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06/07/2011
L’art entre l’homme et Dieu, 1 : Dostoïevski, par Benoît Mérand
Cette conférence a été donnée à l’Ircom (Angers) le 9 avril 2011, dans le cadre de la journée de lancement de l’association Spe salvi, à propos des liens qui unissent l’activité de l’art et la vertu d’espérance, autrement dit le sens, la place et le rôle que l’homme peut assigner à l’art dans l’économie du salut. Elle est structurée en deux parties : la première s’appuie particulièrement sur l’œuvre de Dostoïevski, la seconde sur celle de Baudelaire.
Avant-propos
L’importance que prennent dans l’histoire de l’humanité les livres qu’on peut considérer comme des œuvres d’art (fussent-ils des ouvrages de réflexion) atteste qu’il y a chez l’homme un besoin de littérature. On ne lit pas seulement pour l’apprentissage du langage, pour le développement de l’intelligence, pour la culture générale. On lit aussi, et peut-être surtout, parce qu’on en ressent une nécessité intérieure qui ne limite pas à celle du plaisir, même s’il est vrai que cette nécessité exige d’abord d’être éduquée. Le fait est encore plus vrai dans l’écriture que dans la lecture. Ceux qui écrivent dans l’intention, même modeste, de «faire de l’art» (c’est-à-dire une œuvre, si courte soit-elle), savent bien que, si ce désir était superficiel, il ne durerait pas devant la difficulté de la chose. Ils savent au contraire que cela répond à une exigence venue des profondeurs, parfois passagère et difficile à cerner. Cela relève moins de l’ambition (quoique cela puisse l’être aussi) que de l’inspiration, laquelle, le plus souvent, est impérieuse.
Ce constat n’est pas sans poser un certain nombre de questions, et même de problèmes, à une époque où l’utilité de la littérature est mise en cause, et où les études littéraires (hier, les classiques, aujourd’hui, les modernes) sont déconsidérées et désertées. De fait, d’un point de vue matériel et social, quoi de plus inutile en apparence que la littérature et l’art ? S’il n’est finalement nécessaire que d’écrire et de parler – en un mot, de communiquer – quel besoin d’assigner à l’écriture et au langage des prétentions artistiques ? On a connu récemment des programmes d’enseignement du français qui tendaient à abolir toute hiérarchie, non seulement entre les textes littéraires eux-mêmes, mais également entre des textes dits littéraires et des textes dits fonctionnels. Davantage : on a institué, dans certains concours de recrutement pour l’enseignement du français, une méthode tacitement obligatoire de commentaire de texte visant à établir d’une façon systématique les «fonctions d’un texte» – comme si un texte était avant tout, et peut-être exclusivement, fonctionnel, et les poètes (à l’image de leurs commentateurs) des fonctionnaires. Comment assassiner plus sûrement l’art et la littérature qu’en les subordonnant à une doctrine matérialiste ? C’est contre cette tentation que Dostoïevski mettait en garde lorsqu’en 1861 il affirmait dans la revue fondée par son frère (Le Temps) qu’il ne faut pas «prescrire à l’art des buts et des sympathies». L’art, croyait-il en effet, vit «avec l’homme de sa vie véritable... Et c’est pourquoi la première chose est de ne pas [le] gêner [...] par divers buts, ne pas lui imposer des lois». Or, il allait plus loin, ajoutant que «[l]’idéal de beauté ne peut périr dans une société saine». (De ce point de vue, la nôtre est-elle malsaine, jusqu’à quel point, et comment en est-elle arrivée là ?) «Le beau est utile parce qu’il est le beau, disait-il encore, parce qu’il y a dans l’humanité un besoin constant de beau et de son idéal suprême» (1).
