« Entretien avec Jean-Loup Bernanos | Page d'accueil | Je n'ai aucune idée sur Hitler de Karl Kraus »
02/09/2014
La Politique considérée comme souci de Pierre Boutang
Photographie (détail) de Juan Asensio.
À propos de Pierre Boutang, La Politique considérée comme souci (Éditions Les Provinciales, 2014).
LRSP (livre reçu en service de presse).
Il faut remercier Olivier Véron, directeur des modestes mais bonnes éditions Les Provinciales, de poursuivre ses efforts pour éditer et rééditer des titres du penseur considérable, sans doute de l'un des penseurs les plus considérables du siècle passé, que fut Pierre Boutang.
La dédicace de l'auteur est émouvante : c'est à son père que Pierre Boutang adresse son livre qui est en effet, de bout en bout, une méditation remarquable sur le sens de la piété, mais aussi sur la signification de l'humanité évoquée dans sa pleine mesure politique, c'est-à-dire l'édification de la cité non pas idéale, l'utopie étant toujours la voie qui mène au crime de masse, mais la construction d'une cité, simplement, humainement bonne, légitimement humaine, plaçant l'homme au centre de ses préoccupations, puisque l’État, selon les doctrines grecques antiques, est l'homme en grand, ne prétendant donc pas le détruire, l'exterminer jusqu'au derniers de ses restes sous le prétexte immonde et fallacieux que l'Histoire serait finie plus qu'accomplie.
La première phrase du livre est saisissante : «Il y eut un temps heureux où l'homme se considérait comme placé devant l'ensemble de l'existence à reconnaître et à aimer» (1), mais ce temps de légende ou bien de conte de fées n'est plus, puisque ni la vérité, ce «quelque chose de ferme», ce «quelque chose de tel que, l'ayant reconnu une fois dans sa vie, il devienne inutile de le mettre en question» (p. 12), ni même sa quête ne sont absolument plus des évidences de nos jours, alors même que nous vivons dans un «monde de la pratique sans loi, monde sans mesure et sans légitimité» (p. 14), «monde cassé» comme le disait Gabriel Marcel que Pierre Boutang médita longuement (et dont il cite d'ailleurs l'expression, à la page 121 de son livre).
De fait, si Pierre Boutang a raison de rappeler le mot de Proudhon, «Nul n'est homme s'il n'est père» (cf. p. 17), c'est le père qui aux yeux de l'enfant, d'abord, est le garant de l'autorité, bellement qualifiée de «puissance contemplée, et saisie dans son déroulement idéal» (p. 16), mais aussi de la légitimité, appliquée à toutes les réalités du monde aux yeux de l'enfant, y compris même celle qui peut sembler la plus importante et première, celle du langage, celle d'un langage du cœur, naturel, avant même que l'écriture ne raidisse tout et n'alourdisse ce qui doit rester non point immatériel mais léger, avant même que les lois écrites ne paralysent par leur glu le bon sens, ne sapent le fondement naturel, immémorial, seul valable face à la barbarie mécanisée, des lois non écrites, que Michaël Bar-Zvi, dans une postface attentive au texte de Boutang, donc intelligente mais comme toujours inflexiblement sioniste (et ayant l'honnêteté de rappeler que Boutang, dans ce livre du moins, n'évoque pas directement Israël), définira comme étant les lois noachiques (cf. p. 151).
Ces lois non écrites, objet des méditations d'un Henri Du Buit confortées par le philosophe, revêtent, aux yeux du magnifique commentateur d'Antigone qu'est Pierre Boutang (2), une importance primordiale, bien relevée dans ce passage qui ferait aujourd'hui scandale : «Je pense que les garçons de mon âge et de ma condition, si la crise française avait été aussi aiguë que la crise allemande, et s'ils avaient rencontré un message analogue à celui de Hitler, auraient été assez facilement «nationaux-socialistes» et auraient renié toutes les lois non écrites, dans le saccage des valeurs abstraites et superficielles qui coïncidaient avec le contenu idéal de la «démocratie» : il suffit de ne plus penser aux lois non écrites les plus authentiques, de s'engager dans la multiplicité concrète de la vie, pour que, peu à peu, l'horreur constitue son domaine à part, secrètement voisin de la joie et des accomplissements d'une cité» (p. 18).
