce monde de la fuit où tout apparaît avant d'être là et disparaît avant d'avoir été, où ce qui a été est déjà de nouveau à venir avant d'avoir pu être présent, monde de la fuite où tout émerge pour disparaître, où émerger, être réalité présente et disparaître font un» (p. 14).
Le monde de la fuite s'oppose à celui de la foi, où tout est stable, où le possible, point nié, n'ouvre toutefois pas, sous les pieds de celui qui s'engage sur un chemin, des abîmes de questions et de doutes, d'errances et d'illusions. Le monde de la foi est sobrement caractérisé par l'auteur de la façon qui suit : «Dans le monde de la foi, tout serait impossible si Dieu était seulement possible; dans le monde de la fuite, tout est possible seulement parce que Dieu n'est que possible» (p. 16).
Une fois que le monde de la fuite est désigné comme étant la masse qui attire le monde moderne à elle, Max Picard n'a plus qu'à analyser un certain nombre de thématiques qui lui sont chères (comme celles du mal, de l'art, du langage, du visage) via le rapport fuyant qu'établit l'immense attracteur. Ainsi du mal : «Où il n'y a pas de faute, il n'y a pas non plus de repentir; l'homme qui, arraché au monde de la foi et dispersé dans celui de la fuite, voudrait se représenter l'acte de péché, se verrait ravir cet acte par l'océan des possibilités qui le ferait disparaître; désespéré, il doit alors l'accomplir encore une fois pour l'avoir à nouveau sous les yeux, mais il redisparaît sans cesse; on fait le mal avec toujours plus de véhémence aussi; on en est comme obsédé, on veut le rendre si monstrueux qu'il se tienne devant nous comme un monstre et ne puisse se mouvoir. Hélas ! dans ce monde, cet homme veut avoir au moins la réalité du péché, il espère que, si le péché, au moins lui, était contraint de devenir réalité, tout le reste aussi s'en retournerait de la possibilité à la réalité» (p. 15). Tout autant que le bien, le mal n'a aucune consistance dans le monde de la fuite, et il n'est donc pas étonnant que, découvrant son inanité et son propre vide, mais aussi la légèreté de l'action mauvaise, celui qui la commet cherche à la grossir, afin de se donner l'illusion d'exister : «Plus d'un tente d'être pire qu'il ne l'est par soi-même : il a peur de ne pas même sentir le mal et de ne pas se sentir alors non plus lui-même s'il ne le grossit pas», alors que, tout autant, celui qui accomplit de belles et de bonnes actions, lui aussi confronté au vide de la fuite, doit grossir la bonté : «Plus d'un devient meilleur qu'il ne semblait l'être par soi-même; il exagère la bonté; il se pousse à pénétrer en elle, dans l'extrémité de la bonté uniquement afin que cette exagération lui donne un contour distinct et lui permette de remarquer qu'il est là» (p. 24).
Vivant et mort (cf. p. 17), présent et passé, illusoirement attaché à une réalité qui se décompose en autant de facettes possibles sans jamais former un tout compréhensible, lui-même brisé en une multitude de personnalités (1), l'homme de la fuite est pris de vertige, lorsqu'il comprend que tout ce qui l'entoure est irréel, que tout se vaut, aussi, que rien n'est que ce qui n'est pas, selon la fulgurance de Shakespeare : «Les choses sont ainsi creusées; il doit y avoir longtemps qu'elles étaient pleines et entières; on ne peut croire qu'un homme concret ait jamais vécu avec ces choses creuses. Elles apparaissent comme jetées au rebut, jetées au rebut depuis longtemps : on dirait des boîtes vides au bord de la route; les choses réelles doivent être ailleurs, bien loin en avant et l'on court en avant, là où les choses authentiques doivent être, mais on ne trouve toujours que les boîtes vides et l'on court toujours plus vivement, et c'est ce que veut la fuite» (pp. 20-1).