Invoquer ici le patronage de Dostoïevski n’est pas fortuit. Dostoïevski était un écrivain chrétien, de confession orthodoxe. Il ne croyait pas que l’homme est un accident de l’univers, ni un animal raisonnable, mais, suivant la Bible, un être créé par Dieu à son image et à sa ressemblance, donc doué d’une âme et aspirant à un idéal supérieur – en l’occurrence : Dieu. Dans la tradition orthodoxe, l’art joue un rôle important dans la réalisation de cette aspiration, il prend manifestement et résolument un «sens religieux […], tout à fait sensible dans l’icône par exemple. L’icône orthodoxe n’est pas seulement un tableau religieux, mais un témoignage authentique de l’existence de Dieu; parce qu’elle est à la fois chose et représentation, elle est matière et esprit, produit tout autant de la terre que du ciel; la beauté de l’icône est le reflet d’une réalité supérieure à la réalité immédiate, elle témoigne de l’existence de cette réalité supérieure» (2). Or – coïncidence qui ne fut pas sans conséquence –, Dostoïevski était aussi un lecteur passionné de Schiller, dramaturge allemand, contemporain de Goethe, qui soutenait que la beauté est le lieu même de résolution, c’est-à-dire de réconciliation et de dépassement, des contradictions de l’homme – et notamment de ce clivage entre idéal et matière (esprit et chair) qui définit son conflit intérieur et le prive de sa liberté. C’est dans la recherche d’une synthèse entre sa foi orthodoxe et l’idéalisme de Schiller qu’il en est venu à développer une véritable théologie de la beauté, lisible dans cette assertion des Frères Karamazov (1880) : «L’humanité peut vivre sans la science, sans pain, seule la beauté lui est indispensable. Tout le secret est là, toute l’histoire est là» (3) – et mieux encore dans cette autre, plus célèbre, de L’Idiot (1868) : «la beauté […] sauvera le monde» (4).
Je voudrais prendre cette conviction comme base de ma réflexion, parce qu’elle établit un lien entre la beauté et le salut, et donc situe l’art entre l’homme et Dieu. Cela étant dit, il me paraîtrait audacieux d’en faire une affirmation de base, plus judicieux de l’appréhender comme une question : la beauté sauve-t-elle le monde ? – et par extension : l’art est-il pour l’homme un instrument ou une voie de salut ? Y a-t-il (si l’on peut dire) une sainteté de la beauté, et par là même de l’art ? J’organiserai mon propos en deux parties, une première qui s’attachera à mettre en lumière les paradoxes de la beauté telle que Dostoïevski l’envisage dans son œuvre romanesque, et qui débouchera naturellement sur une réflexion concernant la fonction et les possibilités de l’art, telles que peut les concevoir la tradition chrétienne. La poésie de Baudelaire servira à illustrer cette seconde méditation.
Dostoïevski et l’idéal de la beauté
Il faut préciser tout d’abord que cet aphorisme de Dostoïevski – La beauté sauvera le monde – ne relève nullement d’une vérité révélée : c’est une idée subjective, d’ailleurs affirmée, non tout à fait par l’écrivain, mais par l’un de ses personnages : le prince Mychkine. Certes, dans L’Idiot, ce personnage représente le Christ. Il est surnommé «l’idiot», mais il s’agit moins d’idiotie au sens premier du mot que d’extrême simplicité et de parfaite étrangeté aux normes de la société corrompue dans laquelle il est amené à évoluer. Le jeune homme a été éduqué à l’écart du monde, un peu comme l’Émile de Rousseau. Il représente un idéal de pureté préservée, mélange de l’homme naturellement bon, tel que défini par le philosophe des Lumières, et de l’homme-Dieu des Évangiles. L’idée de départ de Dostoïevski était en effet de «peindre un homme parfaitement pur» (5) (ou «entièrement beau» (6), selon les traductions), dont l’intronisation dans le monde provoquerait un certain nombre de chocs, plus ou moins salvateurs.
«L’idée essentielle du roman est de représenter un homme absolument excellent. Rien n’est plus difficile au monde, surtout en ce moment. Tous les écrivains, les nôtres et aussi tous ceux d’Occident, qui ont entrepris de représenter le beau absolu, ont toujours échoué, parce que c’est une tâche impossible. Le beau est l’idéal, or l’idéal, le nôtre ou celui de l’Europe civilisée, est encore loin de s’être cristallisé. Il n’existe au monde qu’un être absolument beau, le Christ, de sorte que l’apparition de cet être immensément, infiniment beau est certainement un infini miracle (tout l’Evangile de Jean va dans ce sens : il trouve le miracle dans la seule incarnation, la seule apparition du beau)» (7).