Je pense qu'il nous est impossible de séparer ces lois non écrites de la figure du père qui donne le sens de l'autorité, constitue la figure de la légitimité et confère à l'enfant la haute portée du langage, dans son essence la plus humble, et, surtout, insère le fils dans une trame qui le dépasse, l'ancre dans une terre qui ne sera pas celle du voisin : «je nais ici, et non ailleurs, fils d'une famille, héritier d'un nom», voici peut-être la seule signification valable d'un nationalisme bien compris, qualifié comme étant l'inverse même d'une «doctrine d'orgueil», qui suspend «tous les bonheurs du monde à l'acte d'humilité initial, la reconnaissance d'une finitude originelle» (p. 19), qui n'est pourtant pas le contraire des lois non écrites transmises de père en fils, de bouche à oreille, mais qui, comme les racines d'un arbre s'élançant vers le ciel, plonge dans son terreau nourricier. Significativement, bellement aussi, Bar-Zvi parle de la politique qui commence par une ligature intime, originelle (cf. p. 144), l'essence politique ne pouvant selon celui qui fut l'élève de Pierre Boutang «se réduire à un idéal ou prendre la forme d'un pragmatisme, mais elle se révèle avant tout dans la manière dont nous vivons notre sentiment d'appartenance» (p. 148).
C'est ainsi que le fascisme a pu dégrader le nationalisme, c'est-à-dire «la relation absolue de l'homme à la communauté de naissance» telle que Boutang l'interprète par le biais d'une analyse du sens du retour d'Ulysse à Ithaque (cf. p. 61), tout comme la démocratie, elle, dégrade l'idée de légitimité, à savoir «le respect des lois non écrites qui limite le libre accomplissement d'une communauté» (p. 20).
Ainsi, nous le comprenons, Pierre Boutang tente-t-il, dans ce livre aussi bref que fulgurant, de définir le souci politique, la politique comme «couleur de la vie» qui presque toujours, dans l'Histoire, coïncide «avec celle du sang» (p. 33), comme une ontologie de la liberté s'opposant à toute forme de «contrainte brutale», favorisant en fait le «consentement à la finitude humaine» et faisant de celle-ci une «vocation» (p. 32) : le père, la terre, le langage du cœur, les lois non écrites fondant l'humanité, la cité, l'appréhension humble, qui doit être jouée et rejouée par chaque petit enfant, d'une communauté de valeurs plutôt que d'intérêts sans l'existence de laquelle l'homme n'est qu'un chacal pour l'homme.
Mais notre monde, je l'ai dit, n'est plus celui qui se berce de contes de fées et d'histoires de grandeur, ces dernières devant s'accomplir dans leur flot de sang et de malheurs apparemment obligatoires, comme s'ils nous signifiaient, ce sang et ces malheurs, que l'homme n'a pas sous-estimé la puissance de sa geste politico-historique. Notre monde, cassé ou même trahi pourrait-on dire (3), est un univers ayant perdu le Nord dans lequel la notion de légitimité, d'abord politique, n'a strictement plus aucun sens (4), puisque «nous fabriquons la plus rigide des hiérarchies de la grandeur, des hiérarchies d'acteurs, pour cacher que nous ignorons jusqu'au nom de la pièce, et que les acteurs ne savent pas quelle pièce ils jouent» (p. 42). Ayant craché sur les lois non écrites, nous ne pouvons plus que nous borner à respecter celles qui sont écrites mais qui nous paralysent sous leur gangue, la parole étant mouvement, décision fulgurante, l'écriture prudente reptation au sol, reptation de l'homme sous la Machine qui ne va pas tarder à le gouverner mollement, quotidiennement, puis à le réduire en esclavage.
Notre pays est lui aussi ébranlé puisque, à partir de la Révolution, la «cité n'est plus fondée dans son être» et qu'elle doit, «pour ainsi dire, se justifier à chaque instant par son contenu et les avantages qu'elle apporte aux hommes» (p. 79), le souci politique ayant de fait été occulté sinon balayé, lui que Pierre Boutang qualifie comme étant la «prise au sérieux d'un être de l'homme qui serait présent dans les sentiments», laquelle ne peut qu'être injustifiable «dans un système où toute l'histoire s'abolirait dans une appropriation technique par l'homme (par le «travailleur» [de Jünger, bien sûr] des richesses du monde» (p. 80).
De fait, c'est dans «la réalité métaphysique de l'homme que se trouve fondée l'apparence des sentiments et des coutumes : son rapport à une cité quelle qu'elle soit, la tension d'engagement que cela comporte, l'être de l'homme comme histoire, comme «éternelle histoire» constituent une raison, la raison, bien autrement que la statistique au service de la technique; c'est cela qui est humain, et la seule barrière avant «le dernier homme» entrevu par Nietzsche» (p. 83).
