« Empirer l'incompréhension : Alain Soral et les règles élémentaires du débat intellectuel, par Frédéric Dufoing, 2 | Page d'accueil | Empirer l'incompréhension : Alain Soral et les règles élémentaires du débat intellectuel, par Frédéric Dufoing, 3 »
10/01/2013
Requiem pour une nonne de William Faulkner
William Faulkner dans la Zone.
There's only one way to stop time / He smiled, like a winner, and pulled the trigger / Time keeps moving on.
Zenzile, Over / Time.
Cette impression, tenace, envoûtante, que la confession de la putain Temple Drake puise à des eaux très profondes, non pas celles de la tentation théâtrale de l'auteur remontant aux Marionnettes, courte pièce écrite en 1920, mais rappelées par William Faulkner qui évoque le lointain passé, le passé immémorial où s'éveillera à la vie la minuscule graine qui deviendra le décor, ville et pays, où la putain, Temple, semble plonger, comme si, une fois devant le Mal, il n'était plus possible de reculer, comme si ce n'était pas tant le Mal qui constituait, pour une jeune fille qui, elle l'avoue elle-même au gouverneur, en sait, sur les choses du sexe, bien davantage que son jeune âge ne pourrait le laisser croire, ne le laissera même jamais croire, la honte et le danger dont il faut à tout prix se prémunir mais, elle le répète là aussi plusieurs fois, le simple fait de le reconnaître comme étant cela : le Mal, rien d'autre, connaissance et reconnaissance qui ne peuvent donc indiquer qu'une seule chose, la pire peut-être aux yeux d'une femme, fût-elle une putain comme Temple (le prénom importe peu, je me plais d'ailleurs à le changer mentalement par celui d'une autre jeune femme), à moins bien sûr, et c'est ce que semble penser ladite putain, que ce ne soit l'inverse, la meilleure chose, la certitude que la plus effarouchable des vierges contient en elle, entre ses cuisses humides, la racine même du Mal, qui est toujours là, toujours-déjà-là dit le philosophe, cette certitude constituant la moitié, peut-être bien plus, la totalité du plaisir que la putain, enfermée durant six semaines dans un bordel de Memphis par un impuissant et vicieux hybride du nom de Vitelli surnommé Popeye et qui assiste à ses ébats avec un homme, Alabama Red, dont elle tombera amoureuse et à qui elle écrira, très vite, par ennui plus que par vice, des lettres plus qu'impudiques, à vrai dire pornographiques, et qui sera abattu par Popeye qui lui-même sera condamné pour un meurtre qu'il n'a pas commis, la moitié et peut-être même plus que la moitié, la totalité du plaisir que Temple éprouvera, moins entre les bras d'un homme ou de cinquante hommes c'est la même chose à ses yeux qu'à la seule pensée d'avoir tout entière succombé au Mal, car à vrai dire elle s'est toujours moquée de savoir qu'il faut résister à la corruption non seulement avant de la regarder, mais même avant de savoir ce que c'est, ce qu'est cette chose à laquelle on résiste, tout comme Macbeth, et non pas sa femme maléfique, Lady Macbeth, aurait pu lui-même le penser et le dire, la figure tragique de Shakespeare s'enfonçant elle aussi, elle d'abord, bien avant celle de Temple Drake, dans la source d'eau putride que j'ai évoquée, et que rappelle Thomas Sutpen, le personnage principal d'Absalon, Absalon ! qui surgit dans la seconde histoire de Temple comme un éclair, un nommé Sutpen, qui était arrivé au settlement au printemps – un grand gaillard maigre et silencieux, sans amis, rongé par les passions, qui évoluait dans une atmosphère évanescente d'anonymat et de violence, comme un homme qui, sortant d'une tempête de neige, vient juste d'entrer dans une chambre chaude – ou pour le moins dans un abri, apportant avec lui une violence qui est néanmoins salutaire même si elle ne laissera aucune trace, car Sutpen est de cette race dont disparaît l'heure de son euphorie et de son tapageur orgueil, et il cesse donc d'exister, ne laissant de lui-même qu'un fantôme, paria et proscrit qui lui aussi finira bien par disparaître, homme, fantôme et violence néanmoins salutaires, ou, au moins, à mille lieues du vice infect, caché, suintant de Popeye mais aussi de la douleur étouffée, gardée au chaud, au dernier recès de la chair baisée par tant d'hommes de Temple, qui finalement ne jouit que d'elle-même, comme seules les