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19/01/2012
Le sphinx et la souris. À propos de Des dieux et des hommes de Xavier Beauvois, par Jean-Luc Evard
Crédits photographiques : Matt Dunham (Associated Press).
Quand Flaubert parcourt l’Égypte, il note dans son journal, il vient de voir le sphinx, qu’il entrevit une souris qui détalait, quelque part entre les mamelles et les griffes du colosse de roche. À l’école de tels exercices spirituels, nous avons pu apprendre à notre tour à résister, grâce à un peu d’humour, à la disproportion des choses, à l’Hénaurmité des mondes où pataugent nos pieds d’argile.
Le monstre et la souris de l’année qui vient de finir ne m’ont pas visité au bord du Nil, mais à Paris, quand j’allai voir le film de Xavier Beauvois, parmi plus de trois millions de spectateurs, aussi subjugués que le jury de Cannes qui décerna le Grand Prix à Des hommes et des dieux. Sous cette forme de gloire posthume, les moines de Tibhirine, se disait le bon sens, recevaient mieux que la palme du martyre : leur histoire, la leur, c’est-à-dire leur courage, avait inspiré un cinéaste. Grâce à lui, se disait-on encore, la lente relève de la religion en faillite par l’industrie culturelle en plein essor était désormais chose faite, et bien faite. Les salles de cinéma dégorgeant les spectateurs tout émus consoleraient des temples désertés et des séminaires fermés. Voilà pour le colosse.
Et voici la souris. S’est-on demandé d’où vient le titre du film de monsieur Beauvois ?
Du Psaume 82, qui dit (versets 6 et 7 dans la version de la Bible de Jérusalem) : «Moi, j’ai dit : Vous, des dieux, / des fils du Très-Haut, vous tous ? / Mais non ! comme l’homme, vous mourrez, / comme un seul, ô princes, vous tomberez.»
Le psalmiste, Asaph, fait parler le Seigneur qui raille les divinités païennes. Il leur prédit leur fin prochaine. Comme bien d’autres textes de la Bible, le psaume entier correspond donc sans ambiguïté à un épisode de la dure rivalité entre les cultes de jadis, idoles d’un côté, Yahvé, de l’autre. Je l’ai vérifié dans la Bible de Chouraqui et dans celle de Luther.
Or, Xavier Beauvois a décidé, et lui aussi sans ambiguïté, de détacher le psaume de son contexte d’origine (il le cite en exergue), pour lui faire dire : Ceux qui meurent en hommes seront à l’égal des dieux. Le contraire même du discours de l’Éternel qui, récusant la prétendue divinité des idoles (et des rois qui se proclament nés d’un dieu), leur rappelle leur mortalité – et ne se proclame même pas immortel : Yahvé n’est pas un dieu de l’Olympe, il est – l’Éternel. Ni mortel, ni immortel, le Tout-Autre.
Mais personne ne semble s’être inquiété de la violence faite ainsi à l’Écriture – et aux moines de Tibhirine. Seul le cinéma peut se permettre de tels sacrilèges. Depuis toujours, il les commet avec jovialité, avec l’enthousiasme bon enfant de l’ignare de bonne volonté dont les vertus sont d’une tout autre nature. On ne demande pas exégèse ou érudition quand on veut se divertir. Attendons avec confiance le Rigoletto de monsieur Beauvois. Je ne confonds pas Isabelle Adjani, que j’admire, avec madame de Lafayette, que je vénère.
En revanche, que penser des gens du livre qui, comme Christophe Henning dans l’essai qu’il a consacré au film dans la revue Études (cahier de juillet-août 2011), non seulement ne signale pas le contre-sens pratiqué par le cinéaste, mais le scelle et le valide ?
Seul le sphinx le sait.