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13/02/2020
Trois piétés en époques troubles : Virgile, Tarkovski et McCarthy
Ce texte a été publié une première fois en 2010. En ce jour, son actualité n'a sans doute pas besoin d'être commentée.
«Parmi toutes les formes idéales (c’est-à-dire les réalités parvenues à leur état d’évidence et d’achèvement), il y avait donc cette forme singulière du père. Tout semblait s’ordonner par rapport à elle. [Ce] fait originel […] était plus spirituel que l’esprit, il absorbait, pour ainsi dire, l’esprit et remplissait la solitude. Il créait une puissance «légitime» que rien ne pouvait me faire contester. Un amour et un respect étrangers à toute préférence me devenaient évidents.»
Pierre Boutang, La Politique (la politique considérée comme souci) (Jean Froissart, 1948), pp. 22-4.
Vivants et morts dans l’Énéide
La piété est un de ces très beaux et très anciens mots qui, parce qu’il n’est plus employé, sombre dans l’oubli, quand ce n’est pas dans le ridicule diligemment véhiculé par le zèle des bas-bleus. Lequel de ces deux puits est le plus profond ?
La piété est une de ces réalités dont la disparition, pour reprendre le triste constat que faisait Malraux, peut conduire les hommes actifs et pessimistes au déracinement tout comme à la violence fasciste. L’une de ses plus hautes illustrations nous est donnée sans aucun doute par L’Énéide de Virgile (1) qui, bien qu’il ne soit pas à l’origine de la légende d’Énée (2), lui a conféré sa grandeur épique. L’épisode, qui a inspiré une multitude de sculpteurs et de peintres (3), est plus que célèbre d’Énée, le pius Aeneas, sauvant son fils Ascagne et portant sur son dos son père Anchise, petit-fils de Laomédon fils d’Ilus II et descendant de Dardanus, lui-même fils de Zeus et d’Électre, une des filles d’Atlas. Une très belle statuette d’origine étrusque datant de la première moitié du Ve siècle avant Jésus-Christ représente Anchise serrant ses mains autour du cou de son fils qui le porte assis sur son épaule gauche, comme si père et fils ne faisaient qu’un seul homme, ce qui peut-être n’est point seulement une vérité métaphorique. Cette généalogie, pourtant modeste, illustre assez bien de quoi il en va quand on écrit ce court mot de piété qui en dit long : non point tant la paternité ou la filiation, l’idée d’une longue chaîne d’or s’étendant au travers des siècles et leur donnant histoire charnelle et mémoire que la certitude de devoir honorer cette paternité et cette filiation, comme le demande l’Exode (15,12) rappelé par saint Paul (Ep 3, 14-19 : «Je fléchis les genoux devant le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom»), qu’il s’agisse de son propre père et du père de son père ou bien des dieux, du Dieu, le père par excellence dont le Fils est l’artisan, dont nous sommes les véhicules, petits ou grands pour paraphraser le vocabulaire du bouddhisme.
