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06/05/2014
Río Negro de Mariano Quirós : un hymne pour Héraclite, par Gregory Mion
«On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.»
Héraclite.
«Et, le plus souvent, quand l’expérience a fini par nous montrer comment la vie s’y prend pour obtenir un certain résultat, nous trouvons que sa manière d’opérer est précisément celle à laquelle nous n’aurions jamais pensé.»
Henri Bergson, L’évolution créatrice.
Le père et le fils : un conflit en devenir
Écrit à la première personne du singulier, ce roman de Mariano Quirós (1) se lit comme le journal d’un écrivain argentin au succès relatif, à cheval entre le recueil de souvenirs et la brève confession d’un homme désespéré par les relations humaines, cette désespérance étant accentuée par un enchaînement de circonstances accablantes. Outre les moments de réminiscence qui ouvrent chacun des dix-sept chapitres et qui ont une fonction de raccordement avec les temps forts du présent, le cœur de l’histoire n’excède pas quelques jours, puisqu’il est question de revenir sur les épisodes extravagants qui surviennent après le départ de la femme de l’écrivain, Ema, laquelle doit s’absenter une semaine pour des raisons professionnelles. Ne resteront à la maison que le romancier et son fils Miguel, un adolescent finissant de dix-huit ans et pas franchement estimé de son père, celui-ci usant à l’endroit de son fils d’attributs péjoratifs comme «amorphe» et «joufflu», lui reprochant aussi d’avoir le ventre cerné d’un «bourrelet» qui n’arrange rien à cette physionomie léthargique (cf. pp. 17-21).
Le corps de Miguel se perçoit ainsi comme la phénoménalisation d’un caractère relâché, voué à toutes les capitulations, d’où ses «épaules tombantes» qui somatisent ce tempérament du renoncement (cf. p. 25), d’où, encore, cette «grimace lippue» qui aggrave la possibilité même d’une variété des expressions corporelles, toutes condamnées à traduire l’état d’un jeune homme qui n’a pas été favorisé par la nature (cf. p. 26). Cependant, ces constats sans appel sont l’œuvre d’un père qui se réserve typiquement les beaux rôles, et tandis qu’il accumule les cynismes et les méchancetés, il se construit un monument de gloire. Pour quelqu’un qui s’exprime en première personne, cette stratégie d’écriture n’est certes pas nouvelle, mais on verra qu’elle possède toute son importance dans l’économie romanesque. À travers une tendance à se mettre hors-sujet des anomalies qu’il dénonce chez les autres, ce père romancier nous en dit finalement très peu sur lui-même, et au fur et à mesure que l’on avance en lecture, on s’aperçoit non seulement que nous ne connaissons même pas son nom, fût-il un pseudonyme, pas davantage que nous n’avons de quoi reconnaître les signes d’un visage qui aurait pu succomber à la tentation de se décrire, cela en dépit de plusieurs marques de narcissisme. À peine sait-on que l’écrivain serait selon toute vraisemblance un «super beau mec» (p. 91), et pourtant il se demande de quoi qu’il a l’air, comme s’il doutait de son pouvoir d’attraction (cf. p. 71), à moins que ce ne soit une façon de se rendre étranger à toute forme d’identification formelle, afin que l’on ne puisse haïr de lui qu’une idée, sinon une vague impression (2).
D’après ce que l’on peut en déduire, au détour des aveux irrités de son père, Miguel trouve des compensations sentimentales auprès de sa mère. Ema est une femme qui profite d’un statut qui ne démérite pas au regard des activités littéraires de son mari, puisqu’elle est professeur de sociologie à la fac, souvent appelée à se déplacer à l’occasion de tel ou tel congrès. Elle a connu son mari dans l’Argentine des années 1970, alors qu’ils étaient tous les deux militants péronistes dans la ville de Resistencia, une ville où ils vivent toujours. Mariés en 1979, le couple se range malgré les agitations causées par la dictature militaire. Les époux augmentent leur puissance d’agir leur statut social, ils progressent dans les étapes d’une vie brillante, tant et si bien que la seule ombre à ce tableau paraît provenir de Miguel (cf. p. 16), le fils au «double menton» (p. 40), le fils qui ne pourrait attendre de la vie que la secousse d’un «accident domestique» (p. 43), jeté dans le monde comme la plus basse manifestation du Dasein heideggérien, empreinte d’une existence qui se balance entre la médiocrité et la déchéance et de laquelle ne semble pouvoir surgir aucune angoisse fondatrice, aucune prise de conscience qui saisirait l’appel d’un projet. La sévérité de ce portrait, au-delà de la déception d’un père, désigne en creux la critique d’un schéma familial qui s’est replié sur lui-même, peu enclin à formuler de nouvelles résolutions et à entendre autre chose que le bruit lénifiant du quotidien. Mais le départ de la mère va ouvrir une brèche insoupçonnée au milieu de cette existence statique, apportant du rire et des larmes, de l’extase et de la mélancolie, un peu comme si devaient entrer simultanément dans cette vie, la main dans la main, Démocrite le rigolard et Héraclite le sinistre, figures philosophiques de substitution pour Miguel et son père, deux modèles susceptibles de montrer en quoi les choses relèvent d’un principe d’impermanence, en quoi la vie est grosse de surprises, ce qui nous ramène infailliblement au précepte héraclitéen qui affirme que l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, qu’il y a quoi qu’on en dise une dynamique du conflit et que tout se meut dans le flux du devenir. Cela demeure valable quand bien même nous serions voisins de ce fleuve fameux, à l’instar de Miguel et de son paternel, qui habitent à deux pas du río Negro, la rivière qui coule au nord de Resistencia et qui souligne au milieu de cette fixité un mouvement éveilleur.
