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07/03/2012
Georges Bernanos, éclaircissement sur La Grande Peur des bien-pensants, par Benoît Mérand (Infréquentables, 19)
Crédits photographiques : Jacquelyn Martin (AP PHoto).
Rappels
L'art entre l'homme et Dieu, 1 : Dostoïevski.
L'art entre l'homme et Dieu, 2 : Baudelaire.
Infréquentables
Georges Bernanos.
Georges Bernanos est né en 1888, dans une famille catholique, patriote et monarchiste. Confronté dès la fin de l'adolescence à l'actualité toujours conflictuelle de la IIIe République et de ses courants antagonistes violents, il s'est constitué avant la guerre le début d’une identité politique en contestant le régime dans son essence et en lui opposant une certaine idée de la patrie, inséparable selon lui de son héritage médiéval chrétien. Engagé, dès 1908 à leur création, dans les camelots du Roi de Charles Maurras, il lutte avec les militants de l'Action française pour la restauration de la monarchie. Quand la guerre éclate en 1914, il se porte volontaire et combat dans un esprit similaire, cela en dépit du fait qu’il est dégagé de ses obligations militaires. Le principe de la guerre ne le choque pas a priori, faisant partie de sa culture patriote : utile au monde par la tradition qu'elle incarne, l'âme qui l'habite et le message qu'elle porte, la patrie – du latin patria, le «pays des pères» – représente pour lui un capital à défendre. De plus, il croit à la valeur du risque, à la vertu de l'honneur, au sens du sacrifice. Mais il connaît dans les tranchées bien autre chose : la barbarie technique, les perversions de la propagande, le totalitarisme sacrificateur. Il découvre la réalité de la guerre moderne, la prodigieuse évolution des armes, de l'artillerie, qui réduit à presque rien la part et le prix de ce qui donnait à ses yeux un sens à la guerre traditionnelle : la bravoure, l'honneur. «Cette danse de sauvages, écrit-il alors, n’a rien qui ressemble à la guerre, et […] les cœurs d’un peu de fierté, après avoir librement consenti au sacrifice, peuvent apprécier à sa valeur la nouvelle barbarie» (1). Il comprend à quel point les progrès de la technique absorbent les forces de l'homme, à quel point la puissance de feu des obus désormais les écrase. «L'idée moderne, ajoute-t-il, […] semble inséparable [...] de l'effroyable chimie» (2). «La France et le monde risquent de périr sous la plus étrange et la plus incompréhensible des catastrophes» (3). «Le siècle qui vient sera le siècle sanglant» (4). Or, cette intuition se double d’un sentiment de trahison : l'État, non seulement ordonne le massacre, non seulement exerce une censure impitoyable à l'égard de ses contradicteurs, mais propage de plus une caricature des idées les plus chères au soldat : la patrie, l'héroïsme. La propagande pille le vocabulaire patriote, l'utilise à ses fins, en altère le sens millénaire, porté par des siècles de tradition. Elle crée, en outre, «sous le nom de Poilu, un type de héros, on peut dire grotesque, sinon abject» (5), portrait exemplaire du combattant moderne, qui baigne dans le régime républicain et l'état de guerre comme un poisson dans l'eau. Le sens de la mort et du sacrifice est dénaturé par une représentation qui sert des causes politiciennes. Le pire, pour Bernanos, est de voir l'ensemble des partis, dont l'Action française, s'associer dans le cadre de l'Union sacrée à cette politique de guerre à outrance, de guerre totale, de guerre universelle. Le conflit s'achève, ayant broyé ses espoirs, ébranlé ses idéaux, et le laisse dans un sentiment de solitude et d'impuissance politiques, constitutif de son œuvre à venir.