Il est frappant de constater que l'influence de la masse énorme de la fuite affecte non seulement les qualités de l'être, mais l'être lui-même, en en parodiant la constance, la trame pleine, non effilochée : «Mais on trouve sans cesse de nouveaux appareils pour rendre mobile cette chose immobile. On emploie, par exemple, la passion d'un homme intérieur, qui est passion de l'éternité, comme une force purement mécanique pour qu'elle vous tire et vous meuve. Beaucoup d'hommes de la fuite remarquent l'énorme dynamisme de Pascal, de Kierkegaard, de Dostoïewski [sic]; mais ils transforment ce dynamisme intérieur en un dynamisme extérieur; ils s'accrochent à Pascal, à Kierkegaard, à Dostoïewski comme à des locomotives qui doivent les tirer. Tandis que Pascal, Kierkegaard, Dostoïewski étaient mus vers Dieu par leur passion et ne brûlaient de passion qu'à cause de lui, dans le monde de la fuite, on se laisse seulement lancer par eux d'un lieu à l'autre. Ceux-là moururent de leur passion, ceux-ci manœuvrent avec elle» (p. 32).
Le grand homme, dans le monde de la fuite, est impossible, ce qui n'empêche pas l'homme fuyant, soit le petit homme, l'homme des foules, l'homme de petite envergure de Sologoub, d'être taraudé par le souvenir de la grandeur, ce souvenir n'étant bien évidemment que la nostalgie de Dieu (ou celle de l'enfance qui est innocence (2)), mais encore affligé par l'angoisse (3) comme Max Picard l'explique : «On fuit sans cesse, on ne sait pas où on est et brusquement émerge une grande figure; le personnage de Napoléon fait l'objet d'une biographie qui le grandit; maintenant, on est au moins en un lieu qui a un nom : Napoléon; et l'on peut fuir jusqu'à la prochaine figure. Jamais comme dans la fuite, on a donné à des hommes une grandeur si immense; on est allé les quérir dans toute l'histoire universelle; on a mis sur pied toute une industrie de la biographie. Mais peut-être a-t-on dressé si grandes ces figures pour que le regard de Dieu tombe d'abord sur elles et non sur ceux qui fuient; peut-être doit-il tomber d'abord sur elles tandis que les autres fuient sans être remarqués; comme si le regard de Dieu pouvait être dirigé sur le lieu où il doit rendre la justice et où il ne le doit pas !» (p. 39). La grandeur, de temps à autre convoquée, semble constituer, pour l'homme de la fuite, un cruel rappel de sa condition et de ce qu'il a perdu, la grandeur bien évidemment, mais surtout le bien, Dieu et, plus encore, le fait que Dieu poursuive l'homme qui, comme Caïn, ne cesse de se déplacer de ville en ville, honteux, refusant d'être capturé par son créateur. L'homme de la fuite ne cesse donc, selon Max Picard, de fuir, mais cette fuite est encore un appel désespéré à Dieu. Ainsi du mal que l'homme de la fuite commet, nous l'avons vu : «Le péché, ici, est quelque chose qui paraît ne pas concerner l'homme, mais seulement l'angoisse. L'angoisse et le péché doivent régler leurs affaires entre eux; l'homme livre le péché chez l'angoisse et attend qu'il s'y dissipe. Mais peut-être l'homme a-t-il rendu le péché si grand afin d'amener une intervention de Dieu; le péché doit être si grand que Dieu lui-même doit venir pour anéantir le mal et aussi l'angoisse» (p. 53).
Max Picard résume utilement son propos dans ces quelques lignes : «Comme l'homme est perdu ! Dans ce monde, il n'y a rien; on produit vite un amour, une amitié, une doctrine; mais ce n'est même point une amitié, une fidélité, etc., entière, c'en est seulement une parcelle et c'est seulement cette parcelle qui est visible du monde. Dans le monde de la fuite, il n'y a pas une seule donnée certaine, et s'il y en avait une, elle ne serait pas conservée, car la fuite n'a pas de mémoire; tout ce dont on a besoin est créé, non, est produit seulement, de nécessité en nécessité» (p. 46).
