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30/10/2013
Arthur Machen : une influence souterraine de Georges Bernanos ?
Crédits photographiques : Robbie Shone /Caters News Agency / Sipa.
Rappel.
La démonologie dans la Zone.
Arthur Machen dans la Zone.
Georges Bernanos dans la Zone.
Guy Dupré dans la Zone.
À Guy Dupré, bien sûr.
Guy Dupré, dans un texte intitulé Comment font-ils pour se reproduire ?, rapproche le personnage de l’ancien professeur de langues imaginé par Georges Bernanos, M. Ouine, de M. du Paur : «Autant qu’André Gide, le pervers et doucereux héros de Paul-Jean Toulet, Monsieur du Paur – dont l’ultime tête-à-tête avec l’abbé qui vient de l’absoudre et de l’administrer laisse ce dernier foudroyé au pied de son lit –, nous semblait entrer dans la composition de Monsieur Ouine. N’était-ce pas sur le nom de Toulet que s’ouvrait le prologue de Sous le soleil de Satan ? Dans ce roman d’horreur ontologique sans égal dans la littérature française, Monsieur Ouine, si Bernanos escamote les scènes capitales (sodomie; saphisme; meurtre), c’est que les faits ont moins d’importance que la source ou le centre d’où ils émanent. Le meurtre du petit vacher fait se conjoindre le mal comme négativité pure et le mal en acte […]. Bernanos n’établissait pas de lien entre satanisme et pédérastie comme Claudel; ce qui l’intéressait, c’était le phénomène d’inversion fixant le sujet sur sa propre essence».
Dans ces quelques lignes aussi denses que remarquables par le rapprochement inédit qu’elles opèrent entre deux romans que rien ne semble, a priori, relier et la description de la nature véritable ainsi que du rang littéraire qui sont ceux de Monsieur Ouine, l’auteur des Fiancées sont froides rappelle à juste titre que les toutes premières lignes de Sous le soleil de Satan évoquent l’auteur de La Jeune Fille verte. Cette mention faite par Georges Bernanos a été évoquée de nombreuses fois par la critique bernanosienne, notamment sous la plume de Michel Estève qui pourtant ne s’attarde pas sur cette possible influence de Toulet sur Bernanos, lui préférant celle de Barbey d’Aurevilly : «Sans conteste, la première Mouchette, même si Bernanos relie sa naissance à l'univers de P.-J. Toulet, est née sous le signe aurevillien des héroïnes des Diaboliques».
Le propos de cet article est de montrer que non seulement la première Mouchette (et sans doute, mais dans une mesure moindre, la seconde, que nous n’évoquerons pas), mais aussi la conception que Bernanos se fait du Mal, doivent certaines de leurs caractéristiques, par le biais, du moins en partie, de Paul-Jean Toulet qui fut le traducteur français du Grand Dieu Pan, à la description, saisissante, qu’Arthur Machen donne de l’univers du Mal et de ses serviteurs.
Cette étude n’est qu’une esquisse, une vue de l’esprit ironiseront les grincheux, qui affirmeront que je n’ai pas suffisamment tenu compte des différents contextes socio-historiques, littéraires aussi, dans lesquels ces trois auteurs bien évidemment fort différents ont inscrit leur vie et leur œuvre, et que leur conception esthétique, philosophique et théologique du Mal varie elle-même du tout au tout. Certes oui, c’est asséner quelques solides évidences, et alors ? Ces mêmes petits professeurs me reprocheront la faiblesse méthodologique de mon article, son manque de rigueur, son inconsistance, sa confusion, que sais-je encore, son style même, le fait, allez savoir, que la bibliographie évoquée ne tienne pas suffisamment compte des dernières prodigieuses avancées universitaires sur la connaissance des œuvres de Bernanos, de Toulet et de Machen. C’en est trop, ce petit travail ne prétend rien révolutionner, surtout pas les tranquilles usages de l’Université qui pourtant n’a jamais, à ma modeste connaissance, tenté d’établir ce parallèle. Mon étude forcément sommaire souhaite toutefois combler une lacune, puisque ce sont ces mêmes doctes professeurs qui n’ont pas vu le sujet que je traite, et qui n’ont rien remarqué des troublantes coïncidences ici soulevées. Si mon texte peut pallier ce manque et inciter de jeunes lecteurs qui seront peut-être de futurs chercheurs à établir solidement, avec un bon millier de notes et de références érudites, au travers d’un plan en acier trempé ce qui n’est rien de plus qu’une intuition dans mon texte, celui-ci n’aura pas manqué son but.