Il renonce tout d’abord à son activité de journaliste polémique qu'il exerçait au profit de l'Action française avant la guerre, et se consacre bientôt à l'écriture de nouvelles, puis de romans, dont le premier, Sous le soleil de Satan, remporte en 1926 un succès important. Mais, à l'évidence, il médite encore autre chose, pense à une œuvre qui aurait une portée politique plus profonde et puissante, cela d'autant que l'après-guerre lui apporte aussi son lot de déceptions et d'incompréhensions, et parfait son isolement. En 1919, l'Action française, au défaut de tenter le «coup de force» promis aux militants, entre dans le jeu démocratique en présentant, comble du paradoxe, des candidats monarchistes aux élections du Parlement. Bernanos donne à Maurras sa démission de la Ligue. En 1925, la France signe avec l'Allemagne le traité de Locarno, qui ouvre une ère de pacification entre les deux pays. Le ministre signataire n’est autre qu'Aristide Briand, l'ancien Président du Conseil des années quinze et seize, inlassable promoteur de la guerre dont Bernanos avait dénoncé en son temps le «patriotisme théâtral et alimentaire» (6). Devenu pacifiste et internationaliste, celui-ci appuie sa politique de détente par un discours nourri de la même mystique et composé des mêmes mots («Droit, Justice, Patrie, Humanité, Progrès») que celle et ceux par lesquels il avait légitimé l'horreur de 14-18 : «la même idéologie qui divinisait la guerre la déshonore aujourd'hui» (7), écrira bientôt Bernanos. Mais le coup le plus décisif est aussi le plus inattendu, et celui qui est ressenti comme la pire des trahisons : en 1926, sous la pression du Cardinal Andrieu, Archevêque de Bordeaux, le Vatican condamne l'Action française pour son utilisation abusive de la religion, excommunie ses membres, ses adhérents, ses lecteurs. Bernanos a toujours déploré la carence religieuse de Maurras. Il sait que le mouvement auquel il a appartenu, avec lequel il a pu manifester son désaccord, est plus fondamentalement nationaliste que monarchiste (ou plutôt : est monarchiste par nationalisme), et que la pensée de Maurras fait aussi sa part à la modernité rationaliste et abstraite, à laquelle il veut opposer une forme de spiritualité héroïque qui engage l’être, non pas seulement les idées. Pourtant, il lui est reconnaissant de continuer à défendre seul sur l’échiquier politique la tradition chrétienne de la France, et sa trace dans la civilisation. Cette décision pontificale lui rappelle trop le climat qui a inspiré, à la fin du siècle précédent, la politique du Ralliement, laquelle, dira-t-il, non seulement «n’a rien obtenu pour l’Église, [mais] a ruiné le moral français» (8). Enfin, ayant été lui-même camelot du Roi, il se sent atteint dans sa conscience et son intégrité. Cette condamnation achève de le désespérer. Que peut-il attendre maintenant d'un régime politique opportuniste, d'une opposition transformée en administration de notables doctrinaires, d'une Église ralliée? S'il ne peut espérer aucun signe héroïque de l'extérieur, que doit-il faire lui-même ? En tant qu'écrivain, que dire ? Et aussi, comment se faire entendre ?
Quoique homme pétri de traditions, Bernanos n’est pas un conservateur : ce mot convient moins que tout autre à son tempérament. S’il s’inscrit dans une mouvance quelconque, c’est plus sûrement dans celle que Clemenceau a surnommé les «anarchistes blancs» (9). Élevé dans une famille éprise d'indépendance, d'honneur et de vérité, il tient de son père l'essentiel de sa culture politique, que lui-même a reçu d’un trublion célèbre sous la IIIe République : Édouard Drumont. Enfant, Bernanos a entendu quotidiennement son père lui lire La Libre Parole, le journal que cet homme avait fondé et qui rassemblait à la fin du XIXe siècle près d'un million de lecteurs. Édouard Drumont, journaliste et pamphlétaire, était d'une façon générale en butte avec toutes les institutions, toutes les puissances de son époque. Mais, essentiellement, il était anticapitaliste et antisémite, ce qui pour lui était à peu près la même chose, comme pour beaucoup de ses contemporains qu'il a inspirés. Bernanos a plongé dans son œuvre à l'âge de treize ans. A la fin des années vingt, au plus fort de la déception, c'est en elle qu'il puise pour parler à son temps. Y trouve-t-il une matière idéologique, une thèse à propager ? A l'origine, même s'il défend la monarchie traditionnelle et le catholicisme en plus d'un point, Drumont est plutôt de culture républicaine, et il n'a pas été éduqué dans la religion. Quant à Bernanos, s’il donne sa foi à la théorie de la «conquête juive» (10), il s'avère en définitive assez peu marqué par l'antisémitisme obsessionnel de son «vieux maître» (11) et ne reprend pas le flambeau d'un combat dont «les temps» lui paraissent, d’ailleurs, «révolus» (12). Au fond, Bernanos et Drumont s'accordent surtout, sur le plan des idées, dans leur contestation commune de la modernité et des règnes triomphants de la science et de l'argent, et, sur le plan politique, dans leur détestation viscérale des opportunismes. Sur le plan personnel, enfin, ils sont liés par un semblable tempérament : solitaire, absolu, justicier. C'est à l'évidence son expérience de la guerre et de l'après-guerre, sa déception vis-à-vis du monde et de ses institutions, ses pressentiments pleins d'angoisse sur l'avenir du siècle, qui replongent Bernanos dans la mémoire drumontienne. Qu’y cherche-t-il ? L'image d'un héros.