Le río Negro : premier Moteur
Le río Negro donne son titre au roman, ainsi n’est-il pas vain de réfléchir à son statut en tant que dispositif littéraire. Il s’agit au reste d’une véritable rivière, dont le lit méandreux arrose la province du Chaco. La rivière délimite la frontière septentrionale de Resistencia, la ville pouvant elle-même se définir comme un objet frontalier puisqu’elle est située à une vingtaine de kilomètres à vol d’oiseau du Paraguay. Par conséquent, le río Negro et Resistencia représentent deux sites transitionnels, deux entités symboliques du passage – l’eau qui coule et que l’on traverse, la ville qui signifie l’accès au pays étranger ou à l’inverse le retour à la terre argentine.
À ne prendre que la rivière d’un point de vue héraclitéen, elle est la marque d’une opposition fondamentale entre l’eau qui s’écoule indéfiniment et la constance de son itinéraire, preuve, en définitive, que se superpose à l’idée d’un devenir perpétuel la réalité d’un tiraillement entre l’Autre et le Même. La cohabitation de ces contraires, au même titre d’ailleurs que la promiscuité de tous les contraires, suscite d’une part l’étonnement philosophique, et d’autre part le besoin d’imputer à cette sidération primitive un discours qui puisse formuler quelque chose de pertinent sur l’arrangement du réel. Pour nous, il a été facile de s’étonner devant la situation tectonique de Resistencia, mais pour Miguel et son père, il a fallu se soumettre à une intense dislocation de leurs repères pour se figurer la possibilité concrète du changement, en l’occurrence la possibilité de poser dans le langage deux adjectifs contradictoires pour définir le río Negro, celui-ci étant perçu à la fois dans sa tristesse et dans sa beauté (cf. p. 195).
Bien avant cela, le départ d’Ema a introduit des perspectives d’imprévisibilité vis-à-vis du père et du fils, l’absence de la mère étant l’élément déclencheur par excellence (3). Quant aux «silences embarrassés» que le père envisage à l’idée d’être l’unique interlocuteur de son fils pendant une dizaine de jours (p. 35), ils se révèleront dans leur exacte contrariété; ce seront plutôt des tumultes, des bruits et des fureurs, des crues verbales comparables à la crue du río Negro en 1982 (cf. pp. 123-4), car il devient manifeste que l’histoire mouvementée de la rivière fonctionne à l’image d’une feuille de route pour les péripéties du roman. Visqueux dans ses eaux et torturé dans sa forme, le río Negro indique au lecteur une base psychologique pour appréhender Miguel et son père. Dans la mesure où l’écriture du père est surtout une description malveillante de quelques traits saillants, ainsi qu’une évidente retenue sur l’intimité spirituelle de celui qui écrit, le livre, pourrait-on avancer, se compose de plans serrés sur les personnages et de plans plus larges sur la rivière, et c’est au lecteur d’effectuer les transitions que l’auteur passe sous silence, comme le spectateur au cinéma tente de résoudre les énigmes qui ne sont pas explicitées par des angles de vue restreints. On présuppose une totalité qui contient le fond du problème, en revanche on ne parvient pas facilement à en rendre compte (4).
