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14/01/2012
Le Centre perdu de Zissimos Lorentzatos
«The darkness drops again; but now I know
That twenty centuries of stony sleep
Were vexed to nightmare by a rocking cradle,
And what rough beast, its hour come round at last,
Slouches towards Bethlehem to be born ?»
William Butler Yeats, The Second Coming.
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Zissimos Lorentzatos, un des plus grands penseurs grecs du siècle passé, est un auteur pratiquement inconnu en France (signalons que je l'ai mentionné dans un de mes plus récents ouvrages) qui, dans un de ses textes les plus intéressants, Le Centre perdu (1), évoque la question poétique pour célébrer trois poètes qui sont, dans son esprit, non seulement des voyants mais, au sens noble du terme, des révolutionnaires : «Nous mentionnerons, dans le domaine de la poésie, les noms de Lautréamont, de Rimbaud et d'Artaud, non parce qu'ils sont peut-être encore à la mode dans les grandes capitales, ou parce qu'ils sont prônés dans les cercles littéraires, mais parce que la révision qu'ont cherchée ces hommes dans leur déviance n'était pas, comme le pensent aujourd'hui la plupart de leurs mandataires, seulement esthétique... Cela serait sans importance. Leur révision fut métaphysique» (p. 288).
Vanité de l'art pour l'art, dénonciation de celles et ceux qui ne lisent ces écrivains (et d'autres) qu'à seule fin de faire parler d'eux, sans jamais utiliser leurs textes de la façon correcte et même de la seule façon dont il faudrait, avec eux, user, c'est-à-dire en les considérant comme une praxis (et d'abord, pour les Grecs selon Lorentzatos, avec l'attention portée à la poésie de Georges Séféris par exemple), un levier d'Archimède capable de déboîter le monde comme il va de moins en moins de son axe devenu fou et non comme les petits bibelots d'inanité sonore tripotés par les antiquaires précieux de l'art pour l'art (2).
Pourtant, le moindre paradoxe du texte de Lorentzatos n'est pas que cette praxis poétique, initiée par des auteurs dont le rapport à Dieu ne fut rien de moins que problématique et conflictuel, doive déboucher sur une action concrète dont l'unique but serait la reconquête d'un centre perdu, dont la nature ne peut être qu'éminemment religieuse, en dépit de la crise métaphysique provoquée (3) : «À bien considérer certains de ces signes, on peut comprendre que l'homme occidental, ou l'homme moderne, recherche une vision, ou un centre perdu, au-delà et en dehors des liens du rationalisme dans lesquels il s'est entravé lui-même. Or ce centre, dont la perte a déterminé toute la période de la Renaissance à nos jours, l'homme moderne le recherche de mille manières (c'est l'évidence), mais l'«unique nécessaire» qui se trouve devant lui, il ne le voit pas, tant le sel, semble-t-il, s'est affadi sur la terre...» (p. 290).
En fin de compte, Lautréamont, Rimbaud et Artaud, si nous ne pouvons nier qu'ils ont tenté de rechercher, suivant leurs propres lumières noires (soit, comme le dit Lorentzatos, de mille manières), ce centre perdu, ne font rien de plus que nous indiquer le chemin que l'homme européen et même, selon l'auteur, occidental, doit ne pas craindre de découvrir ou plutôt de redécouvrir pour s'y engager sans peur.
S'engager sur ce chemin, ce ne peut être en effet qu'une seule chose, ouvrir ou rouvrir «la porte du surnaturel, c'est-à-dire de l'Esprit...
La suite de cet article figure dans Le temps des livres est passé.
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