Comme le rappellera Max Milner, il est important de connaître les particularités que Bernanos admire en la personne et en l’action de Drumont car «elles nous renseignent davantage sur Bernanos lui-même que sur celui dont il a fait son maître» (13). De fait, l’écrivain – que l’influence de l’Action française n’a pas entièrement défait de sa sensibilité ni de sa culture romantiques – se retrouve sous les traits de celui qu’il nomme «l'homme prédestiné» (14), qui dit écrire sous l'impulsion d'une «vocation» (15), revendique le témoignage des «générations» antérieures et, «homme de génie» lui-même (du latin generare : engendrer), propage à son tour «quelque chose dans le monde des idées» (16). Sans doute se reconnaît-il aussi dans le combattant, le «fanatique» qui se jette «en avant» (17), «à corps perdu, [...] à la manière du soldat» (18), qui «ne songe qu'à frapper le plus fort possible, qu'à porter ses coups à fond» (19). Il admire en lui la propension au sacrifice, la foi dans l’idée que «tout homme qui est décidé à mourir peut agir sur les événements» (20). Bernanos pense comme lui que le sacrifice confère à toute vie humaine une «valeur mystérieuse», et que celui «[q]ui dispose de sa mort peut tenir n'importe quel enjeu» (21). Édouard Drumont représente à ses yeux le héros véritable, dont l'idée et la représentation même ont fait les frais de la guerre, du modernisme, de la propagande. Or, ce héros est encore un écrivain qui lutte seul, par l'écriture, envers et contre tout, contre tous. Bernanos retrouve en lui un modèle qu'il veut servir, une «leçon» qu'il veut «transmettre» (22). En 1929 et 1930, il prononce des conférences, écrit des articles, sur sa vie, son œuvre, qui deviendront pour certains les chapitres d'un livre qu'il prépare, qu'il voudrait retentissant. Il teste sur des auditeurs et des lectorats, non seulement la force du modèle qu’il honore, mais encore l'impression de ses propres mots qui l’évoquent, leur écho dans les âmes, leur puissance sur les cœurs. «J'ai juré de vous émouvoir, écrira-t-il en introduction de ce livre, d'amitié ou de colère, qu'importe ! Je vous donne un livre vivant !» (23). De fait, il a décidé d'écrire une biographie qui pourrait aussi faire office de pamphlet, un témoignage qui, doublé d’une invective, prend aux entrailles, frappe l’esprit et ne se propage pas sans effet. Il se souvient de La France juive, le premier brûlot de Drumont, son caractère insensé et terrible ─ sa préparation, sa composition, son incroyable succès. Ce livre, Bernanos l'idéalise sans doute en le relisant, le rêve peut-être. Max Milner en fera la description exacte : «deux volumes, dira-t-il, pleins de ragots infâmes, de potins de salles de rédaction, d'accusations dépourvues le plus souvent de la moindre preuve sérieuse» (24). Et pourtant, il suscite toujours en Bernanos une impression fabuleuse. Ce que l’écrivain en dit n'est peut-être pas objectif, mais c'est sa subjectivité qui est intéressante. Il y a quelque chose, écrit-il, «qui donne à ce colossal amas de noms, de faits, d'anecdotes, qui pourrait être si vulgaire, une majesté à quoi ne sauraient atteindre des œuvres conçues et nées sous un autre signe que celui d'un désespoir sans faiblesse» (25). «Tout ce qu'il écrit, ajoute-t-il, a ce signe tragique, ce signe fatal», révèle «une espèce de résignation héroïque, l'acceptation délibérée de la mort». Ce n'est pas un hasard s'il la compare à «un oppidum au haut d'une colline, sur un fond de ciel d'automne, nu et doré, en terre ennemie» (26). Cette œuvre est, ainsi que celle qu’il projette d’écrire lui-même, une œuvre de combat, «un véritable cri de guerre civile» (27). Elle est «justicière» (28), «accusatrice» (29) : elle désigne son ennemi, le nomme, lui présente «un front irrésistible» (30). Par là