Ainsi la beauté selon Dostoïevski est-elle inséparable de la pureté, d’une part, de la bonté, d’autre part. Elle trouve donc sa plénitude en Dieu, et temporellement dans le Christ seul. C’est dans la mesure où celui-ci peut être qualifié d’absolument beau que Dostoïevski énonce l’hypothèse d’un salut par la beauté (la beauté comme nom de Dieu – cf. saint Augustin, Confessions, 10, 27 (38) : «J’ai tardé à t’aimer, Beauté si ancienne et si neuve» – donc autre nom de l’Amour). Et c’est parce qu’il est une figure christique que «l’idiot» peut être considéré comme un personnage à la fois beau et salvateur, c’est-à-dire révélateur d’une beauté qui le dépasse et qui sauve.
On aurait tort de croire que cette représentation procède d’une méditation abstraite. La foi de Dostoïevski s’enracine, non seulement dans des prises de conscience profondes nourries de la parole de Dieu, mais également – et c’est le plus mystérieux – dans une expérience spirituelle intense subie à l’occasion de ses crises épileptiques. Depuis sa jeunesse, Dostoïevski était en effet atteint par cette pathologie qui s’est manifestée souvent, atteignant des sommets de gravité lors d’événements importants de sa vie. Il peut paraître étonnant, de ce point de vue, qu’il ait attribué cette maladie – et même, d’une façon générale, une maladie – à un personnage qu’il a d’abord voulu et imaginé comme une incarnation de la beauté parfaite. C’est que, précisément, selon lui, la pathologie épileptique prend, à un moment donné (en fait, dans l’instant qui précède la crise proprement dite), une dimension quasi-extatique où l’être peut faire une expérience décisive de la beauté divine. Ceci est explicité dans L’Idiot tandis que la narration rend compte d’une méditation du personnage concernant son «mal».
«Il songea, entre autres, que dans ses états épileptiques il y avait un moment, précédant de très peu la crise (lorsque celle-ci lui venait à l’état de veille), où soudain, au milieu de la tristesse, des ténèbres de l’âme, de l’étouffement, son cerveau semblait s’embraser par instants, et où toutes ses forces vitales se tendaient à la fois dans un élan extraordinaire. La sensation de vie, la conscience de soi-même paraissaient décuplées dans ces moments fulgurants. Le cerveau, le cœur s’illuminait dans une extraordinaire clarté; tout son trouble, ses doutes, ses inquiétudes, semblaient s’apaiser aussitôt, se résolvaient dans une sorte de paix supérieure, pleine de clarté, de joie harmonieuse et d’espoir, pleine d’entendement et de conscience de la cause finale. […] Cela l’avait amené finalement à une déduction extrêmement paradoxale : “Qu’est-ce que ça peut faire que ce soit un état morbide ? décida-t-il finalement. Qu’importe qu’il s’agisse d’un état de tension anormale, puisque le résultat, cet instant dont on se souvient et qu’on examine lorsqu’on est déjà en bonne santé, apparaît comme le plus haut point d’harmonie et de beauté, qu’il procure un sentiment inouï, insoupçonné jusqu’alors, de plénitude, de mesure, d’apaisement et de fusion par la prière avec la plus haute synthèse de la vie ? […] A cet instant-là, avait-il confié un jour à Rogojine lors de leurs rencontres à Moscou, me devient intelligible cette extraordinaire parole de l’Apocalypse : Il n’y aura plus de temps”» (8).