vraies putains savent le faire, jouissant de se voir, dans les yeux de leurs amants, jouir, se regardant dans une glace lorsqu'elle vous parle, lorsqu'elle ne vous parle plus, lorsqu'elle va vous parler, se regardant dans une glace ou les yeux de son amant qu'elle ne voit même pas lorsqu'elle baise, lorsqu'elle ne fait rien du tout, sauf penser à elle-même, car, toujours, le vice est égoïste et ladre, prétentieux aussi, alors, comme elle le clame, laissons-la seule, Laissez-moi me repaître de ma douleur et de ma vengeance, mais laissez-moi au moins le faire seule, parce que, s'il est une excrétion qu'il convient de faire sans témoin, Dieu sait que c'est bien le triomphe et parce qu'il faut, à tout prix, dans ce tête-à-tête interminable, tenter de ne surtout pas céder au vertige qui sans cesse menace celle qui s'adore, sauf à vouloir s'approcher d'un peu trop près du précipice et de goûter alors à la sensation du danger bien plus qu'au danger lui-même, auquel renoncera de toute façon celle qui est lâche parce qu'elle s'adore et ne sait pas aimer, et qui, se privant, sur un coup de tête, d'elle-même c'est-à-dire de son unique marchandise, perdrait par là-même son unique objet d'adoration, elle-même, encore et encore, son corps, de ses doigts de pieds jusqu'à ses sourcils épais, se reflétant comme une seule idole votive et chasseresse (mais ne chassant qu'une seule et unique proie, moins biche que hyène) qui traverserait les âges, passé, présent et futur se confondant dans un orgasme d'adoration muette, la jeune femme ne pouvant donc se tuer, refusant de toutes ses forces les paroles de Stevens, cesse d'avoir à te rappeler, d'être à jamais tenu de ne pas oublier : le néant; plonger dans le néant, s'y enfoncer, s'y noyer pour toujours; n'avoir plus à se rappeler, n'avoir plus à se réveiller, la nuit, tordu de rage, trempé de sueur, parce qu'on ne peut pas, parce qu'on ne pourra jamais cesser de se rappeler, car le passé n'est jamais mort, il n'est même jamais le passé ajoute-t-il, car le passé est comme une traite, aggravée d'une clause perfide, qui, tant que tout va bien, peut être négociée normalement, mais que la fatalité, la chance ou le hasard peuvent annuler sans avertissement, et c'est bien pour cela que le mensonge est encroûté dans le passé et qu'il enserre le présent et obstrue l'avenir, c'est pour cela qu'il paralyse Temple, qui se demande pourquoi est-il donc impossible de cesser de mentir, comme on cesse pendant quelque temps de jouer au tennis ou de courir, ou de danser, ou de boire, ou de manger des sucreries pendant le carême ? Vous voyez ce que je veux dire... pas pour se corriger, bien sûr, simplement pour s'arrêter un instant, pour se reposer, reprendre des forces avant la prochaine danse, la prochaine partie ou le prochain mensonge ?, puisque la putain, qui est aussi une menteuse (le mensonge et la luxure sont les deux fleurs noires d'une même tige), ne peut s'arrêter de mentir, même lorsque s'approche le moment de la confession devant le gouverneur, Combien de choses va-t-il falloir que je révèle, de ces choses que rien, pensais-je, ne pourrait jamais me forcer à révéler, pas même le meurtre de mon enfant et l'exécution d'une putain noire, cliente de la drogue ?, la voici donc encore qui ne pense qu'à elle, après le meurtre de l'un de ses deux enfants par sa servante qui, comme elle, a été une putain, et qu'elle a embauchée, dit-elle, moins pour sauver la négresse de la promiscuité que pour se souvenir du temps où, comme elle, elle couchait avec des hommes devant Popeye (au moins pour l'un d'entre eux, Alabama Red) et qu'elle aimait cela peut être parce que, je l'ai dit, Temple, ce sanctuaire de toutes les grâces, connaissait le Mal avant même que de le commettre, car dans le seul fait de regarder le mal, même par accident, il y a de la corruption; que l'on ne peut pas marchander, trafiquer avec la putréfaction, des mots qui rappellent ceux d'Horace Benbow à Miss Jenny, dans Sanctuaire, alors autant y plonger d'un seul coup pas vrai, dans le Mal, autant s'y ruer comme Lady Macbeth, sans déployer les trésors d'atermoiement de ce lâche qu'est son époux, ce n'est pas qu'on ne doive jamais regarder le mal et la corruption; il y a des cas où ne peut pas s'en empêcher, on est pris