même, elle montre un style : celui de la profération − du latin proferre : porter en avant –, ainsi qu’une esthétique, intrinsèquement liée à la confrontation avec la mort : testamentaire. «Plusieurs d'entre nous mourrons sans avoir eu la victoire, a écrit Drumont, mais ils testeront avant de mourir. Rome avait jadis ce qu'on appelait le testament sanglant. Tout légionnaire près d'expirer pouvait écrire ses dernières volontés sur son bouclier, avec son doigt trempé dans le sang» (31). Drumont «parle le dernier, il veut tout dire et voudrait tout dire à la fois». Il a «surchargé» son livre «comme on bourre d'explosifs un navire dont on n'attend plus rien, sinon qu'il se traîne jusqu'au but avec le tonnerre dans ses soutes, et qu'il saute contre l'obstacle» (32). Cette œuvre est kamikaze : «chaque page bienvenue est grosse du risque d'un procès [...]. Elle porte aussi la chance d'un duel» (33). Son auteur s'y engage totalement et, jusqu'au bout, «reste lié à sa création, vaincra ou périra tout entier avec elle» (34). «Voilà son secret, conclut Bernanos, [...] le secret des secrets, une espèce de Sésame à ouvrir n'importe quel destin» (35). Lorsque les deux volumes de La France juive ont paru en 1886, leur succès a été «immense. [...] Le coup avait été porté à fond, le pays y répondait par un de ces puissants mouvements d'opinion qui paraissent devoir tout emporter, qui parfois emportent tout. [...] Cette sorte de fièvre nationale prenait au dépourvu la politique et la banque. Jusqu’alors le régime n’avait trouvé devant lui que d’anciens rivaux, vaincus la veille, ou cette inoffensive opposition cléricale, trahie par ses chefs, et dont il jouait comme un chat d’une souris. [...] Occupé sur la scène, dans la lumière des projecteurs, il entendait soudain monter de la salle obscure ce grondement sinistre qui précède n'importe quel accès de fureur aveugle de la foule ou des éléments» (36)…
Il semble qu'en retraçant l'histoire de ce grand succès de librairie qui ne fut pas sans conséquences sur la vie publique française, Bernanos fait un rêve, et cherche le secret de ce «coup de bélier» (37) politique qui a réussi à ébranler, un jour, le système qu'il abhorre. Médite-t-il pour lui-même une publication semblable, aussi éclatante ? En réalité, s’il s’enracine dans la figure qu’il décrit et l’événement qu’il raconte, son projet vise autre chose, un choc, peut-être, mais pas une explosion, plutôt une impression profonde. Bernanos ne veut abattre personne, ni des êtres, ni une communauté. Il ne voit pas, ou ne veut pas voir, dans la geste héroïque de son «maître», le mécanisme insidieux de désignation d’un bouc émissaire, qui la dévoie. Il n’en retient que la beauté tragique – la force et l’audace, l’aspiration mythique à combattre plus puissant que soi, à défendre contre sa vie, contre sa sécurité, une «volonté […] presque furieuse de n’être la dupe de personne, […] de n’être jamais la dupe de rien» (38). Aussi cherche-t-il moins à reproduire l’épisode qui a fasciné son cœur d’enfant qu’à comprendre ce qui l’a engendré et rendu possible, qu’à l’embrasser – pour le léguer. «Toute vocation est un appel – vocatus – et tout appel veut être transmis, écrira-t-il dans Les Grands Cimetières sous la lune. Ceux que j’appelle ne sont évidemment pas nombreux. Ils ne changeront rien aux affaires de ce monde. Mais c’est pour eux, c’est pour eux que je suis né» (39). En écrivant son livre, Bernanos sort du cadre d’une biographie traditionnelle en faisant d'abord un travail de mémoire personnel. Il plonge dans l'auteur de son enfance pour y retrouver la sève de ses idées les plus sûres, de son inébranlable ferveur héroïque, à laquelle tant d'autres ont renoncé, pour l'ériger en modèle à l’usage de ceux qui ne connaissent rien de tel. Il retrouve