Tant et si bien que le río Negro semble plus familier au lecteur que ne le sont les différents personnages de cette histoire. En effet, quasiment tous les commencements de chapitre nous renseignent sur la rivière, sur son histoire, sur son allure, et même sur ses mythologies (cf. pp 69-70). On évoque une «silhouette ténébreuse» (p. 21), un «débit asthénique» (p. 73), un cauchemar où la rivière engloutit Ema (cf. pp. 141-2), des clochards qui seraient les indices matériels de l’essence de cette rivière (cf. p. 165), et l’un dans l’autre, à travers ces indications, il se dégage un passé et un présent du río Negro, c’est-à-dire d’un côté une mémoire illustre soutenue par la réputation du club nautique le Regatas, et de l’autre une actualité moins distinguée, notamment justifiée par les mauvaises conditions de la baignade publique municipale. En outre, il y a un pont qui sépare physiquement ces deux aspects de la rivière, encore une frontière dans cet espace de la circulation et de la médiation. La notion de frontière devient alors essentielle car elle parachève l’impression générale de promiscuité, elle met en exergue un réseau de discordances qui n’ont pourtant pas d’autre choix que de coexister, et c’est précisément cela qui permet à Mariano Quirós d’élaborer le protocole de l’absurde, cet absurdus qui en latin renvoie tout d’abord à l’idée de discordance. Bien entendu, le roman est absurde dans ce qu’il raconte et nous y reviendrons, mais il est selon nous absurde, en première instance, par le biais des trois site-frontières qui le déchirent de fond en comble : Resistencia, le río Negro, puis le pont qui enjambe la rivière et qui délimite la zone faste du Regatas et la zone néfaste de la baignade publique. Est-il par ailleurs utile de mentionner la frontière la plus patente d’entre toutes, celle du père et du fils ? Naturellement, c’est une coupure qui peut en décliner beaucoup d’autres (famille aisée/peuple, Nord de la ville/Sud de la ville, parents/Miguel, oisiveté du père/probité de la mère, etc.).
Enfin, l’ambiance frontalière de cet espace littéraire sud-américain nous renvoie presque obligatoirement au 2666 de Bolaño, avec sa ville-frontière Santa Teresa, une infernale métropole qui attire en son giron les actes et les volontés de tous les protagonistes. Poursuivant ce thème de l’objet assujettissant, M. Quirós s’inspire peut-être du modèle bolañesque pour offrir une signature intelligible au río Negro, qui s’apparente à un trou noir inévitable, lieu ultime d’un engloutissement des corps ou d’un retournement des esprits. La rivière a charrié une multitude de cadavres, elle a connu des suicidés, des pauvres ou des malchanceux, mais la rivière possède également un inquiétant magnétisme, quelque chose comme un pouvoir de suggestion. Dans un premier temps, la rivière suggère un alibi lorsque l’écrivain et son fils sont en position de faiblesse. Tandis qu’ils doivent se débarrasser d’un corps, le río Negro se rappelle au bon souvenir du romancier; la rivière exhibe l’action délétère de ses eaux usées dissolvantes, elle fait voir en mémoire ses matières létales, puis elle rappelle en dernier lieu qu’elle est chevauchée par le pont des Immigrants, et que même si ce pont ne fait que quatre mètres de haut, cela a été suffisant pour que certains désespérés réussissent leur suicide, parce que les eaux ont terminé ce que la chute avait pu entamer. La rivière apparaît donc à l’instar d’un objet vivant, voire omnipotent. Elle conditionne la vie ou la mort de ceux qui la côtoient, elle garantit des lendemains tranquilles ou des futurs pénibles. En l’occurrence, dans le cas de Miguel et de son père, la rivière, malgré ses docilités préliminaires, refusera finalement de collaborer avec les deux hommes (cf. p. 169). Le río Negro ne perdra pas pour autant de ses pouvoirs auprès des crapules déçues – les effluves de l’eau provoquent sur les odorats des sentiments de fascination, comme si la nature la plus ingrate pouvait quand même se déguiser en prodige, sans que les hommes n’aient cependant la faculté de comprendre et d’embrasser ce génie naturel (cf. pp. 178-9). En bout de ligne, les hommes criminels finiront par responsabiliser la rivière. En respirant les brumes du río Negro, nous n’aurions qu’une solution : celle de nous transformer en individu étrange, préambule d’une métamorphose de l’assassin (cf. p. 206).
De quoi l’absurde est-il le nom ?