au dépourvu; ce n'est pas qu'il faille toujours résister au mal, parce qu'il faut commencer bien avant cela et qu'il faut donc être déjà préparé à la résistance, préparé à dire non, à dire non bien avant de savoir même ce que c'est que le mal, parce que le mal était déjà là, aux aguets, comme un lion cherchant qui dévorer, et qu'elle, la putain aussi vieille qu'Ève, sa sœur maudite peut-être, n'avait pas encore appris qu'il faut résister à la corruption non seulement avant de la regarder, mais avant même de savoir ce que c'est, ce qu'est cette chose à laquelle on résiste et qui s'appelle le Mal, l'innocence devant donc être reconquise, au moyen d'un enfant, de son propre enfant offert en sacrifice silencieux, puisque Dieu – s'il y en avait un – protégerait l'enfant, pas elle, ce qui est un mauvais calcul bien évidemment, puisque les hommes doivent souffrir que les petits enfants viennent à Lui, puisque Dieu n'a détourné que le seul bras d'Abraham, pas celui de la putain Nancy, puisque l'innocence doit être reconquise, puis assiégée, au moyen d'un mensonge ou de mille mensonges, d'autant de mensonges qu'il y aura eu de lettres (puisque seule compte la première), d'autant de lettres qu'il y aura d'hommes, et que l'innocence est une grâce mais surtout un sentiment de vide poussé jusqu'à son extrémité, une nuit obscure en somme, un état qui ne connaît pas Dieu et qui n'en a même pas besoin, j'étais là, nous dit ainsi Temple, suspendue, saine et sauve, entre le péché et le plaisir, comme quelqu'un qui serait suspendu dans une cloche à plongeur à quarante brasses au fond de l'océan, le plaisir étant, une fois encore, l'alpha et l'oméga d'une femme telle que Temple, qui aime pour jouir, qui souffre pour jouir, qui se regarde pour jouir, qui parle, sans doute, pour s'émerveiller de sa propre voix et de l'effet qu'elle produit, chaudes paroles insinuantes entrecoupées de rires, leur prolongation tactile s'insinuant dans votre épine dorsale, une putain dont l'horrible meurtre de son enfant par sa propre servante est une belle occasion de souffrir, c'est-à-dire se se plaindre, d'aimer son apitoiement, sa souffrance, sa solitude (aucun de ses amants ne la comprend vraiment, croit-elle), sa force qui lui permet même de venir quémander la grâce de l'autre putain condamnée à mort, Nancy Mannigoe de lointaine souche normande (Manigault), Temple Drake qui semble ne chercher le pardon et l'absolution de ses fautes qu'à la seule fin, une fois de plus, de jouir de l'acte accompli en toute connaissance de cause, car, s'il aurait effectivement suffi que nous nous agenouillions tous les deux, que nous disions : «Pardonnez-nous parce que nous avons péché.», alors, peut-être, c'eût été l'amour, cette fois, la paix, la quiétude, l'absence de toute honte, voire l'absolution, devant laquelle, toutefois, Temple recule, par peur de devoir remercier, par peur de la gratitude, car il est peut-être pire d'avoir à accepter la gratitude que de devoir la témoigner constamment, tout le temps, en un mot : dépendre de l'autre, Temple échouant donc, se repliant sur elle-même, sa propre satisfaction, le maigre plaisir qu'elle donne à l'un de ses nouveaux amants, croyant chérir et aimer l'autre, peut importe ses prénom et nom, cette femme-là n'étreint que des fantômes, elle-même n'étant rien de plus qu'une plaque de cire qui se répand et bouche les orifices de ses amants, jusqu'à les faire étouffer, alors que ses bras sont bien incapables de saisir et contenter le seul corps qui ait de l'importance à ses yeux, je veux bien sûr parler de son propre corps, et éprouvant, par conséquent, une espèce de dégoût d'elle-même qui n'est pas sans rappeler celui que Popeye doit ou devrait inspirer selon Stevens, l'espèce de rage et de dégoût qu'il faut pour pouvoir marcher sur un ver, l'espèce de rage et de dégoût qu'il faut posséder pour se retenir de cracher au visage des hommes, ces compagnons si impuissants, remplis de peurs, lâches, eux-mêmes menteurs, violents, infidèles aux femmes qui leur sont si supérieures, ne serait-ce que par leur inqualifiable endurance, leur capacité, comme celle des scorpions dit-on, à survivre aux pires épreuves, en se coupant une partie d'elles-mêmes, en se mutilant comme certains animaux sauvages, pris au piège