en Drumont, son histoire, son œuvre, la lecture qu'il en a faite, ce principe vital qui lui paraît perdu, qu'il voudrait pourtant voir germer de nouveau. Il se ressource pour devenir passeur à son tour, il puise pour trouver l'eau qui doit désaltérer une génération asséchée. Car, au-delà du portrait qu’il dessine, le travail biographique déclenche un processus, peut-être involontaire, mais explicite, de création intertextuelle. Cette méditation sur l'œuvre de Drumont ouvre à Bernanos une voie nouvelle d’écriture, intrinsèquement politique, où le don de soi, le sens du sacrifice, l'acceptation du péril ont leur part, une part essentielle, inséparable du message et de l’appel. Cette relecture inspire au biographe une parole propre, visionnaire et tragique, qui porte aussi le glaive de la vérité et de la justice. Elle suscite en lui le désir de créer à son tour, à l’adresse de son époque, une contre-propagande qui réveille les consciences, fait la révolution dans les âmes, l'insurrection par l'esprit. De fait, cette «page d’histoire» (40) que Bernanos raconte, ce récit du destin d’un homme sur fond de démission collective, est encore une recherche, un apprentissage. Suivant le regard qu’a porté Drumont sur la civilisation moderne, Bernanos relit aussi les événements qui ont conduit son pays à cette guerre qui, à ses yeux, a marqué «une limite dans l’histoire du monde» (41). Il mesure, à travers la dénonciation et par contraste avec le modèle dont il retrace l’itinéraire, la responsabilité des élites au cœur lâche qui avaient la patrie et l’héroïsme en héritage, et qui les ont trahis l’une et l’autre. Il comprend que cette grande peur des bien-pensants, qui donne finalement son titre au livre, fut et demeure la plus dangereuse des agressions passives que son pays a subies, sans laquelle l’honneur, la vérité et la bravoure seraient combattues, certes, mais aussi défendues. Cette histoire a engendré l’autre, qu’il a vécue, lui, en première ligne − qui continue et promet le pire. Ainsi l’écrivain prend-il le témoin que lui tend son «maître», et achève-t-il son récit sur une vaste, longue et profonde conclusion qui est le centre et le sommet de son ouvrage.
«J'ai commencé ce livre, écrit-il, par une journée d'un autre hiver, froide et nue, impitoyable, pure de bas en haut, jusqu'au ciel, avec l'éclat, la sonorité du métal. J'écris ces dernières pages au cœur pourri de l'automne. Irai-je seulement jusqu'au bout de ma tâche ? Ce que j'ai à dire encore me sera-t-il tout à l'heure arraché ? Mais que dire ? Et d'abord à qui parler ?» (42). Bernanos n’est pas et ne sera jamais en phase avec son temps. S'il l’était, il suivrait la consigne donnée aux anciens Poilus par les hommes politiques qui les gouvernent : «Camarades, leur disent-ils, vous avez gagné la guerre, vous devez être contents. Eh bien, c'est tout ce [qu'on] vous demande [...], d'être contents ! Seulement, voyez-vous, il faut le dire. Répétez-le autour de vous : nous sommes contents, bien contents ! Vous serez ainsi les professeurs d'optimisme de la jeunesse française». Bernanos ne veut pas enseigner l’optimisme à la jeunesse. Au contraire, il propose à celle-ci «pour maître l’un des plus amers, des plus impérieux de nos écrivains français, cette Cassandre barbue», cela, dit-il, «[p]our l'aider à retrouver [...] un certain sentiment héroïque du juste et de l'injuste − et si l'épuisement est sans remède, l'agonie proche, du moins le fiel et l'absinthe, les voluptés du mépris. / J'entends bien, ajoute-t-il, que ces voluptés sont stériles [...]. Mais cette jeunesse n'est pas non plus comme les autres. Le temps lui est trop mesuré. Si elle a quelque chose à dire, qu'elle parle donc, qu'elle se hâte ! Les immenses charniers qui l’attendent sont sourds» (43). Nous sommes en 1931.