Cette longue citation de L’Idiot est éloquente à plusieurs titres. Elle atteste tout d’abord que Dostoïevski situe effectivement la beauté dans cette région supérieure où elle n’est dissociable ni de la paix, ni de la joie, mais procure au contraire un sentiment de plénitude et une impression d’harmonie. Elle affirme ensuite que, dans cette région, l’être prend conscience de lui-même et se trouve prêt à se donner tout entier, à s’offrir. Bref, elle inscrit la beauté dans ce que, conformément au mot employé par le personnage lui-même, on est en droit d’appeler une apocalypse, dans le sens strict du mot (dévoilement) comme dans son sens eschatologique (accomplissement, fin des temps). Enfin – et c’est cela le plus paradoxal – elle associe l’idéal absolu de beauté à ce qui lui est le plus contraire, puisqu’elle fait reposer sa révélation sur une expérience qui, ainsi que le personnage le reconnaît lui-même, est pathologique, autrement dit, relève de la déficience de l’être, donc de la disharmonie ou – suivant une terminologie plus théologique – de la dissemblance.
Cette apparente contradiction du personnage se trouve comme reflétée dans le roman au cours d’un épisode tout à fait symbolique qui, d’une certaine façon, l’explique. Cet épisode s’inspire d’une expérience de l’auteur qu’il convient de relater avant d’aborder sa transposition dans l’œuvre. Dostoïevski était, comme amoureux de la beauté, un grand amateur d’art. C’est pourquoi il prit le temps, lors de ses séjours en Europe occidentale, de visiter les grands musées d’Allemagne. A Bâle, un tableau a particulièrement retenu son attention : Le Christ mort d’Hans Holbein le Jeune. L’artiste y a représenté le Christ dans le moment qui sépare la Passion de la Résurrection, donc complètement abandonné à sa nature humaine (ce qu’on appelle en théologie la kénose) et plus spécifiquement à la mort entièrement assumée avant d’être vaincue. Il l’a donc peint dans le laps de temps où, n’ayant plus rien de divin, il aurait précisément épousé la laideur de l’homme, non seulement mortel, mais mort. L’épouse de l’écrivain, Anna Grigorievna Dostoïevskaïa, a confié dans son Journal, puis dans ses Souvenirs, les impressions un peu différentes qu’elle et son mari ont reçues en contemplant cette œuvre.
Journal : «Une œuvre étonnante qui n’a éveillé que de l’horreur en moi et qui a frappé Fedia au point qu’il a qualifié Holbein de peintre et de poète remarquable. Contrairement à la tradition, le Christ est représenté ici avec un corps amaigri, on lui voit les os et les côtes, ses bras et ses jambes portent de profondes blessures, ils sont enflés et livides comme ceux d’un cadavre qui est déjà entré en décomposition. Son visage est terriblement tourmenté, ses yeux sont entrouverts, mais ils ne voient et n’expriment déjà plus rien. Son nez, sa bouche et son menton sont livides; le tout ressemble tellement à un véritable cadavre que je me suis dit que je n’aimerais pas à rester seule dans la même pièce que lui. Peut-être est-ce extraordinairement vrai, mais ce n’est assurément pas esthétique, et cela n’a éveillé en moi que de la répulsion et une sorte d’horreur. Fedia, lui, était enthousiasmé par ce tableau» (9).
Souvenirs : «Le tableau produisit sur Fédor Mikhaïlovitch une impression écrasante, et il s’arrêta devant lui comme frappé de stupeur. Quant à moi, je n’avais pas la force de regarder ce tableau : l’impression était par trop pénible, surtout dans mon état maladif, et je me dirigeai vers les autres salles. Quand je revins, au bout de quinze ou vingt minutes, je retrouvai Fédor Mikhaïlovitch comme cloué devant le tableau. Sur son visage bouleversé se lisait une expression d’effroi que j’avais eu maintes fois l’occasion d’observer au début de ses crises d’épilepsie» (10).
