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13/02/2010
Le beau mariage d'Éric Rohmer, par Francis Moury
Mise en scène
Éric Rohmer
Casting
Béatrice Romand (Sabine), André Dussollier (l’avocat), Arielle Dombasle (Clarisse, amie et entremetteuse de Sabine), Thamila Mezbah (mère de Sabine), Féodor Atkine (Simon, le peintre), Huguette Faget (L’antiquaire), Pascal Greggory (Nicolas), Vincent Gauthier (Claude, l’enseignant), etc.
Résumé du scénario
Sabine, une étudiante en histoire de l’art, issue d’une famille modeste de rapatriés uniquement constituée de femmes, rompt avec son amant peintre plus âgé qu’elle et annonce à qui veut l’entendre – notamment à sa meilleure amie – qu’elle a décidé de trouver l’homme idéal et de se marier avec lui. On lui en présente un qui pourrait bien faire l’affaire : elle le pense aussi et le poursuit sans relâche de ses assiduités. Cet avocat, également plus âgé qu’elle et très taciturne voire secret, répondra-t-il finalement à son désir ? Rien n’est moins sûr…
Critique
Illustration de : «Quel esprit ne bat la campagne ? / Qui ne fait château en Espagne ?», Jean de la Fontaine (Fables VII, 10, 30-31, La laitière et le pot au lait, 1678).
Prix d’interprétation féminine au Festival de Venise 1982 nous apprend la jaquette. Il est vrai que c’est un film assez «bergmanien» ou «cuckorien» puisque les femmes sont véritablement le moteur de l’action. Certains acteurs masculins sont cependant remarquables, à commencer par Dussollier. Les actrices assument tout le poids d’un dialogue ciselé alternant avec une certaine improvisation contrôlée et rendent toute l’ambivalence du film : aux confins de la comédie la plus légère et de la philosophie la plus sérieuse. Mais disons-le tout de suite : c’est le film de Rohmer sur lequel on peut se tromper le plus. En apparence, c’est une comédie agréable dénonçant l’excès fantasmatique de l’adolescence menant à la désillusion. En réalité c’est un film assez secret dans lequel le ton léger permet de faire passer la pilule d’un rapport analytique entre principe de plaisir et principe de réalité. La scène entre Sabine et l’avocat dans son bureau est le moment-clé du film, celui où les deux principes qui co-existaient jusqu’alors sans se contredire s’affrontent véritablement. Elle est mi-comique mi-dramatique. Il y aussi un aspect «discours social» (évident dans certains dialogues) puisqu’une jeune fille d’un milieu modeste tombe amoureuse d’un avocat aisé et délaisse un instituteur financièrement minable, autrefois amoureux d’elle, à qui elle reproche la nullité décorative de son appartement. Sans oublier le fait que l’héroïne étudie l’art mais est incapable de créer sinon du délire psychique confinant à l’aberration tout du long. Ni celui qu’elle est catholique et brûle un cierge dans une église lorsqu’elle est désespérée. Le film est un peu le prototype de ce que ses adversaires reprochent à Rohmer mais il pourrait être considéré comme un bon contre-exemple par ses thuriféraires.
En apparence un roman-photo débile (interprété en vedette par l’insupportable «Laura» du Genou de Claire devenue un peu plus âgée mais toujours aussi agaçante) adapté aux classes moyennes pensantes socialistes, bon chic bon genre, qui constituaient le public naturel de Rohmer à cette époque : on y parle et on pense clairement et distinctement à la Descartes; on y marivaude à la Marivaux. Mais on y parle « mariage » alors que ledit public de l’époque ne pensait que «libre-amour» et non pas mariage. Cet aspect «réactionnaire» est déjà sympathique dans le contexte car il était provocateur. C’est d’autre part une version intellectuellement aseptisée de qui aurait pû être une comédie de boulevard dans d’autres mains. Mais le plus intéressant est que le discours manifeste des personnages du film, tel qu’ils le disent et que Rohmer l’a écrit ou dirigé soigneusement, semble vampirisé par quelque chose de plus grave, par une sourde tension qui modifie la donne. Modification qui n’a jamais été plus discrète ni ténue qu’ici, sans doute, mais qui est palpable et qui apporte un autre éclairage sur ce «conte de la folie ordinaire» d’une adolescente hystérique et tarée. La réalité ne cesse de repousser le fantasme mais il s’accroche : le film est l’histoire vécue d’une tentative de manipuler le réel pour le faire correspondre au fantasme. L’échec final n’a guère d’importance (il est l’occasion d’un banal mais très efficace suspense) car ce qui compte, c’est bien cette relation minutieuse du rapport «agonique» entre le désir et la réalité qui amène implacablement l’héroïne à passer progressivement du délice du fantasme et de la rêverie à la plus cruelle des déceptions. Un conte moral en somme, à partir d’un proverbe : il n’y a pas vraiment de différence entre les Comédies et proverbes et les Contes moraux, contrairement à ce que disait Rohmer. Ce n’est pas pour rien que Sabine se retrouve finalement dans le même train face au même jeune homme qu’elle ne regardait pas au début du film mais qui, lui, l’a toujours regardée. Ce train c’est, du point de vue fonctionnel, le même que celui que prenait le héros de L’amour l’après-midi et qui était déjà chargé de fantasme. Pourtant sa signification est ici diamétralement opposée : il manifeste le lieu où le réel peut triompher du délire et de ses tromperies. Au final, un film optimiste donc. In extremis.
Supplément
Rohmer parle de son film : extrait d’un entretien radiophonique de Rohmer avec Claude-Jean Philippe et Caroline Campetier à France-Culture, «Le cinéma des cinéastes» du 30 mai 1982 illustré d’extraits du film. Il est décomposé en trois parties : la diction (comparaison élogieuse par Rohmer de la diction de Béatrice Romand et de celle de… Fernandel) – le décor – les milieux. On recommande vivement de l’écouter.