Si, dans le désordre et la démesure, ainsi que dans «l'affaiblissement des liens sociaux réels», le «goût de la statistique, qui est la mesure au sein de l'indéterminé, la moindre et la dernière certitude de l'homme», se développe sans cesse et constitue ainsi la «docte ignorance dans l'univers" du on dit (p. 86), l'unique souci du penseur politique doit donc être de «fonder métaphysiquement, dans l'être même de l'homme, l'ancienne adhérence à la cité (p. 87), et cela de façon urgente, en pariant sur un réel de l'homme, qu'importe s'il se réveille pour découvrir une situation cauchemardesque, à savoir celle où l'homme, réveillé «au milieu de la nuit", est sans cesse contraint de «se rajeunir dans la destruction» comme l'écrivait Rimbaud, c'est-à-dire «se rajeunir absolument, être toujours plus jeune que soi-même, jusqu'au dégagement total qui serait le néant» ou, pour l'écrire avec Jean Wahl, jusqu'en enfer, la «transdescendance» s'opposant à la «transascendance» (p. 89).
Ce mouvement désespéré est celui que provoque le nihilisme que Pierre Boutang analysera en quelques phrases fulgurantes en évoquant Les Démons de Dostoïevski (cf. pp. 118 et sq.), mais aussi celui auquel le communisme contraint les hommes, alors «dépouillés de toute adhérence historique», hommes «de la solitude et du désespoir qui s'y trouvent réunis», n'ayant de commun que la «volonté de se libérer, cette négation vertigineuse d'un réveil au milieu de la nuit», hommes qualifiés d'«hagards, tendus dans leur volonté d'un au-delà d'une histoire qu'ils haïssent», «l'homme dégagé» finissant immanquablement par devenir un homme désespéré (p. 93), autrement dit, pour reprendre une très juste métaphore de Pierre Boutang, un «employé de l'hôtel du confort parfait» (cf. pp. 94-5).
Ce mouvement vers l'enfer n'effraie pas Pierre Boutang (5), auteur d'un étrange roman à clés, intitulé Le Purgatoire et très grand lecteur de Dante, qu'il évoque d'ailleurs aux côtés de Dostoïevski, ces écrivains ayant inventé des histoires illustrant une «ontologie originelle» décrivant «le mouvement d'un homme qui est «du côté de l'être» et s'efforce de ressaisir ce qui le fuit et le menace par sa faute» : «qu'il doive y avoir un fondement de l'être», «vérité de l'existence où se puisse situer une sagesse, ils n'en doutent jamais» et, quand «le désespoir apparaît en eux, c'est comme une maladie qu'ils le vivent et non comme un état de l'homme qui puisse coïncider avec l'action, la vie sociale ou la solidarité» (p. 107).
Pierre Boutang critique ici les séides de ce qu'il nomme un «parti du néant», puisque ce n'est pas «guidés par Virgile que nos désespérés descendent aux enfers, mais guidés par le néant même», nos existentialistes sartriens, romantiques «au cœur sec [faisant] du désespoir un métier, et la mort comme mort, le dégoût comme dégoût sont la matière de leur œuvre», qui «savent et disent les abîmes de l'homme», mais «les disent à partir de l'abîme, car il n'est plus de mouvement d'ascension et de retour, il n'est même pas d'essence intacte de l'homme dont s'éloignerait le péché» (pp. 107-8).
Peut-être est-ce ce type d'homme médiocre qui, aux yeux de Pierre Boutang, a pu laisser s'épanouir l'horreur au siècle passé. Je cite longuement ce passage extraordinaire, qui évoque Auschwitz : «La réalité humaine est une réalité menacée et le siècle des horreurs du camp allemand d'Auschwitz découvre une complicité de l'homme avec sa propre dissolution, après avoir prétendu la nier, la réduire à une simple erreur sur les relations objectives dans l'univers. Voici que tout tremble, et le retentissement d'un seul geste de dissolution manifeste l'unité de «l'étonnante» espèce humaine moins dans ses progrès et sa domination sur les choses que dans la possibilité intime de sa dégradation. Nous apprenons de nouveau que l'expérience du «démoniaque», de cette transcendance retournée qui est perte de sens, fuite de la détermination, effondrement de l'être, est une expérience originelle; elle était en nous, elle attendait notre défaillance, le relâchement de nos mesures, pour apparaître à notre conscience, et c'est lorsque nous prétendons que la mesure va de soi et que l'histoire est une accumulation progressive de nos mesures, que le choc se produit et que l'horreur est engendrée. L'Allemagne national-socialiste nous a rendu dans la révélation de l'horrible, un service analogue à celui de Kafka : des hommes ordinaires menant une vie ordinaire, des «fonctionnaires» [...] sont devenus des instruments d'une conspiration infernale pour briser, dissocier l'être même de l'homme : et ceux qui n'avaient rien pressenti de l'horreur possible, ceux qui même avaient désarmé les cités d'Europe devant cette horreur, prétendent ressaisir la réalité de l'histoire avec les concepts qui ont laissé cette réalité se développer en tragédie; ils s'efforcent de traiter les événements récents comme un «accident» qui n'entamerait pas leurs catégories du «tout naturel» et du «progrès indéfini». Or, le malheur seul, le non-être est indéfini : il est un point qui précède la dissolution complète de l'existence et la perte définitive des villes conquises, où l'âme se disloque, où la parole humaine devient poreuse, mais laisse passer le sens d'une trop complète dégradation; c'est celui où apparaît la musique, seule capable de signifier cette transcendance et cette altération; Hécube dans Les Troyennes avoue ne plus pouvoir dire mais seulement chanter les malheurs de sa race» (pp. 106-7).