Dans son sens le plus contemporain, l’absurde fait ressortir l’opposition entre le chaos du monde et notre obsession de le comprendre à tout prix. Aux chuchotements de la raison ou aux cris de la volonté, à la prudence ou à l’impétuosité d’homo sapiens, le monde semble répondre par une stricte indifférence, pour ne pas dire qu’il fait silence et qu’il nous ignore. L’absurde instaure en cela une dissymétrie qui doit être dépassée : puisque le monde n’est pas à notre avantage, puisqu’il existe séparément de nos besoins, c’est à nous de réinvestir ce que nous sommes et de trouver un sens à la course difficile de la vie. Réfléchissant à l’absurde selon ces principes, Albert Camus nous incitait à de louables efforts, à tel point qu’il fallait s’efforcer d’imaginer ce qui pouvait rendre Sisyphe heureux au lieu de le penser affligé par son châtiment.
Contre la surdité de l’univers (l’absurde venant aussi du latin surdus), contre le non-sens qu’il nous inflige, il convient peut-être moins d’utiliser un langage qui voudrait passer en force que de chercher à construire les moyens de nous responsabiliser, tant dans ce que nous pensons que dans ce que nous faisons. En filigrane de l’absurde, il y a donc un enjeu éthique, un appel discret qui consisterait à préférer la sobriété, car à trop vouloir se répandre sur le monde, on risque d’être saisi par le vertige de la liberté. Mais c’est justement parce que l’absurde est un silence qu’il est difficile de garder son calme et d’exister dans l’économie de soi : les univers littéraires absurdes excitent les individus, lesquels supportent mal le manque de sollicitude du monde, ou tout simplement son irrationalité. Parmi ces individus, certains attendent Godot et multiplient les occupations superflues, un autre assassine un Arabe sous le coup d’un éblouissement, et d’autres encore, comme Miguel et son père, sont confrontés à la nécessité de faire disparaître un macchabée, ce qui ne serait pas si compliqué si le monde agissait en fonction de leurs vues.
Autrement dit, l’absurde en littérature part d’une discordance fondatrice (le monde ne collabore pas avec les êtres qui le composent), puis il encourage incidemment les protagonistes à la sagesse, avant que ceux-ci ne chavirent du mauvais côté et se mettent à faire n’importe quoi. En effet, quand les questions que vous posez n’obtiennent aucune réponse, vous continuez de les poser, vous en inventez de nouvelles, jusqu’à ce que toute signification s’épuise et que tout s’écroule, aussi bien le langage que la structure du quotidien. Un cadavre aurait pu suffire pour que Miguel et son père se corrigent, mais deux autres suivront (cf. p. 187 et p. 200), comme si le grotesque de la situation de base prenait une tournure logorrhéique. Ceci renforce l’effet de non-correspondance entre un monde indifférent et des individus prolixes en discours et en gestes superflus. Étant donné cette indifférence constitutive, le choix éventuel de la sagesse s’estompe rapidement, et plutôt que de s’appliquer à conquérir un sens qui ne se donne pas gratuitement, les personnages pataugent, ils s’enferment dans une spirale assassine, et c’est en accumulant les meurtres qu’ils essaient de capturer un sens désespéré à la vie qu’ils mènent. Un éclair de lucidité se détache pourtant de ce vortex à la fois odieux et jubilatoire, quand l’écrivain admet qu’il est traversé par une «idée absurde» (p. 199). Sauf qu’il est déjà trop tard pour espérer une quelconque réversibilité des événements. Une fois que l’absurde s’est engagé, il est impossible de le nier ou de le ralentir. D’une certaine manière, l’absurde qui initie la trame de Río Negro est une sorte de procédé dégénératif : le texte parvient de moins en moins à contenir les raisons des actions meurtrières, jusqu’à faire complètement disparaître toute notion du raisonnable – l’écrivain diégétique accuse le coup malgré lui, tel un Ismaël qui s’est harassé de ses voyages sur le Pequod et dont l’écriture a été contaminée par cet état d’extrême épuisement.
Reste que tout partait plus ou moins bien. S’il n’y avait eu que les tourments d’un père, s’il n’y avait eu que les reproches adressés au fils, l’absurde eût été de trop. À notre avis, le basculement a lieu lors de l’épisode hilarant des prostituées (cf. pp. 54-6). Voulant se persuader que Miguel est intéressé par les femmes et rien que par elles, son père le conduit aux putes, et le monde expose pour la première fois son indifférence, jouant une partition déconcertante. À moins qu’il ne faille déjà remonter jusqu’à l’évocation de ces «silences embarrassés» (p. 35), qui font écho au surdus de l’absurde. Ceci étant, un basculement indéniable a lieu lorsque Verónica Mariel Escalante, une amie de Miguel, est invitée à la maison qui borde le río Negro (cf. pp. 71-98). Le père se révèle ici dans toute la splendeur de sa nocivité. On se familiarise cependant avec cette mentalité déplorable, car elle authentifie la marque grandissante de l’absurde, et elle culminera lorsque le père se sentira retardé dans ses projets d’article littéraire à cause de ses besognes criminelles (cf. p. 167).