Voilà longtemps maintenant que la propagande et ses images, véhiculées à travers les journaux, les manuels, les conversations familiales, ont «sali à jamais, dans [les] imaginations précoces, avec la figure du héros, la notion même de l'honneur» (44). Quelle défense la génération nouvelle peut-elle alors opposer aux déterminismes modernes «du Capital et de la Science» (45) ? Est-elle en mesure d'affronter une nouvelle guerre, au défaut de pouvoir en percevoir seulement l'imminence et la réalité ? Bernanos estime, à l’instar de Léon Daudet, que Drumont lui a «appris à lire [son] temps» (46). Peut-il rendre ce service à la génération qui arrive ? «Nul homme capable de pitié», dit-il, ne saurait «cacher à la jeunesse de notre pays une vérité désormais trop évidente, qui la vise entre les deux yeux ainsi que la bouche noire d'un browning : la guerre est l'état normal, naturel, nécessaire, d'une société qui se flatte de ne devoir absolument rien aux expériences du passé, s'organise pour suivre pas à pas la science dans ses perpétuelles transformations. La loi de ce monde sera la plus dure des lois biologiques, celle de la concurrence vitale. Il se condamne à détruire sans cesse sous peine de fixation, d'arrêt, c'est-à-dire de mort. D'ailleurs, toute destruction est légitime, puisqu'elle ouvre la voie au progrès, coupe à l'humanité en marche le chemin de la retraite» (47). Ainsi prend forme la pensée visionnaire de Bernanos, puisée dans les livres et confirmée dans les tranchées. Certains de ses contemporains, également conscients des dangers qui s'annoncent, en appellent à l'État pour faire régner la justice, au pacifisme pour éviter de nouvelles horreurs. Mais «l'État moderne, simple agent de transmission entre la finance et l’industrie» (48), se méfie des hommes libres, préfère diriger les consciences, et finalement participe à la «conspiration universelle contre la vie intérieure» (49) que Bernanos dénoncera dans La France contre les robots. Cet État-là n'a pas innocemment dénaturé l’héroïsme : il sait bien «que la seule idée du sacrifice, introduite telle quelle dans sa laborieuse morale de solidarité, y éclaterait comme une bombe» (50). Quant au pacifisme, cette «imposture qui nous prêchait la guerre [et qui] s’install[e] dans la paix, après en avoir pompé la substance» (51) – une paix moderne, cette paix des trusts «qu'imagine, en ce moment peut-être, en croquant ses cacahouètes au sucre, quelque petit cireur de bottes yankee, [...] futur roi de l'Acier, du Caoutchouc, du Pétrole, […] futur maître d’une planète standardisée» (52) −, il n’annonce pas autre chose qu’une nouvelle ère d'esclavage : l'actuelle «évolution» du monde conduit à l’«asservissement de l'individu, son écrasement» (53). C'est donc le témoignage de Drumont qui s'impose : il faut être prêt à mourir pour défier les tentacules des puissances modernes. Aussi, estime l’écrivain, «plutôt que les affreux petits cancres bavards qui feront demain d'agiles sous-secrétaires d'État, souhaitons l'avènement de jeunes Français au cœur sombre ! Le désespoir est un terrible gâcheur d'hommes. Mais qui a une fois mordu sa bouche glacée ne craint plus la prison ni la mort. Qui part avec ce silencieux camarade ne combat plus pour sa vie, mais pour sa haine, et ne se rendra pas» (54). D’ailleurs, cette génération a-t-elle le choix ? Dans la nouvelle société qui se fabrique, elle ne pourra sans doute pas vivre, car «[l]'air va manquer à [ses] poumons» (55). Un idéal français, «une certaine conception [...] de la personne humaine» (56), est en péril, risque de disparaître : il s'agit de le défendre − avec nos «poitrines − ce rempart». Les dernières pages de La Grande Peur des bien-pensants sonnent le rassemblement des troupes, en appellent à un héroïsme patriotique, et certainement tragique : il n'y a sans doute pas d'alternative à la mort, mais, comme dans la tragédie, la mort offerte dénoue la situation sur terre, en même temps qu’elle ouvre les écluses du ciel. «Nous ne vivrons pas vieux, jeunes gens français [...]