Chanter les malheurs de sa race, ou bien simplement les annoncer et les dire, c'est, pour le «guetteur» (p. 118) s'exposer volontairement aux moqueries des hommes creux, «possédés» et «parieurs du néant» (p. 111) et même à de réels dangers, puisque ce sont «ceux qui connaissent le mieux cette possibilité pour l'homme et pour les civilisations de se défaire, qui sont doués de ce que l'optimisme niais appelle un pessimisme âpre, sont aussi les plus attentifs à restaurer, les plus soucieux de ramener le minimum de mesure dans une situation que la démesure a rendu en apparence désespérée» (p. 109).
Au fond, Pierre Boutang, du moins dans ce livre, semble hanté par la question, si éminemment grecque mais qu'il infléchit en barrésisme, de la démesure toujours proche de s'élancer, pour la détruire, sur la mesure : «Vivre humainement, fonder ce qui sans l'homme serait oublié, simple matière consumée pour le devenir, c'est nommer dans les cités l'usage mesuré des choses, c'est ne pas trahir la détermination de nos champs, de nos jardins» (p. 112). Jouer ce rôle, c'est encore tenter de «limiter ce déchaînement par un retour aux mesures qui déterminaient l'essence de la communauté» (p. 118), ces mesures ne devant bien sûr pas être confondues avec l'application de simples mesures policières servant à garantir l'«ordre abstrait [qui est] aveugle, hétérogène à l'histoire», et qui se «fait complice du désordre», les «valeurs universelles», qualifiées de «vaines contrefaçons laïques des lois non écrites», s'asservissant «à la besogne de dégradation de l'homme» (p. 119).
Finalement, et c'est là tout le sens de la magnifique leçon de Pierre Boutang, le souci politique pourrait être défini comme «le domaine humain où la relation aux autres, originellement donnée, permet l'achèvement et la continuité du projet de vérité sur ce qui existe», la politique devant dès lors être considérée comme «la plus humaine des connaissances», et même comme une «connaissance royale» (p. 142), seule capable de lutter, en s'appuyant sur la «nécessité d'une transcendance du secret» selon Bar-Zvi (p. 154) contre le mal, la flétrissure avilissant l'homme, détruisant le souci politique, ouvrant les vannes du chaos.
Notes
(1) Pierre Boutang, La Politique considérée comme souci, édition originale parue en 1948 chez Jean Froissart, avec une postface de Michaël Bar-Zvi, p. 9.
(2) «Le mythe d'Antigone a toujours été l'occasion de contresens dans l'interprétation politique. Que signifie le sacrifice d'Antigone : qu'il ne peut y avoir de politique qui tienne, et de «réalisme" contre les lois religieuses et morales qui fondent les cités et garantissent leur avenir. Ce n'est pas une abstraction conçue dans la solitude de son âme qu'elle oppose à Créon, c'est la relation de piété envers un mort fraternel, c'est l'affirmation que les liens de sang et de nature sont incomparablement supérieurs aux actes volontaires et aux positions prises par les frères ennemis...» (p. 62).
(3) Voir les très belles et justes méditations de Pierre Boutang sur la trahison, cf. p. 75.
(4) «[...] le moment semble proche, où la politique va confiner à ce point au tragique qu'un renoncement presque inhumain à soi-même sera le fait des hommes qui accepteront les responsabilités d'un pouvoir, prêtres de Némi qui savent que leur successeur légitime se légitime en les tuant» (p. 44).
(5) Il est évident que Pierre Boutang se range lui-même dans cette catégorie d'hommes «qui connaissent le mieux cette possibilité pour l'homme et pour les civilisations de se défaire, qui sont doués de ce que l'optimisme niais appelle un pessimisme âpre», qui sont pourtant aussi «les plus attentifs à restaurer, les plus soucieux de ramener le minimum de mesure dans une situation que la démesure a rendu en apparence désespérée» (p. 109).