Rappelons que le mot latin pietas désigne le sentiment qui fait reconnaître et accomplir les devoirs envers les dieux, la dévotion, les devoirs envers les parents et la patrie n’étant qu’une extension du sens premier, éminemment religieux, y compris dans le monde romain qui vouait un culte aux anciens, particulièrement aux morts aimés (ou détestés mais respectés). Si l’épisode d’Énée portant son père sur le dos afin de fuir la cité en flammes de Troie est ou devrait être connu de tous, seuls les plus cultivés des lecteurs de Virgile se rappellent que le cinquième chant de l’Énéide évoque les jeux funèbres institués par Énée en l’honneur de son père (4) et que le sixième chant relate pour sa part la descente, au fond de l’Érèbe, royaume inconsistant de Pluton, du fils désireux de revoir son père paralysé par Jupiter depuis qu’il a révélé ses amours avec Vénus. Quelques-uns peut-être seulement de ces mêmes lecteurs n’ignorent point que c’est le motif de la piété qui donne à l’ensemble des douze chants virgiliens leur unité, que c’est lui encore qui rapproche le texte virgilien des deux chefs-d’œuvre d’Homère, L’Iliade et L’Odyssée. Nombre de commentateurs ont ainsi été frappés par la structure en deux parties de l’œuvre du poète de Mantoue, la célébration des aventures du héros durant les six premiers chants puis durant les six autres ses âpres combats pour édifier dans le Latium une nouvelle Troie, Rome bien sûr, digne du glorieux passé de l’ancienne ville détruite par les Grecs. «Le Troyen Énée, fameux par sa piété et par ses armes» écrit Virgile au sixième chant de l’Énéide, chacune de ces deux qualités semblant indissociable de l’autre. La piété, de fait, n’est absolument pas absente des terribles combats et même des sacrifices (5) que l’écrivain décrit, comme elle ne l’était point lors du rite d’ensevelissement des morts au chant XXIV de L’Iliade, puisque c’est au onzième chant de l’Énéide qu’une trêve est décidée pour ensevelir les chers morts tombés des deux côtés, alors qu’Énée prononce une laudatio funebris sur le corps sans vie de Pallas, fils de l’Arcadien Évandre, allié du Troyen dans sa lutte contre les Latins. Quelques vers auparavant, à la fin du dixième chant, ce même Énée n’avait-il pas tenté de dissuader Lausus de le combattre, alors que ce dernier bouillonnait de s’interposer entre son père, Mézenze, allié de Latinus ennemi d’Énée et la fureur du grand guerrier passé à la postérité artistique de tout l’Occident ? Le jeune Lausus mourra, tué par Énée alors que son père, peu de temps avant de succomber à son tour aux coups du Troyen, pleurera son fils mort au combat en utilisant une image étonnante : «Moi, ton père, je dois mon salut à tes blessures, et je vis par ta mort». Le père vivant par la mort de son fils, voilà bien, au travers des âges, l’un des plus incompréhensibles et terribles coups du sort qu’il puisse être donné à un homme d’endurer.
Theodor Haecker, dans un ouvrage remarquable consacré au chef-d’œuvre de Virgile, écrit, rappelant la descente d’Énée aux Enfers, ces lignes lumineuses au sujet de la piété du héros, qu’Alain Badiou aurait dû méditer avant de publier des propos bornés sur l’universalité prétendue du «discours du Fils» lorsqu’il est débarrassé de l’odieux particularisme qu’il voit à l’œuvre dans le discours du Père (6). Contre les fadaises impies (au sens premier de cet adjectif) de ce lecteur à œillères qu’est Alain Badiou, lançons quelques évidences sur l’homme ayant fils et père, honorant la mémoire de l’un et enseignant à l’autre le souvenir et le culte des ancêtres, telles qu’elles illuminent le texte de Virgile selon Haecker : «Pieux, Énée l’est originellement dans sa qualité de «fils». La piété romaine est là chez elle. Être pieux, c’est être fils aimant à en accomplir les devoirs. Aimer accomplir ses devoirs ou accomplir ses devoirs par amour signifie être pieux. Lui-même père et ancêtre de César et de César Auguste, Énée voit dans son propre fils et dans le fils de son fils des aïeux et des pères de fils qui sont pieux envers leurs pères et leurs aïeux. Le rapport mutuel entre père et fils avec la primauté du père est le fondement de la piété virgilienne. Ce n’est pas pour l’amante, ce n’est pas pour ravir la reine, ce n’est pas en vue d’une action héroïque, mais pour son père qu’Énée descend au royaume souterrain, à travers les Enfers jusqu’aux Champs-Élysées, où son père le salue en pleurant [cf. Énéide, 6, 687-696]» (7).
Le sacrifice du père fonde la communauté de tous les vivants
Le somptueux film de Tarkovski intitulé Le Sacrifice pourrait être l’une des illustrations contemporaines les plus remarquables de la piété.
La suite de cet article figure dans Le temps des livres est passé.
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