L'une des grandes thématiques de ce livre est celle de la parodie, la masse de la fuite présentant des caractéristiques similaires à celles de Dieu, mais inversées, centripètes et non centrifuges : omniprésence, omniscience dirait-on, omnipotence enfin : «L'homme se déchire intérieurement afin de produire l'abîme du néant; ici aussi, c'est une imitation, celle de l'abîme du néant avant la Création. Mais l'homme n'est pas au bord de l'abîme; il le produit artificiellement; il fait artificiellement les ténèbres en lui, les ténèbres d'avant la Création. Il plane en haut, dans la fuite et, sous lui, il y a l'abîme. Il provoque des explosions toujours plus profondes dans l'abîme afin que la fuite puisse s'élever toujours plus haut au-dessus; comme l'esprit de Dieu, l'homme veut planer au-dessus de son propre abîme. Les explosions de l'abîme sont toujours plus profondes : l'homme semble tenter de provoquer en lui des explosions si profondes que la fuite, jetant un regard dans son propre abîme, sera prise de vertige, s'y précipitera et y disparaîtra. Dans la fuite, on imite l'être entier de Dieu. Peut-être, dans sa compassion, Dieu a-t-il laissé à ceux qui fuient cette issue : à partir de l'imitation, retrouver le chemin menant à l'être vrai» (p. 64).
Il est étonnant que Max Picard, qui déroule avec une minutie d'orfèvre chacune des conséquences que provoque la fuite sur le monde contemporain, ne désespère jamais de la situation, mais nous laisse envisager non seulement la présence de Dieu dans un tel univers où «tout doit être désagrégé» (p. 69), mais sa possible victoire sur la vitesse sans cesse plus grande qui est celle de la fuite. En fait, c'est bel et bien «la force de Dieu» qui maintient cohérente «la formation de la fuite» (p. 127), et c'est par bien de ces aspects que notre monde cassé ou fuyant révèle, y compris aux hommes qui ne cessent de fuir, des traces de Dieu. Car, après tout, ceux qui fuient «savent ne pouvoir fuir que parce que Dieu les poursuit; ils ne s'aventurent à fuir que parce qu'ils fuient devant Dieu et parce que Dieu est plus rapide qu'eux» (p. 128), les tout derniers mots de l'ouvrage de Max Picard étant à ce titre sans la moindre équivoque, qui affirment : «Plus grandit la formation de la fuite, plus elle se précipite véhémentement et, plus distinctement se dresse seul, là, l'Unique, Dieu» (p. 130).
C'est ainsi que l'auteur analyse les conséquences de la fuite sur les lois économiques, et qu'il y voit, à l’œuvre, un succédané de la présence de Dieu, sur les brisées des thèses de Max Weber qu'il prend le soin de ne pas confondre avec les errements propres au monde de la fuite (cf. p. 72) : «L'homme de la fuite fait avec l'économie l'expérience des crises qu'il ne veut pas faire avec Dieu; il sait que les crises économiques sont toujours plus légères que celles où Dieu est partie» (p. 71).
Les pages que Max Picard consacre à l'analyse des caractéristiques du langage affecté par le monde de la fuite sont belles en plus d'être passionnantes, en voici quelques extraits, tout d'abord évoquant le langage dans le monde de la foi, qui s'oppose bien évidemment selon l'auteur à celui de la fuite : «De même que le buisson s'enflamma quand il [Dieu] y apparut, de même il enflammerait la langue s'il parlait en elle; le corps et l'âme du mot se consumeraient et alors apparaîtrait le pur esprit du mot, la vérité de Dieu. Dans le monde de la foi, les hommes tiennent déjà leurs mots tout près de Dieu comme s'ils cherchaient à lui rendre plus courte la route du mot. Quand deux hommes s'entretiennent, il y en a toujours un troisième qui peut écouter : c'est l'auditeur éternel» (p. 76). Le monde de la foi est celui de la confiance (4), de la garantie que le langage n'est non seulement pas totalement vide, flottant sur une pure norme après tout variable d'une langue à l'autre, mais qu'il n'est pas fuyant et qu'il conserve encore son auguste pouvoir, celui de nommer les choses, de les créer, même : «Sur la voûte de la langue qui est soutenue par les choses, les mots se meuvent comme les étoiles sur leur orbite céleste; les mots peuvent s'y mouvoir en toute sécurité et l'on sent que leur trajectoire est lente afin que les mots réfléchissent une fois encore à leur but avant d'y arriver» car, «au milieu de la voûte du langage, se tient, invisible, le Verbe divin originel et toutes les trajectoires tournent, dans le monde de la foi, autour du Verbe originel» (p. 79), cette dernière image montrant bien de quelle façon le monde, la masse de la fuite parodie le monde et la masse de Dieu. Au contraire, si «on lit une phrase écrite dans la langue de la fuite, on a l'impression de sauter d'un débris de mot à un autre et, entre eux, il y a des trous» (p. 80).