I Sous le soleil de Satan de Georges Bernanos et La Jeune Fille verte de Paul-Jean Toulet
Mouchette et le personnage de la jeune fille verte
La première phrase du premier roman de Bernanos, Sous le soleil de Satan paru en 1926, est étrange : «Voici l’heure du soir qu’aima P.-J. Toulet». La note établie par Michel Estève pour l’édition en Pléiade des romans de Bernanos rappelle que, «sur certains points mineurs», on peut rapprocher La Jeune Fille verte de son premier roman et nous renvoie à l’article de Léon Cellier, Aperçus sur la genèse de Sous le soleil de Satan, lequel évoque les noms de Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam ou encore Anatole France. Effectivement, les points de convergence, tels que Léon Cellier les établit entre Sous le soleil de Satan et La Jeune Fille verte, paru peu de temps avant la mort de Toulet en 1920, nous paraissent pour le moins mineurs et n’apportent guère de compléments au propos de Michel Estève.
Léon Cellier note toutefois que, dans cette «œuvre charmante au dénouement des plus roses» ou encore dans ce «roman vert et rose», nous pouvons constater «quelques incursions du côté du mal, quelques notations aiguës sur le rôle du mensonge». Il est vrai que Georges Bernanos lui-même ne livre qu’un vague souvenir sur le fait d’avoir cité, en incipit de son roman, Paul-Jean Toulet, autrement dit un auteur auquel on pourrait sans trop exagérer appliquer le constat faussement interrogatif de Léon Cellier en nous demandant s’il a aujourd’hui, encore, quelques lecteurs. C’est encore Bernanos qui nous apprend que c’est lors d’un «soir de septembre, la fenêtre ouverte sur un grand ciel crépusculaire», qu’il a pensé «à l’ingénieux Toulet, à sa jeune fille verte, à ses charmants poèmes, tantôt ailés, tantôt boiteux, pleins d’une amertume secrète», et qu’ensuite, comme par magie dirait-on, la «petite Mouchette a surgi», faisant signe à l’écrivain, «de ce regard avide et anxieux» ajoute-t-il, qui signera sa destinée tragique.
À vrai dire, Léon Cellier, malgré la notation de ces quelques incursions du côté du Mal, nous semble un lecteur pour le moins approximatif et cela pour deux raisons : d’abord parce que le personnage de Mouchette peut être rapproché de celui qu’a inventé Paul-Jean Toulet, et qu’il peut l’être d’une façon qui mériterait, sans aucun doute, une étude plus fouillée que la nôtre. Ensuite parce qu’existent des ressemblances frappantes entre cette même Jeune fille verte de Toulet mais aussi Monsieur du Paur et Le Grand Dieu Pan de Machen, comme du reste le confirme, pour ce dernier exemple, Henri Duclos dans un article intitulé Toulet et Le Grand Dieu Pan. Tout se passe donc comme si certains des romans de Toulet, assurément deux d’entre eux, avaient servi de passerelle entre Machen et Bernanos.