d'une mâchoire d'acier, n'hésitent pas à se dévorer le membre blessé pour se libérer, en s'arrachant le cœur s'il le faut, en s'arrachant des entrailles, comme Lady Macbeth, la dernière trace de pitié et de tendresse afin de sortir, une fois de plus, libérées de tout lien, de la morale, de l'amour (Temple a-t-elle jamais, une seule fois, aimé ?), des hommes, de leurs amants, de leurs fils, car, comme la putain noire Nancy a le culot évangélique de le dire à sa maîtresse Temple, elle-même putain, il ne vous restera plus qu'à jeter la petite dans une poubelle, et vous n'aurez plus d'ennuis, et les autres non plus, parce qu'ainsi vous serez débarrassée de tous les deux, de tous et même de Dieu bien évidemment, du diable qui ne peut rien apprendre aux femmes qu'elles sachent depuis leur Mère lointaine, Ève, qui elle-même tenait sa science non du maigre serpent mais de leur confondante origine ténébreuse et humide, de Dieu et du diable sans doute, mais pas du passé qui n'en finit pas de les poursuivre, demain et demain et encore demain et toujours et toujours et encore toujours et les dévorera vivantes, inaltérables statues de pierre plus fragiles qu'un souffle, pas du passé qui s'élance sur leurs traces, comme on raconte que le chasseur aventurier Daniel Boone chantait dans la solitude des forêts, comme les hurlements de Temple n'arrêtent pas de nous poursuivre, encore et encore, dans les ténèbres qui recouvrent la scène, lorsqu'elle voit son bébé que Nancy vient de tuer pour l'empêcher de partir avec un homme qui n'est pas son mari, n'ayant pas hésité plus d'une seconde pour accomplir le pire des forfaits, se sachant coupable devant Dieu, Coupable, Seigneur ! et supprimant, comme une moderne Antigone noire, démolissant du coup, confondant, dispersant, rejetant deux mille ans en arrière tout l'édifice du corpus juris et les règles de l'évidence que nous nous sommes efforcés de maintenir debout depuis Jules César, Temple, elle, putain et menteuse, ayant tout de même selon Stevens réussi à protéger, huit années durant ses enfants car les petits enfants, aussi longtemps qu'ils restent des petits enfants, doivent être préservés intacts, ignorants des angoisses, des déchirements et des terreurs, la femme, la putain, la nonne dont le corps a été une prière de tous les sens, luttant pour protéger ses enfants alors même qu'elle est prête à abandonner l'un d'entre eux, son fils, pour fuir avec son amant qui ne veut pas de sa fille, celle que tuera Nancy, cette frêle humanité, cassée, déboussolée, ayant perdu son centre et sa force (hommes bien sûr, mais femmes aussi) depuis des lustres, luttant moins contre le passé inexorable que contre le Progrès, non pas l'avenir mais la vitesse, et même : l'accélération de la vitesse, tout aussi inexorable, le grand, l'invisible bras du Progrès rendant finalement ridicules les termes simples et grossiers de ses simples et grossiers appétits, les simples et grossiers résumés de son cœur simple et grossier de l'homme, le passé lui-même, que l'on croyait plus puissant qu'un Saturne dévorant ses propres enfants, étant bien incapable de lutter contre le temps qui n'en finit pas de courir et qui finira par balayer la dernière construction bâtie par la main de l'homme (l'architecte de Thomas Sutpen) ayant conservé aussi les formes et les mouvements, les gestes de passion, d'espoir, de travail, d'endurance des hommes, des femmes et des enfants au cours des générations successives bien après que les sujets qui avaient inspiré les images eurent disparu, eurent été remplacés et remplacés encore; ainsi, il arrive parfois que, seul dans la pénombre d'une chambre vide, on croit, hypnotisé sous le vaste poids de l'incroyable et éternel Était de l'homme, qu'en tournant légèrement la tête, on verra, du coin de l’œil, la courbe mouvante d'un membre, un reflet de crinoline, une manchette de dentelle, peut-être même un panache de cavalier – et, qui sait ? à condition du moins qu'on le désire avec assez d'intensité, le visage lui-même peut-être, trois siècles après son retour à la terre – les yeux, deux larmes gelées emplies d'arrogance, d'orgueil, de satiété, de connaissance et d'angoisse, de pressentiment de la mort, deux larmes qui disent non à la mort à travers douze générations, posant