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06/11/2010
Monuments d'Arnauld Le Brusq
Crédits photographiques : Aris Messinis (AFP, Getty Images).
À propos d’Arnauld Le Brusq, Monuments (L’Insulaire, 2006).
Malgré quelques facilités (1), Monuments d’Arnaud Le Brusq est un magnifique ouvrage paru en 2006 aux éditions L’Insulaire et qui hélas, même si je n’ai pas pris la peine de vérifier ce point, n’a pas dû provoquer l’effervescence de beaucoup de plumes enthousiastes saluant une écriture savante, tout simplement belle, charriant mille références, n’hésitant point à opérer de surprenants rapprochements entre les œuvres d’art et les époques, rapprochements qui nous invitent à réellement voir ce que l’auteur dispose sous notre regard (monuments bien sûr, mais aussi tableaux, scènes de film et même mots tagués sur des murs et des vitres de train de banlieue) plutôt qu’ils ne brisent le long déroulement d’une prose qui se déroule en longues périodes. Voici un livre qui donne envie de lire d’autres livres et qui répond, à la question du médiatique Charles Dantzig si parfaitement étonnante qu’elle intéresse tous les sots journalistiques, que nous lisons parce que de beaux livres existent qui attendent d’être lus.
Qu’est-ce qui caractérise une écriture digne de ce nom ou, pour le dire d’une autre façon, «à quels signes décèle-t-on la présence d’un écrivain parmi les autres hommes ?» C’est à cette question, qui est la première phrase de son essai sur Bernanos (Présence de Bernanos, Plon, coll. Présences, 1947, p. 3), que Luc Estang essaya de répondre, affirmant : «Je crois donc que la présence dont je m’inquiète commence quand, à une œuvre qui est quelque chose, se superpose quelqu’un qui en est le créateur» puis, concluant par : «Il y a désormais, dans le concert anonyme auquel participent même des célébrités, plus qu’un nom, une voix qui s’impose, irremplaçable». Une voix qui s’impose, irremplaçable : j’ai dû lire, comme vous je suppose, un bon million de fois ces mots, qui désormais ont été dilués dans la marmelade journalistique et étalées sur les miettes les plus minuscules. Qui, désormais, n’est pas une voix qui s’impose, irremplaçable ?
Je ne sais rien, d’Arnauld Le Brusq, hormis quelques mots échangés au travers d'un de ces écrans qu’il ne semble pas franchement goûter. Je sais, aussi, surtout, après avoir lu son livre, qu’il est un écrivain. C’est aussi, ce qui caractérise une écriture, une tension bien sûr, qui peut s’exprimer de différentes façons et qui, dans le livre de Le Brusq, infuse le texte de motifs qui se répètent (comme celui de l’escalier, comme celui encore de Marlon Brando jouant Kurtz, comme celui des épithètes accolées à certains grands personnages, Malraux ou Mitterrand, comme celui, discret, du bleu du ciel) et qui cristallisent la volonté de l’auteur en même temps qu’ils constituent les nœuds gordiens de notre lecture : l’escalier par exemple unit deux univers dissemblables, crée un pont entre deux lieux qui sans lui demeureraient étrangers l’un à l’autre, rapproche deux époques innervées par de secrètes correspondances que cette construction devenue tellement banale que nous ne la voyons plus nous permet de parcourir plus facilement.
Rien de moins hiératique en fait que ces monuments taillés avec une finesse de véritable artisan (je songe ainsi au très beau texte ouvrant le livre, intitulé Chez le comte Moïse de Camondo), œuvres fragiles, parfois éphémères en dépit même de leur apparente solidité, érigées par le génie des hommes préoccupés, depuis leur tout premier mort, par le mystère de leur éventuelle survie; «monument de pierre» dont l’unique but est pourtant de fendre le temps, «statue d’or» ou «mausolée duquel est attendu le sauvetage d’un nom, la survie d’une dynastie dans son orgueil à refuser la fragilité, l’éparpillement et l’effacement de sa chair» (p. 16); monuments inertes, de pierre ou de métal, qui paraissent pourtant s’animer d’une vie mystérieuse grâce à une magnifique écriture hantée par l’histoire de France (suivant ses moindres méandres, accompagnant la surrection des pierres votives); évident talent d’écriture qui, bien que tendu vers un seul but, paraît procéder par associations d’idées et de motifs, «car c’est ainsi, à travers des objets de pierre, de bronze, de bois et de restes humains accordés à des récits de grands ancêtres» (p. 158) que nous pouvons nous souvenir de qui nous sommes. On songe aux exemples prestigieux de Walter Benjamin faisant de Paris le centre vital et quasi mystique du monde déchiffrable mais aussi, pourquoi pas, de Roberto Calasso colligeant un à un les précieux signes par lesquels le sacré survit dans nos sociétés aplanies et de W. G. Sebald lorsqu’il se lance, humblement, sur la piste d’un de ces oubliés de l’Histoire dont il recompose la destinée obscure.