Plusieurs précisions s’imposent concernant cette représentation du Christ et sa réception par Dostoïevski et son épouse. Tout d’abord, il faut rappeler que la représentation du Christ en peinture est relativement tardive parce que, suivant une tradition héritée de la loi de l’Ancien Testament (Deutéronome, 27, 15), il a d’abord paru inconvenant aux chrétiens des premiers siècles de représenter Dieu, et d’ailleurs impossible de le faire sans risquer d’en dénaturer la beauté parfaite. C’est suivant cette réserve initiale que la tradition médiévale chrétienne s’est gardée de représenter le Christ autrement que dans sa beauté. La Renaissance, sous l’impulsion notamment de Léonard de Vinci, anatomiste et ingénieur, a développé une conception de l’art suivant laquelle la beauté réside dans l’exactitude de la représentation du réel. C’est l’une des raisons pour lesquelles la peinture du Christ par Hans Holbein le Jeune est si triviale et si crue, et à ce titre peut choquer un homme dont la conception de la beauté diverge – par exemple, un héritier du romantisme comme Dostoïevski. Car, loin de se limiter à une représentation scientifique du réel, la tradition du réalisme romantique, suivant la distinction entre le copiste et le poète établie par Balzac dans Le Chef-d’œuvre inconnu («La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer ! Tu n’es pas un vil copiste, mais un poète !» (11)), exige aussi son expression, et par là même son interprétation. La réception du tableau de Holbein par Dostoïevski (qui, de fait, voit dans le peintre un poète remarquable) doit beaucoup à cette tendance à considérer l’art comme exprimant et interprétant le réel : pour lui, l’œuvre véhicule un message – en l’occurrence, l’idée que le Christ est vraiment mort, c’est-à-dire vaincu par la mort. Or, c’est précisément cette réaction qu’il prête à son personnage, «l’idiot». La scène se passe chez son ami Rogojine qui possède une copie du Christ mort d’Hans Holbein le Jeune. Le prince Mychkine s’arrête devant l’œuvre accrochée au mur.
«– Mais c’est… c’est une copie d’après Hans Holbein, dit le prince qui avait eu le temps d’examiner le tableau; – et bien que je ne sois pas grand connaisseur, il me semble que c’est une copie remarquable. J’ai vu ce tableau à l’étranger et je ne peux pas l’oublier. Mais… qu’as-tu ?
Rogojine avait soudain abandonné le tableau et s’était remis en marche. Évidemment la distraction et l’état étrangement irascible qui s’étaient brusquement manifestés chez lui eussent peut-être pu expliquer ces sautes d’humeur; mais la façon abrupte dont s’était interrompue une conversation que le prince n’avait pas engagée et le fait que Rogojine ne lui eût même pas répondu lui semblèrent néanmoins étranges.
– Dis-moi, Léon Nicolaïevitch, il y a longtemps que je voulais te le demander, crois-tu en Dieu, ou non ? reprit tout à coup Rogojine, après avoir fait quelques pas.
– Quelle étrange façon tu as d’interroger et… de regarder ! observa malgré lui le prince.
– J’aime regarder ce tableau, murmura Rogojine après un silence, comme ayant de nouveau oublié sa question.
– Ce tableau ! s’écria le prince, sous le coup d’une pensée subite, ce tableau ! Mais ce tableau pourrait faire perdre la foi à d’aucuns !
– Il la fait bien perdre, confirma Rogojine d’une façon inattendue» (12).
On comprend bien comment ce tableau qui montre le Rédempteur au moment de sa laideur a pu bouleverser quelqu’un qui associe entièrement le Christ à la beauté et croit que c’est la beauté qui sauve le monde. Car il est établi que c’est par sa mort que le Christ a rédimé l’humanité, puisque c’est en assumant le péché et ses conséquences. Le propos du prince Mychkine, comme celui de son ami Rogojine, d’ailleurs, est éloquent de ce point de vue : le spectacle réaliste du Christ mort peut faire perdre la foi à celui qui voit le salut dans la beauté. Sans doute doit-on en conclure que ce n’est pas en soi la beauté qui sauve. Mais dire cela, c’est déjà dissocier la beauté de Dieu. Dans L’Idiot, on lit encore cette interrogation, formulée par un nihiliste devant le prince Mychkine dont il reprend les mots : «Quelle est la beauté qui sauvera le monde ?» (13). De même, un autre personnage, évoquant la destinée aléatoire d’une femme violée enfant à cause de sa beauté, formule cette assertion ambiguë : «Une telle beauté peut retourner le monde» (14) (suggérant de cette façon que la beauté peut éveiller l’enthousiasme aussi bien que la tentation, et finalement inspirer l’acte corrupteur). En cela, le roman de Dostoïevski brouille les pistes, et paraît établir que, s’il est une beauté qui sauve, il peut en être une autre qui perd, comme il peut être une laideur qui sauve.