encore la même question sans réponse possible trois siècles après que ce qui les avait reflétées avait appris que la réponse n'a aucune importance ou – mieux encore – avait oublié la question – dans les profondeurs insondables, aux ténèbres de rêve, d'un vieux miroir qui a regardé trop de choses et pendant trop longtemps, si longtemps que tout semble s'être effacé, femmes, hommes, enfants, rêves de grandeur, germes d'empires, trahisons superbes ou minables, actes héroïques, folies des amants, lâcheté louvoyante de ceux qui ne le sont plus, meurtres, prison aux murs épais qui est l'épicentre d'une ville et semble, comme dans La Lettre écarlate, représenter la première brique de la ville des hommes mais aussi de l'histoire mythique patiemment colligée par l'auteur, et la folie, et la folie, et la folie terrible et pourtant passagère des hommes, et même ce qu'une jeune fille entailla sur une vitre, quelques jours après le premier coup de canon de la guerre de Sécession, son nom frêle et oisif, gravé à l'aide d'une bague en diamant dans son oisive et frêle main : Cecilia Farmer, 16 avril 1861, les spectres, les fantômes évanescents, les temps anciens, épuisés maintenant, usés jusqu'à la corde, condamnés à n'être plus, à ne plus jamais revenir, comme si la succession des jours, dans sa simplicité, son bon ordre habituels, ne suffisait plus aujourd'hui, n'avait pas assez d'étendue et obligeait par suite à condenser semaines, mois, années pour en composer une seule explosion, une seule poussée, un seul rugissement muet, empli d'un mot unique : Ville, ce mot banal signant et singeant à lui seul l'avancée du progrès, y compris pour un Sud des États-Unis prostré dans sa défaite, où seules les dames âgées, les invaincues, restaient irréconciliées, irréconciliables, opposées et irrévocablement dressées contre le mouvement général du panorama jusqu'au jour où elles-mêmes, débris flottant encore à la surface d'un fleuve débordé, éprouveraient une sensation de mouvement, tournées irrévocablement vers un passé de vieilles batailles, de vieilles causes avortées, les quatre années de ruine dont dix et vingt et vingt-cinq changements de saisons avaient effacé, enfoncé les cicatrices dans la terre; vingt-cinq, puis tente-cinq ans; ce n'était pas seulement un siècle, un âge qui étaient morts mais une façon de penser : la ville elle-même écrivit l'épilogue, l'épitaphe : 1900, les femmes seulement paraissant résister, en tout cas plus longtemps que les hommes emportés comme Sutpen, frappé dans son orgueil, échec non de son orgueil ni même de sa chair, de son sang, mais d'une chair et d'un sang inférieurs qu'il avait crus capables de supporter l'édifice de son rêve, les femmes donc seules pouvant résister, seules, acharnées à la lutte, irréductibles, vulnérables seulement à la mort et aussi, plus encore qu'à la mort, au poids du passé, bien capable après tout de les figer sur place, comme des statues de sel frappées par une malédiction, l'immobilité qui est, pour une femme, un autre nom de la mort et peut-être même une seconde mort, une mort plus horrible que la première, car l'immobilité les condamne à la redite, au ressassement, alors que la femme, éternel jeune animal sauvage, est superficielle comme le progrès et, comme lui, doit à tout prix, doit à n'importe quel prix aller de l'avant, quitte à s'enfuir, comme Temple Drake a voulu le faire, avec le premier venu auquel elle s'accrochera comme une sangsue à la jambe d'un baigneur dont elle retirera un peu de sang, quelques gouttes à peine, se laissant tomber de son perchoir sucré, dériver sur l'eau boueuse puis, selon ses appétits, se collant à une nouvelle jambe mâle, dérisoire christophore et pourtant, survivance acharnée, irréductible et indomptable comme aime à le répéter Faulkner qui, pendant qu'il écrit Requiem pour une nonne, tente de séduire (et y parviendra) la belle et ambitieuse Joan Williams oubliée des mémoires et à laquelle Faulkner écrira des mots déchirants (I wont stop in. If this is the end, and I suppose, assume it is, I think the two people drawn together as we were and held together for four years by whatever it was we had, knew — love, sympathy, understanding, trust, belief — deserve a better period than a cup of coffee — not to end like two