Loin des apparences qui pourraient nous laisser croire que l’auteur s’est donné pour tâche de sonder la capacité muséale de l’Occident, les destructions qu’il a provoquées immédiatement reprises, sauvées par d’équivalentes constructions pressées de contenir les larves de la destruction (cf. pp. 184-5), tout, dans l’ouvrage de Le Brusq, est lettre, prestige de la littérature, en tout cas de l’écrit y compris (surtout ?) dans ses manifestations historiques, politiques et philosophiques, texte sans fin, «grand empilement des récits, car l’histoire de l’univers c’est la somme des histoires sur l’univers, la légende disséminée dans les livres au fond des bibliothèques» (p. 215), depuis un commencement au nom il faut bien le dire ridicule, Big Bang, jusqu’aux plus récentes aventures spatiales de l’homme (cf. pp. 203-222 du texte intitulé Jeu de piste aux étoiles), phylactère contenant les mots antiques que la plus fidèle remémoration ne doit pas priver d’une seule de leurs syllabes, lianes, branches de l’ADN, cordes des théories astrophysiques, flux d’informations enroulant leurs orbes autour des cous des hommes, parfois jusqu’à les étouffer, comme l’immense geste communiste l’a systématiquement illustré : «Et puis l’un finissant par écrire un livre, le livre, le Livre, Le Livre, LE LIVRE, la Bible de la classe ouvrière, Das Kapital : une fable qui déployait la révélation de la vérité au fil de milliers de pages enchaînant les sections, les chapitres, les sous-chapitres agencés comme des machines dans une chaîne de production au sein d’une gigantesque fabrique, une usine à produire la vérité au centre de laquelle se tenait ce monstre mécanique, cette force motrice qui se meut d’elle-même, une chaudière aux reflets cuivrés, dorés, alimentée au combustible d’une haine infinie par le récit des infinis tourments du prolétariat anglais consignés par les médecins enquêteurs, les corps de ces hommes, femmes et enfants jetés vivants dans la gueule du Moloch à l’image de la chute sans fin des damnés au fond des gouffres de flammes et de cendres dans les tableaux baroques» (p. 131).
Baroque, l’écriture d’Arnauld Le Brusq l’est très bellement, s’élançant toujours, depuis un tronc unique sur lequel s’entent des branches controuvées, dans une multitude de directions qui offrent de singulières efflorescences, pour finalement revenir à l’origine, se ressaisir, comme autant de tiges figées par une baisse brutale de la température, se contracter autour du cœur de l’arbre, frémissant d’une nouvelle giclée de mots qui ne tarderont pas à se lancer dans l’espace, comme autant de minuscules capsules chargées de «messages pacifiques» à l’intention «d’hypothétiques lecteurs» (p. 222 et dernière). Baroque, cette écriture qui est toujours sur le point, tout en s’élançant, de retomber, non faute de puissance, ou d’élan mais plutôt pour puiser, du retour sur l’orbe déjà parcourue, une nouvelle force d’expansion. Dilatation et contraction, comme la respiration d’un immense corps tendu entre le passé et l’avenir, le présent de l’écriture, qui ne surgit jamais véritablement que dans la destruction (2), comme un ange le regard dirigé vers les ruines du passé, le vent le poussant vers l’avenir, écriture née de la ruine, ne pouvant naître que de la ruine (3) puisqu’elle «fige la légende en histoire, métamorphose la figurine sacrée en monument» (p. 179) et édifiant son propre édifice qui les rassemblera tous, s’amusant des jeux de retour, des impressions de déjà-vu, des déformations provoquées par le poids de certains événements sur la trame spatio-temporelle, de l’ironie de l’histoire avec un grand h : «Ils furent d’abord internés à Drancy, à la citée de la Muette désormais classée au patrimoine national de ce beau pays qui a nom France, la cité de la Muette qui sonne comme une promesse de silence définitif, ensemble de logements alternant barres et tours, les plus hautes alors construites en France, par les architectes Eugène Beaudouin et Marcel Lods de 1931 à 1937, chef-d’œuvre de préfabrication rationaliste qui devait apporter l’air, la lumière et la santé au peuple et qui montra, devenue gare de triage vers les camps de la mort, comment le masque riant de l’utopie moderniste pouvait aisément se retourner sur le visage d’un ogre insatiable» (pp. 24-5).
Notes
(1) Ainsi de la répétition de cet «écran qui distribue les images à domicile comme l’eau et l’électricité» (p. 74). Ainsi encore de l’usage, certes restreint fort heureusement, d’un tutoiement qui brise le rythme, ample et qui n’a nul besoin d’être interrompu par un quelconque regard de badaud interpellé, de certains passages du texte. Quelques autres motifs inlassablement répétés (le philosophe aux moustaches en forme de oui pour Nietzsche) qui accentuent l’impression d’un texte naissant de sa propre incantation, comme il en est dans les romans de Claude Simon, d’ailleurs cité par Le Brusq (p. 158).
(2) «Comme l’a rappelé le toujours récent effondrement des tours jumelles du World Trade Center de New York sur la cohorte de quelques milliers de corps vivants précipités au centre du néant, l’irruption du présent par où se construisent l’avant et l’après surgit souvent dans la fumée et la poussière qui s’élèvent en volutes, légères, suspendues, aux infinies nuances de blanc, de gris et de noir» (p. 47).
(3) «Plus tard, les ménades surviennent, Orphée pleure sur un rocher de carton-pâte, elles mettent en fuite les paysans occupés à creuser leur premier sillon, dispersent l’araire, la herse et les sarcloirs, tranchent à coup de houe la tête des bœufs puis dépècent Orphée lui-même. Pourquoi ? Parce qu’au cœur des ténèbres, tels ces trois vers sortis de la bouche du colonel fou à la fin d’Apocalypse Now, alors qu’il passe sa main de géant sur son crâne ocre de géant sous un portique de péplum, au milieu du sang, des cris, des larmes, la lyre, la lyre, toujours la lyre émerge et apparaît radieuse» (p. 33).