La jeune fille verte, Sabine de Charite, surnommée Guiche parce que, jeune femme courant les bois et n’ayant apparemment jamais peur de rien, elle est aguichante et, comme Mouchette, chargée d’une forte connotation animale et érotique, est même, précise Toulet, une «ingénue éclose en vice». Bernanos se sera apparemment souvenu d’elle lorsqu’il décrit sa jeune héroïne, Mouchette, comme un insecte ou un animal mais surtout comme étant une espèce d’émanation d’une nature souveraine rendue à ses mystères et, surtout, à sa puissance démonique, sinon démoniaque.
D’autres rapprochements peuvent être faits entre La Jeune Fille verte et Sous le soleil de Satan, à vrai dire moins intéressants puisqu’ils ne concernent que des détails, comme la présence, dans le roman de Toulet, d’un texte dont le titre est Soleil d’Étain, l’image d’un soleil noir ou bien encore un bureau de tabac tenu par Melle de Lahourque dont l’enseigne est celle de «l’Agneau pascal» ayant peut-être suggéré le «Cierge pascal» du premier roman de Bernanos et aussi une scène (cf. pp. 153-154) évoquant Guiche et le notaire Lubriquet-Pilou qui donnera certains de ses éléments à l’écrivain français imaginant Mouchette et le marquis de Cadignan. Enfin, tout comme dans le premier chapitre du roman de Bernanos et aussi dans L’Imposture, la voix de Toulet peut se faire grinçante lorsqu’elle évoque les tentations sociales de l’Église, comme nous le montre le chapitre ironiquement intitulé De toutes robes de La Jeune Fille verte.
De même, nous pourrions nous attarder sur le fait que les deux romanciers semblent aimer des phrases à valeur de sentence qui, brusquement, en interrompant le cours de la narration, frappent l’esprit par leur évidente beauté et leur implacable tranchant : «Tel un fou qu’ont égaré les mirages du couchant pleure dans la nuit sans étoiles». Cet autre exemple encore, que l’on dirait bernanosien avant l’heure : «Dans ce réseau, où elle se débat et va périr comme un brillant poisson traîné vers la plage, quelle main puissante la saura prendre aux ouïes pour la replonger dans les eaux respirables et profondes ?».
Il y a cependant une strate d’écriture beaucoup plus importante dans le roman de Toulet, qui n’a pu qu’influencer en profondeur non seulement l’auteur de Sous le soleil de Satan mais celui des autres romans, strate d’écriture qui se découvre admirablement lorsque le romancier de La Jeune Fille verte se fait conscience implacable révélant ce qui se trame secrètement dans un petit village paisible, fouillant les reins et les cœurs de ses personnages, par exemple cette Mme Beaudésyme inquiète de se savoir pécheresse : «Mais quand même elle ne gardait de la religion que les dehors du culte, ou bien des sacrements, comme l’avouait son repentir, affreusement corrompus, c’était quelque chose encore pour cette catholique passionnée, qu’avait catéchisée, enfant, une grand’-mère [sic] espagnole. Tout au moins y satisfaisait-elle des habitudes d’agenouillement, l’amour de s’humilier et ce mysticisme de la chair dont l’orgue, l’encens, les échos d’une pierre odorante, et toute cette liturgie chargée de nos propres souvenirs, entretiennent si bien la sorte d’extase animale qui tient lieu de prière ou de méditation».
Cette façon de révéler la conscience trouble d’un personnage, son âme secrète, ses élancements passionnés qui ont peut-être influencé Bernanos évoquant Mouchette, s’accompagne d’ailleurs, chez Toulet comme chez Bernanos, d’une critique implacable des prêtres confesseurs qui ne sont absolument pas à la hauteur de leurs ouailles taraudées par le vice.
C’est cette même disparité criante entre le caractère impétueux d’une femme prête à tout et son amant que nous retrouvons dans la scène qui oppose Mme Beaudésyme et le jeune Vitalis, à la fin du chapitre intitulé Les Nuées (cf. pp. 218), scène qui ne peut manquer de nous faire songer à celle opposant Mouchette et l’un de ses amants, le médiocre docteur Gallet.