. Que vous le sachiez ou ne le sachiez pas, qu'importe. ILS n'en lâcheront pas moins [...] leurs mécaniques en folie [...]. Rien n'arrêtera plus la machine à tuer, son pas fait déjà trembler la terre» (57). La jeunesse de ce pays saura-t-elle faire face au drame qui se prépare ? La «leçon» de Bernanos lui parviendra-t-elle à temps ? «Sera-t-elle entendue ?» (58) − mieux : sera-t-elle comprise ? Lui-même, que fera-t-il ? «Le monde qui nous observe, dit-il, avec une méfiance grandissante, s'étonne de lire dans nos yeux la même angoisse obscure. Déjà quelques-uns d'entre nous ont cessé de sourire, mesurent l'obstacle du regard...» (59). Alors ? «La civilisation parie pour la partie basse de l’homme. Nous parions pour l’autre. Etre héroïque ou n’être plus» (60). Conformément à la tradition que le «vieux maître» lui a transmise et qu'il réhabilite, son «plan» n'est pas de «vaincre», mais de «durer le plus possible» et, «sans avoir [...] la victoire», en bon légionnaire, tester «avant de mourir» (61), écrire avec son sang ces mots qui concluent le livre : «On ne nous aura pas... On ne nous aura pas vivants !» (62).
Notes
(1) Lettre de 1916 à sa fiancée, dans Georges Bernanos, Correspondance inédite. 1904-1934. Combat pour la vérité (Plon, 1971), p. 116.
(2) Lettre de 1917 à Dom Besse, ibid., p. 122.
(3) Lettre de 1916 à sa fiancée, ibid., p. 116.
(4) Lettre du 29 février 1916 à sa fiancée, ibid., p. 104.
(5) La Grande Peur des bien-pensants, dans Georges Bernanos, Essais et écrits de combat I (Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1971), p. 320.
(6) Lettre de 1916 à sa fiancée, dans Georges Bernanos, Correspondance inédite. 1904-1934. Combat pour la vérité, op. cit., p. 119.
(7) La Grande Peur des bien-pensants, op. cit., p. 318.
(8) Ibid., p. 172.
(9) Cité par Sébastien Lapaque, dans Georges Bernanos encore une fois (Actes Sud, coll. Babel, 1999), p. 54.
(10) La Grande Peur des bien-pensants, op. cit., pp. 133, 173 et 329.
(11) Ibid., p. 52. Bernanos utilise souvent cette expression pour parler d’Édouard Drumont, qu’il considère avec Balzac comme le «maître» de son adolescence, et par lequel il a, dit-il, «tout appris» (cité par Michel Dard, dans Fragments d’un journal avec Bernanos, Georges Bernanos. Essais et témoignages (Le Seuil, Cahiers du Rhône, 1949), p. 298.
(12) Ibid., p. 329. Inhérent aux représentations socio-culturelles héritées du XIXe siècle, l’antisémitisme dont Bernanos hérite – d’ailleurs superficiellement – est, dans les années vingt et trente, inséparable de son antimodernisme : «nous ressemblons assez, nous autres, aux hommes de l’Ancien Testament. Le monde moderne est aussi dur que le monde juif», fera-t-il dire au personnage de l’agnostique dans Les Grands Cimetières sous la lune (Essais et écrits de combat I, op. cit., p. 511). Confronté à la réalité funeste de la guerre de quarante, cette critique ne débouchera pas, comme pour d’autres, sur un mouvement de haine compulsive, mais paradoxalement sur une tentative de compréhension du peuple juif, similaire à la réflexion qu’il engage parallèlement sur la tradition de son propre pays. Il convient de préciser enfin que Bernanos condamnera dès la fin des années trente l’ensemble des racismes exterminateurs d’Europe, au premier rang desquels l’antisémitisme nazi. Pour plus de précisions concernant ce sujet, voir l’article de François-Georges Dreyfus, «Bernanos et les Juifs», publié dans le n° 10 des Cahiers Georges Bernanos, en janvier 2000.