Je citerai encore ce long passage, magnifique, constituant un véritable art poétique en temps de détresse : «Le grand fleuve du langage a donc sa source près du Verbe originel (mais, à la différence de l'eau, dont le cours est à sa source le plus mince, il est, près du Verbe originel, le plus large et cependant le plus clair); il coule parmi les hommes et leur apporte les mots; il dépose les impuretés tombant des berges des hommes dans le silence qu'il traverse de temps à autre; il s'élargit parfois en un lac chez un homme dans la profondeur de qui il plonge pour se retrouver; il creuse sous soi pour atteindre son origine, car, il le sait, le courant visible à la surface ne suffit pas, le langage doit, de temps à autre, s'ouvrir à la source souterraine du Verbe originel; le fleuve alors demeure large, profond et clair. Dans le monde de la fuite, ce grand fleuve du langage est dispersé; on en voit seulement des parties; il n'y a même plus de courant, le langage va péniblement dans de courts tuyaux et des canaux; il n'avance pas, il se pousse seulement de-ci, de-là; dans les bras dispersés, les lits sont vides, à sec; il y a aussi parfois des cascades artificielles où les mots tombent avec précipitation et une machinerie les fait remonter pour qu'ils retombent une fois encore, scintillants. Mais cela ne sert à rien; les eaux du langage ont une saveur de croupi, qu'elles proviennent des bourbiers des canaux ou des cascades artificielles de mots» (p. 82).
Qu'en est-il, dès lors, du sort des poètes dans le monde de la fuite et du langage cassé ? Max Picard l'a dit, ils ont perdu toute confiance profonde dans l'intime transparence unissant les mots et les choses, et ils ne peuvent donc que s'épuiser à courir derrière les uns et les autres, les mots et les choses : «Les poètes dans le monde de la fuite ont déjà usé toute leur force pour recoudre ensemble les corps des mots qui tombent en pièces, pour placer le corps d'un mot à côté d'un autre et pour veiller à ce qu'il ne glisse pas à nouveau plus loin; comment aurait-on encore la force de donner âme et esprit au corps du mot ? Dans le monde de la foi, le mot n'a pas seulement un corps intact avec une âme et un esprit; le mot y a déjà aussi le monde où il peut exister, le monde de la foi; le poète n'a pas besoin de le lui créer d'abord; tout est déjà prêt et le poète peut employer toute sa force à faire œuvre poétique : il peut laisser rivaliser le mot avec le monde afin que le mot proclame, encore plus distinctement que le monde, le nom du Créateur» (p. 86).
Comme les mots, les images, dans le monde de la fuite, sont privées de ce Centre que Lorentzatos estimait perdu : «Ce qui donc distingue essentiellement les images de la fuite de celles de la foi, c'est que, dans les premières, les choses ont une direction centrifuge; elles s'éloignent de l'image comme si elles voulaient fuir encore plus loin de l'image originelle, comme si elles se sentaient mal à l'aise dans l'image imitée, comme si même l'image imitée leur rappelait encore l'image divine originelle devant qui elles ont fui» (p. 107), la conséquence, selon Max Picard, de ce détachement entre Dieu et l'homme, entre ce dernier et l'image, ne pouvant qu'être logique, tragique bien sûr : «Le visage humain ne peut se conserver comme fait à l'image de Dieu que s'il est relié par la foi avec l'image divine originelle qui l'a créé. Dès que l'homme se détache de Dieu, son visage perd toute qualité d'image; il se décompose» (p. 111), le visage de la fuite étant seulement une «esquisse qui n'est pas faite pour durer; ce n'est pas une maison, mais une tente que l'on dresse, puis démonte rapidement» (p. 116), l'homme de la fuite n'étant finalement qu'un locataire dans un monde instable, le monde de la location ontologique pourrait-on dire, du vacillement de l'être, notre monde.