À ce point, nous pouvons nous demander de quelle façon Le Grand Dieu Pan est présent dans le roman de Paul-Jean Toulet. Il nous semble évident qu’un premier rapprochement peut être fait entre le sujet choisi par Machen et la présence, pour le moins récurrente, dans les bois entourant Ribamourt, de satyres, de faunes, de «dieux moitié bétail» (32) et, explicitement mentionné par Toulet, du «Grand Pan» qui a déchu, dans le roman du Français, de sa hauteur démoniaque. S’il s’est fait passeur entre Machen et Bernanos, Toulet n’en a pas moins édulcoré, dans La Jeune Fille verte, la puissance suggestive du Mal telle que l’auteur du Grand Dieu Pan l’a peinte.
Mouchette en héroïne d’Arthur Machen ? Hélène Vaughan, héroïne du Grand Dieu Pan
Il semble donc que la figure de la première Mouchette soit beaucoup plus complexe que ne l’ont affirmé bien des commentateurs du premier roman de Georges Bernanos. Ainsi, Bernard Vernières ne craint pas d’écrire que, au terme de son analyse où il a tenté de «camper le personnage de Mouchette», il n’a pas «rencontré explicitement le mal si ce n'est comme pure potentialité dans cette naïveté qui affecte de son coefficient d'ambiguïté, d'ambivalence, la juvénile allégresse de Mouchette et donnera prise à Satan, à la faveur d'un entourage médiocre».
Pour Michel Guiomar, «L'apparition nocturne de Mouchette chez Jacques de Cadignan est une visitation insolite, pareille, à quelque nuance près, à celle du Corbeau», comparaison vague qui n’a que le mérite de frapper les esprits et, sans doute aussi, d’établir une comparaison avec entre un auteur anglo-saxon et l’univers romanesque de Georges Bernanos, ce qui n’est point commun.
D’autres lecteurs ont toutefois soupçonné que le personnage de Mouchette était infiniment plus mystérieux qu’il ne semblait à première vue. Henri Giordan, étudiant la thématique de l’érotisme du jeune personnage de Bernanos, songe, bien davantage qu’à complexifier l’origine et le rôle de Mouchette, à battre en brèche une certaine critique un peu trop moralisatrice, sinon bien-pensante.
Ainsi, le thème de l’érotisme n’a pas grand sens, dans le premier roman de Georges Bernanos, s’il n’est expliqué par la théologie, comme Max Milner l’affirme : «L'érotisme de Mouchette est, en son fond, une possession. Possession diabolique ? Bien sûr, le lecteur qui connaît la fin de l'histoire pensera que cet autre est Satan, mais Bernanos ne va pas si vite. Parler de Satan ici n'aurait encore aucun sens. C'est seulement après la rencontre de Mouchette avec le prêtre qu'une interprétation théologique viendra se substituer à la description existentielle».
C’est Emmanuel Mounier qui fait cette remarque essentielle : «Mouchette, Fiodor, Jambe-de-Laine, Ouine. Autant de saints chez Bernanos, autant de ces humbles mystiques de la perdition qui sèment autour d'eux le crime et la haine sans que leurs voies soient apparentes pour l'entourage, autrement que par de vagues ondes d'étrangeté».
L’indication est intéressante, qui concerne l’hermétisme démoniaque, un thème que nous retrouverons à propos d’Arthur Machen lorsqu’il évoque l’univers du Mal. De la même façon, Jacques Chabot, mais en employant un terme sans ambiguïté, justement celui d’hermétisme, déclare que : «Tel serait le repos de l'hermétisme, celui de la première Mouchette qui se vautre dans ses humiliations et en jouit en les acceptant, le repos du secret jalousement gardé dont la victime se fait un orgueil».
Cette longue étude, amendée en quelques points et refondue, a été reprise dans le numéro de la revue Nouvelle École consacré à Georges Bernanos et à Charles Péguy. Il est possible de la commander ici.