high school sweethearts breaking up over a coca cola in the corner drugstore), mémoire des putains pourrait-on dire, labile, souterraine, non dite et pourtant seul prestige de la chair donnée comme une manne pour ceux qui ont faim et soif, pour ceux qui tentent d'oublier ce qu'ils savent depuis longtemps : que la chair ne donne pas l'oubli et n'absout de rien mais que son goût fore au contraire le tuf fragile de la mémoire, mémoire de la chair se transmettant de mère en fille, rite orgiaque interdit aux hommes, si prompts à partir, toujours partir, et s'élancer sur les routes poussiéreuses sans laisser la moindre trace, si vaste, si infinie dans sa capacité est l'imagination de l'homme quand il faut disperser, brûler le résidu des faits, des probabilités, pour ne laisser que la vérité et le rêve – puis le départ, la signature de la jeune femme sur une vitre faisant tout de même, ô miracle, surgir son vrai visage, car voici que, toute distance abolie, on entend la voix claire, traversant le vaste espace instantané, venue de loin, de si loin, du fond de temps anciens : Écoute, étranger; c'était moi-même : c'était moi, alors que l'homme lui aussi, construisant routes et chemins de fer pour aller plus vite d'un point de la carte à un autre et ainsi gagner plus d'argent, si fat lorsqu'il s'imagine se survivre, par un fils ou une œuvre, n'en laissant au contraire aucune, alors que l'homme, comme l'architecte auquel le démiurgique Sutpen a confié son rêve fou de grandeur, est poursuivi à présent comme une bête traquée par l'horreur qui explosera au dernier temps, comme et parce qu'elle a été annoncée dès la première heure, comme si l'heure, au lieu d'ajouter une simple particule infinitésimale à la longue et lasse progression depuis la Genèse, avait ébranlé l'air vierge et intact avec le premier et sonore tintement du glas de la fin des temps, l'homme, pauvre gibier semblable au fugitif engagé sur les voies d'un tunnel avec le tonnerre de l'express grandissant derrière lui, qui trouve en face de lui dans la paroi de roche vivante et imprenable, une niche, une crevasse exactement à sa taille, qui y pénètre, inviolable et en sécurité, tandis que la destruction passe en rugissant et disparaît, suivant inéluctablement le réseau de rails de sa destination et de sa destinée, vers quel but mon Dieu, vers quel but, alors que le salut est là, alors que le salut est là, à portée de la main, et qu'on n'a plus qu'à choisir et qu'on ne choisit bien sûr pas, même quand on a le salut dans la main et qu'il ne reste plus qu'à fermer les doigts, le vieux péché est là, trop puissant encore, qui nous fait nous retourner contre Lui, car quelle espèce de Dieu est-ce là qui se voit obligé de faire chanter ses clients avec le chagrin et la misère du monde entier ?, la douleur d'une mère, fût-elle putain, devenue putain parce que, auparavant, il y a de cela 8 ans, elle a quitté le train qui l'emmenait à un match de base-ball pour monter dans la voiture de Gowan Stevens, fût-elle putain donc, qui s'accuse, à cause de son passé qui semble l'avoir avalée comme l'Enfer avale les âmes, du meurtre de son bébé et demande au gouverneur de gracier celle qui l'a tué réellement, sa propre nourrice et confidente de Temple et comme elle ancienne putain qui lui répond, lors de leur dernière entrevue dans la prison, qu'il faut croire, croire quoi, Nacy ? Dis-moi, croire lui répond simplement celle qui sera exécutée le lendemain, non pas souffrir inutilement, comme dans Les Frères Karamazov, mais tout simplement croire, ce que Temple Drake refuse de faire, croire, croire simplement, comme un enfant, elle qui s'avance, à la fin du livre, vers son mari, disant : Quelqu'un pour nous sauver. Quelqu'un pour le vouloir. S'il n'y a personne, je suis perdue. Nous le sommes tous. Condamnés et damnés...
Note
Les phrases en italiques proviennent de Requiem pour une nonne de William Faulkner, traduction de Maurice-Edgar Coindreau, Gallimard, coll. Folio, 1996. Je me suis également appuyé sur la traduction de ce roman revue par par François Pitavy qui a paru dans le quatrième tome des Œuvres romanesques de l'auteur, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2007. Je n'ai pas jugé utile de différencier la traduction de sa plus récente révision.