Notes
(1) «Un moi qui ne se laisse pas attirer dans tout, mêler à tout, un moi unique, unifié, univoque, responsable seulement devant Dieu et soi-même, ce moi, tel qu'il existe dans le monde de la foi, ne convient pas à l'homme de la fuite, il est trop rigide pour l'essence mobile de la fuite. L'homme de la fuite disloque alors le moi, il le divise en parties, comme dans la fuite, on divise une chose entière pour pouvoir fuir plus aisément» (p. 30).
(2) «Dans le monde de la fuite, l'enfant est en relation non avec le père, mais avec la fuite. L'enfant, ici, est non pas ce qui est innocent, mais ce qui ne peut pas déjà fuir soi-même, ce qu'il faut traîner avec soi dans la fuite. Il convient à ceux qui fuient qu'il y ait encore en quelque lieu caché, dans l'enfant, de la maladresse à fuir, une certaine incapacité à fuir. Ne pas fuir leur apparaît comme un art qu'ils ne peuvent plus pratiquer et, parce que, fans la fuite, on pourrait peut-être avoir besoin une fois de cet instant où on ne fuit pas, on emmène l'enfant; l'enfant enseignera alors à nouveau aux adultes à ne pas fuir» (p. 44).
(3) L'angoisse est «exténuante, superficielle et plate», que Max Picard oppose à la faute, la «profondeur de la faute», alors que la première «qui ne sait même pas pourquoi elle est angoisse et, alors, court de tout côté» (p. 114). «L'angoisse est toujours avec lui [l'homme qui fuit Dieu] comme quelque chose qui fait partie de lui. De même que celui qui quitte un pays en emporte dans un nouveau pays un peu de terre comme souvenir, ainsi est l'angoisse en l'homme : un souvenir éternel de sa fuite devant Dieu» (p. 49). Plus loin, Max Picard définit de la façon suivant l'angoisse : «Le monde entier semble réparti entre les champs d'angoisse que relie entre eux un fleuve, le fleuve de l'angoisse. Il n'y a pas de bateau sur lui, le fleuve est vide; seule, parfois, une vague du bourdonnement bat plus haut; c'est un signe que l'angoisse se fait à elle-même» (p. 52). Ailleurs, l'auteur oppose l'angoisse à l'humilité, dans de très belles lignes : «S'il est humble, l'angoisse devient brusquement toute petite; il n'a pas du tout besoin de l'empoigner et de la jeter au loin; elle se détache spontanément de lui. Alors brusquement, les lumières de la ville ne sont plus des lumières de l'angoisse, mais de l'attente de la venue de Dieu. Des sirènes se tiennent prêtes à retentir; partout il y a des guetteurs qui surveillent sa venue. Les songes et le bruit de la nuit existent maintenant non plus afin que l'homme demeure éveillé dans l'angoisse, mais parce que l'homme se souvient que Dieu aime à apparaître sans qu'on le remarque, brusquement, au milieu du bruit et de l'agitation. On veille non pas à cause de l'angoisse, mais à cause de lui et, de même que, dans un bâtiment en construction, les ouvriers se font passer les tuiles jusqu'à ce que le toit soit atteint, de même on se fait passer les nuits par-delà les jours jusqu'à ce qu'on atteigne Dieu» (p. 56).
(4) «Dans le monde de la foi, on peut avoir confiance dans le mot. L'esprit du mot humain a une trace de cet esprit qui lia pour la première fois la chose au mot; dans le monde de la foi, les choses se pressent vers le mot, se souvenant du commencement des choses, quand chacune se pressait vers le verbe pour recevoir un nom. Quand un mot appelle une chose, on sent toujours encore comment la chose vient coller brusquement au mot et est étreinte par lui. C'est seulement lorsque l'esprit de l'homme ne se sépare pas de l'esprit de Dieu que le mot de l'homme a la force de tenir les choses. Mais dans le monde la fuite, on ne veut pas que le mot tienne la chose; tout doit être lâche; le mot doit fuir pour soi comme la chose également; il faut qu'un commandement puisse envoyer le mot d'une chose à une autre selon le besoin du moment» (p. 84).