Cette réalité, le romancier l’a expérimentée dans les années 1840, alors qu’il fréquentait les cercles littéraires et politiques de Saint-Pétersbourg, marqués par l’influence du socialisme utopique en vogue dans les pays d’Europe occidentale. Il ne s’agissait pas d’une expérience amoureuse à proprement parler, mais déjà fortement psychologique, et ayant inspiré l’un de ses romans les plus puissants, où la question de la beauté est également centrale. Dans l’un de ces cercles, en effet, Dostoïevski a fait la connaissance d’un homme singulier, un certain Spechnev, remarquable par son intelligence, son instruction, sa beauté, son pouvoir de séduction et de fascination. Empreint d’une douce mais impitoyable tristesse qui le rendait tout à fait mystérieux, cet homme montrait en toute circonstance une grande froideur, un calme inébranlable, une force tranquille, comme s’il avait banni ou refoulé en lui toute émotivité. Or, il était aussi athée et anti-religieux. Paradoxalement, il était fasciné par le Christ et voulait fonder une société secrète sur le modèle des premiers apôtres qui, à douze, avaient christianisé l’Europe : il se proposait simplement de réaliser l’entreprise inverse avec les mêmes moyens («diffuser le socialisme, l’athéisme, le terrorisme, tout ce qu’il y a de bon au monde» (15)). Dostoïevski fut séduit par cet homme qu’il a suivi en dépit d’une hésitation insoluble, se laissant entraîner dans un projet sectaire et violent qu’il était loin d’approuver entièrement (le fameux complot contre le tsar, finalement découvert et puni par une condamnation à mort, transmuée en une peine de dix années de bagne). De fait, l’écrivain n’a pas justifié cette aventure en invoquant ses seules opinions politiques qui, à l’époque, allaient effectivement dans le sens de la révolution. Il a surtout mis cela sur le compte de la séduction de l’homme et de ses conséquences au plan psychologique et spirituel, confiant au docteur Yanovski qu’il consultait régulièrement à cause de ses crises épileptiques : «Maintenant, je suis avec lui, je suis en son pouvoir. Comprenez-vous que, depuis, j’ai mon Méphisto à moi ?» (16).
Cette caractérisation de l’homme superbe comme diable se retrouve dans le roman que lui a en partie inspiré cette aventure – Les Démons, écrit juste après L’Idiot suivant une ambition inverse : non plus représenter un homme parfaitement pur, mais la «vie d’un grand pécheur», autrement qualifié, comme le titre du roman l’annonce, de démon (17). Ce grand pécheur est de fait un homme très noir et très coupable, qui peut se reprocher, entre autres, le viol d’une fillette, la séduction irrespectueuse de nombreuses femmes, l’animation secrète d’une révolution entièrement tournée vers la destruction, et plus fondamentalement un manque total de volonté, décuplé par le sentiment de culpabilité, et débouchant sur une haine sans retour de lui-même qui trouve une conclusion évidente et tragique dans le suicide (équivalent à une damnation volontaire). Or, Nikolaï Vsévolodovitch Stavroguine (c’est le nom de ce personnage diabolique), loin d’être physiquement monstrueux, est «extrêmement beau», si beau que toutes les femmes en sont «folles», quoique divisées «en deux camps bien tranchés : les unes [sont] en adoration devant lui, les autres le détestent mortellement, mais toutes en raffolent». Bien qu’elle soit harmonieuse, cette beauté n’est pas exactement celle du Christ, mais plutôt celle de l’antéchrist : «ses chevaux étaient noirs, d’un noir presque exagéré; ses yeux clairs étaient par trop clairs et sereins; son teint, délicat, d’un blanc trop pur et d’un rose trop vif; avec cela, des dents de perle et des lèvres de corail. Bref, un très bel homme mais qui avait aussi quelque chose de repoussant. On disait que son visage ressemblait à un masque; que ne racontait-on pas d’ailleurs, entre autres, de son extraordinaire force physique !» (18).