Il va de soi que la souplesse des règles émotionnelles caractérise aussi la réalité de l’absurde. À partir du moment où l’absurde entre en scène, quelles que soient les actions entreprises par les personnages, celles-ci ne peuvent pas faire l’objet d’un jugement moral de la part du lecteur. À cet égard, redisons différemment ce que nous précisions dans la quatrième note de bas de page : bien que le roman soit à juste droit intégré dans la collection «Fonds noirs» par l’éditeur, ce ne sont pas les énigmes qui déterminent la viabilité de ce polar, mais ce sont les gesticulations des personnages, c’est aussi l’épuration des données psychologiques, de telle sorte que la prodigalité des actions finit par étouffer la plus volontaire des tentations rationnelles, laissant in fine au lecteur la responsabilité de s’exprimer sur des sujets que les personnages ne sont plus aptes à réfléchir. En fin de compte, peut-on parler de meurtres ? Dans cette optique de l’absurde, ne faudrait-il pas plutôt parler de créations et d’éliminations de personnages ?
Pour finir, disons à peine quelques mots du paradoxe que nous soulevions au début de notre examen, afin de lui apporter une esquisse de solution. Nous avions noté que le père écrivain n’avait curieusement pas trop de propension à livrer des détails importants sur sa personne, hormis des souvenirs et des constats supposés accréditer sa supériorité. De là naissait l’impression d’un personnage hors-sujet, bien qu’étant la voix intégrale du roman. Ce détail trouve sa cohérence à la fin de l’histoire, car entre tous les assassins, s’il en est un qui n’a techniquement tué personne, c’est lui, ce père plein de roublardise. Est-ce que le monde a décidé de l’épargner et de l’entendre ? Ou est-ce que la cruauté du monde fait exception pour le père, rencontrant dans cet homme le point ultime d’une connivence épouvantable ? (5)
Notes
(1) Río Negro, Éditions La Dernière Goutte, 2014 – traduction superbe de l’espagnol (Argentine) par Zooey Boubacar.
(2) La seule évocation d’une pseudo-identité paternelle advient quand le romancier effectue sur Internet des recherches sur lui-même. On pressent un nom et un prénom, on parle de rides et de cernes, mais il n’y a rien de plus (cf. p. 93). En définitive, ce n’est là qu’une mesure rapide du Moi social en comparaison de ce que pourrait être le Moi profond de cet homme, c’est-à-dire respectivement, pour l’exprimer dans les termes de Jankélévitch, un presque-rien et un je-ne-sais-quoi.
(3) Ce dispositif de la mère absente est un classique de la narration dès lors qu’il s’agit d’étudier et de fortifier les rapports qui doivent en principe rassembler un père et un fils. Dans son aspect positif, on l’a récemment vérifié au cinéma avec Nebraska, le film d’Alexander Payne. Dans son aspect négatif, on a pu le lire dans la tragédie romanesque de David Vann, Sukkwan Island, où le fils se suicide au fin fond de l’Alaska, après avoir ruminé l’éloignement de la mère et les panoramiques hallucinatoires de l’Alaska.
(4) La stratégie du plan qui suppose une totalité mais qui ne la délivre pas, nous l’empruntons à Éric Dufour, qui vient de livrer un examen magistral du cinéma de Michael Haneke (Qu’est-ce que le mal, monsieur Haneke ?, Éditions Vrin, 2014). Chez Haneke, l’énigme cinématographique est primordiale, car il y a une volonté de corréler la matière du film aux séquences de la vie réelle, qui sont toujours énigmatiques. Chez Mariano Quirós, ce n’est pas tant l’énigme qui compte que la mise en place d’une structure de l’absurde : on accumule les situations étranges en s’affranchissant des lois de la psychologie standard, on prend une rivière comme substrat ontologique des personnages, et l’on fait ceci dans le dessein de se focaliser sur des actions plutôt que sur des pensées, à savoir des actions auxquelles le monde ne semble pas vouloir prêter attention, ce qui empêche a posteriori le moindre essai de rationalisation.
(5) Mais s’il faut quand même accabler cet écrivain, le lecteur verra de toute façon de quel crime le père s’est rendu coupable (cf. pp. 97-8).
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