(13) Max Milner, Georges Bernanos (Librairie Séghier, 1989), p. 164.
(14) La Grande Peur des bien-pensants, op. cit., p. 75.
(15) Ibid., p. 150. Bernanos considère en effet son métier d’écrivain comme l’accomplissement d’une vocation, à caractère religieux, comparable selon lui à une vocation sacerdotale (voir la lettre de décembre 1945 adressée à André Chareyre, dans Correspondance inédite. 1934-1948. Combat pour la liberté (Plon, 1971), p. 589 : «Une vocation d’écrivain est souvent – ou plutôt parfois – l’autre aspect d’une vocation sacerdotale»).
(16) Ibid., p. 65.
(17) Ibid., p. 132.
(18) Ibid., p. 180.
(19) Ibid., p. 239.
(20) Édouard Drumont, cité par Bernanos, ibid., p. 160.
(21) Ibid., p. 150.
(22) Ibid., p. 56.
(23) Ibid., p. 45.
(24) Max Milner, Georges Bernanos, op. cit., p. 163.
(25) La Grande Peur des bien-pensants, op. cit., p. 164.
(26) Ibid., p. 46.
(27) Ibid., p. 126.
(28) Ibid., p. 180.
(29) Ibid., p. 181.
(30) Ibid., p. 51.
(31) Édouard Drumont, cité par Bernanos, ibid., p. 46.
(32) Ibid., p. 164.
(33) Ibid., p. 158.
(34) Ibid., p. 157.
(35) Ibid., p. 158.
(36) Ibid., p. 169.
(37) Ibid., p. 150.
(38) Édouard Drumont, conférence prononcée le 28 mai 1929 à l’Institut d’Action française, reproduite dans les Essais et écrits de combat I, op. cit., p. 1166.
(39) Les Grands Cimetières sous la lune, op. cit., p. 354.
(40) La Grande Peur des bien-pensants, op. cit., p. 60.
(41) Lettre de 1916 à sa fiancée, dans Correspondance inédite. 1904-1934. Combat pour la vérité, op. cit., p. 113. Le diagnostic et sa formulation, en effet, semblent avoir été inspirés à Bernanos par un livre de Drumont qui l’a davantage marqué que La France juive : La Fin d’un monde, dont le contenu est, par certains égards, plus sérieux et plus juste que celui du premier pamphlet, lequel, excessif et injuste, a surtout frappé Bernanos par sa charge héroïque solitaire.
(42) La Grande Peur des bien-pensants, op. cit., p. 314.
(43) Ibid., pp. 316-317.
(44) Ibid., p. 322.
(45) Ibid., p. 333.
(46) Léon Daudet, cité par Georges Bernanos, ibid., p. 327.
(47) Ibid., p. 336.
(48) Ibid., p. 320.
(49) La France contre les robots, dans Essais et écrits de combat II (Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1995), p. 1025.
(50) La Grande Peur des bien-pensants, op. cit., p. 320.
(51) Primauté de la peur, article publié dans L’Action française du 5 décembre 1929, reproduit dans Essais et écrits de combat I, op. cit., p. 1181.
(52) La Grande Peur des bien-pensants, op. cit., p. 348.
(53) Ibid., p. 350.
(54) Ibid., p. 55.
(55) Ibid., p. 350.
(56) Ibid., p. 349.
(57) Ibid., p. 348.
(58) Ibid., p. 56.
(59) Ibid., p. 350.
(60) Entretien de Bernanos avec Frédéric Lefèvre, paru dans Les Nouvelles Littéraires du 9 mai 1931, reproduit dans Essais et écrits de combat I, op. cit., p. 1223.
(61) La Grande Peur des bien-pensants, op. cit., p. 46.
(62) Ibid., p. 350.
L’auteur
Docteur es lettres, Benoît Mérand a soutenu en 2010 à l'université de Montpellier une thèse sur l’œuvre de Georges Bernanos. Travaillant spécialement sur la littérature chrétienne, il collabore aux travaux de diverses associations d'auteurs (Bernanos, Mauriac, Péguy). Il est chargé d'enseignement en littérature française et comparée à la faculté des Lettres de l'Institut catholique de Rennes.