On est tenté de déduire d’une telle représentation qu’il existe “deux beautés”, de la même façon que saint Augustin disait qu’il y a deux amours à l’origine des deux cités. Mais si on la considère à la lumière du roman précédent et du problème que pose la représentation du Christ dans le tableau d’Hans Holbein le Jeune, on doit convenir que la réalité est un peu différente. Car ce n’est pas la beauté qui est en cause, c’est ce à quoi elle est associée : le mal – ou plutôt ce de quoi elle est dissociée : le bien. Comme la laideur du Christ mort, en effet, la beauté de l’antéchrist est significative : elle illustre spécifiquement une dissociation entre le bien et le beau. Et ce qui est plus intéressant encore, c’est que cette dissociation ait d’abord été pour Dostoïevski l’objet d’une surprise, d’un étonnement, et finalement d’un rejet instinctif, comme si cette dissociation faisait naître une contradiction et révélait un désordre. Parmi tous les personnages qui peuplent cet univers romanesque, c’est sans doute Dmitri Karamazov qui est le meilleur témoin de l’étonnement tragique de l’auteur devant cette «énigme» (19) de la beauté dont parle aussi le prince Mychkine.
«La beauté est une chose terrible et effrayante. Terrible, parce qu’indéfinissable, et l’on ne peut la définir, car Dieu n’a proposé que des énigmes. Là, les extrêmes se touchent; là cohabitent toutes les contradictions. Je suis bien inculte, mon cher, mais j’ai beaucoup réfléchi à cela. Il y a énormément de mystères ! Trop d’énigmes accablent l’homme sur la terre ! [...] La beauté ! Ce que je ne peux pas supporter, c’est que tel homme, de cœur élevé et même d’une grande intelligence, commence par l’idéal de la Madone pour finir par l’idéal de Sodome. Plus effrayant encore est celui qui, portant déjà l’idéal de Sodome dans son âme, ne rejette pas non plus l’idéal de la Madone, celui dont le cœur brûle pour lui et qui brûle en vérité, en vérité, comme en ses jeunes années d’innocence. Non, la nature de l’homme est large, trop large même, moi je la rétrécirais. C’en est intolérable, voilà ce qu’il en est ! Ce qui à la raison paraît être une honte est, pour le cœur, une beauté. Est-ce dans Sodome qu’est la beauté ? Crois bien que c’est précisément dans Sodome qu’elle est pour l’immense majorité des gens. Connaissais-tu ce mystère ? L’horrible, c’est que la beauté est une chose non seulement terrible, mais aussi mystérieuse. C’est le diable qui lutte avec Dieu et le champ de bataille est le cœur des hommes. Du reste, on ne parle jamais de ce qui vous hante» (20).
Le propos du personnage de Dmitri Karamazov est tout à fait révélateur du cheminement effectué par Dostoïevski depuis sa lecture passionnée de Schiller – un maître qu’il n’a jamais renié, mais qu’il a cependant dépassé, et dépassé par le christianisme. Car cette mise en perspective des deux idéaux de Sodome et de la Madone est exprimée dans le roman de Dostoïevski le plus marqué par l’influence du dramaturge et poète allemand (Les Frères Karamazov peuvent en effet se lire comme une réécriture des Brigands), et dans une scène spécifiquement schillérienne, où le personnage récite des poèmes du maître pour illustrer sa confession. Et, en même temps, la confession de Dmitri est précisément adressée au seul personnage important (le plus important du roman) qui ne trouve pas son équivalent dans Les Brigands de Schiller : Aliocha, la figure du Christ – autrement dit, celui qui détient la clef du mystère du salut. En outre, il faut constater que le discours de Dmitri qui assume la philosophie esthétique de Schiller la dépasse déjà en lui donnant une connotation religieuse. En effet, le conflit entre l’idéal de la Madone et celui de Sodome, c’est le clivage idéal/matière et esprit/chair qui est la base de la philosophie de l’art de Schiller. Mais Dmitri va plus loin : il dit que c’est le diable qui lutte avec Dieu dans le cœur de l’homme, suggérant que le clivage qui structure l’homme dans une perspective idéaliste peut – et peut-être doit – aussi se conjuguer sur le mode de la double postulation, exprimée par Baudelaire à la suite de saint Augustin et Pascal («Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre» (21)).
Cette dissociation du bien et du beau rend nécessairement l’art suspect dans une perspective morale : elle lui ôte toute sainteté intrinsèque et le rend solidaire de l’homme contradictoire. Par là même, elle en montre à la fois la faiblesse et la promesse. C’est suivant ce constat que la vocation de l’art doit être reconsidérée et définie, en association avec celle de l’artiste (et, à travers lui, de l’homme). L’œuvre de Baudelaire illustre particulièrement ce que, paraphrasant le poète, on est fondé à nommer la double postulation de l’art.
Notes
(1) Fédor Dostoïevski, Le Temps, 1861, cité par Leonid Grossman dans Dostoïevski (Parangon / L’Aventurine, 2003), pp. 199-200.
(2) Pierre Lamblé, La Philosophie de Dostoïevski, tome I : Les fondements du système philosophique de Dostoïevski (L’Harmattan, 2001, coll. Ouverture philosophique), p. 150.
(3) Fédor Dostoïevski, Les Frères Karamazov (traduction française d’Élisabeth Guertik, Stock / Hazan / Librairie Générale Française, 1972, coll. Le Livre de Poche), p. 908.
(4) Id., L’Idiot (Librairie Générale Française, 1972, coll. Le Livre de Poche), p. 559.
(5) Id., Lettre à Maïkov du 12 janvier 1867, traduction française de L. Martinez, citée en introduction de L’Idiot, op. cit., p. X.
(6) Ibid., citée par Joseph Frank, dans Dostoïevski. Les années miraculeuses (1865-1871) (traduction française d’Aline Weill avec la collaboration de l’auteur, Solin / Actes Sud, 1998), p. 380.
(7) Id., Lettre à Sofia Ivanova, citée par Joseph Frank, in ibid., p. 383.
(8) Id., L’Idiot, op. cit., pp. 332-334.
(9) Anna Grigorievna Dostoïevskaïa, Journal, citée par Leonid Grossman dans Dostoïevski, op. cit., p. 363.
(10) Id., Souvenirs, citée par Leonid Grossman, in ibid., p. 364.
(11) Honoré de Balzac, Le Chef-d’œuvre inconnu (Gallimard, 1994, coll. Folio), p. 43.
(12) Fédor Dostoïevski, L’Idiot, op. cit., p. 321.
(13) Ibid., p. 559.
(14) Ibid., p. 117.
(15) Nikolaï Spechnev, discours cité par Leonid Grossman, dans Dostoïevski, op. cit., pps. 109-110.
(16) Fédor Dostoïevski, propos rapporté par Leonid Grossman, in ibid., p. 111.
(17) Sur les liens qui unissent la figure historique de Spechnev et celle, romanesque, de Stavroguine, voir Joseph Frank, Dostoïevski. Les années miraculeuses (1865-1871), op. cit., pp. 626-628.
(18) Fédor Dostoïevski, Les Démons (traduction française de Boris de Schloezer, Gallimard, 1955, coll. Bibliothèque de la Pléiade), pp. 42-43.
(19) Id., L’Idiot, op. cit., p. 112.
(20) Id., Les Frères Karamazov, op. cit., p. 123.
(21) Mon Cœur mis à nu, dans Charles Baudelaire, Œuvres complètes, tome I (Gallimard, 1975, coll. Bibliothèque de la Pléiade), pp. 682-683.
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