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10/02/2010
L'amour l'après-midi d'Éric Rohmer, par Francis Moury
Mise en scène Éric Rohmer
Casting
Zouzou, Bernard Verley, Françoise Verley, Daniel Ceccaldi, Malvina Penne, Babette Ferrier, Françoise Fabian, Aurora Cornu, Haydée Politoff, Béatrice Roman, Laurence de Monaghan, Claude Jean Philippe, etc.
Résumé du scénario
Frédéric, associé dans un cabinet d’affaires, marié et père d’un enfant, bientôt de deux, aime sa femme Hélène, professeur d’anglais. Pourtant depuis quelques temps, il médite sur son rapport aux femmes, à la sienne et à celles qu’il croise, observe dans sa vie quotidienne. Il constate aussi une angoisse discrète qui l’étreint l’après-midi. Un jour la maîtresse d’un de ses amis de jeunesse reprend contact avec lui. Elle s’appelle Chloé : elle est indépendante, impulsive, aventurière, désespérée. Il lui apporte une aide matérielle, morale mais bientôt il ressent pour elle bien davantage…
Critique
Encore produit par «l’underground» Pierre Cottrell, distribué par les Films du Losange de Barbet Schroeder et constituant le dernier volume des Six contes moraux, L’amour, l’après-midi en est une synthèse dont témoigne d’ailleurs l’extraordinaire scène de rêve qui permet de retrouver dans de savoureux contre-emplois les interprètes féminines des trois contes précédents : Aurora Cornu (ici prostituée sortant son carnet de chèque pour payer le héros : quel triomphe narcissique !), Béatrice Romand et Laurence de Monaghan (les deux adolescentes imbuvables dans Le genou de Claire), Françoise Fabian et Marie Christine Barrault (Ma nuit chez Maud), Haydée Politoff (La Collectionneuse). Signe qui ne trompe pas. Mais il est davantage que cela encore : probablement le meilleur des six.
Marqué dès son générique au coin de la modernité la plus extrême (l’étrange musique expérimentale d’Arie Dzierlatka) et de la continuité la plus assumée, le film commence par un prologue savoureux qui prend, comme souvent chez Rohmer, l’aspect d’un commentaire en voix-off du narrateur-héros sur sa propre vie, ses impressions, sa philosophie de la vie au moment où il est saisi. C’est en même temps un quasi-document sociologique sur la société française de 1972 : ses trains de banlieue, ses vêtements, son architecture, sa discipline retrouvée après les errements induits par la fracture de mai 68.
Mais justement cette discipline que s’impose le héros – père de famille modèle mais trop réflexif et distancé pour s’y tenir – va vite être brisée puisqu’il n’attendait que ça et que tout l’y invitait ouvertement dans son environnement. Entre nécessité et hasard, Rohmer distille les signes du destin – cf. Le Signe du lion (1959) – qui préparent l’irruption de Chloé dans sa vie. Il y avait déjà une distraction de l’après-midi (le repas, les courses), voire une angoisse (ressentie par un ami qui l’exprime au café avant que tous deux ne jouent un jeu amusant pour s’en détendre), il va y avoir un amour l’après-midi. Il était inévitable qu’il y en eût un. On n’observe pas sans raison une étudiante au café lisant Éros et civilisation – contribution à Freud d’Herbert Marcuse : encore une fois, les familiers des livres reconnaissent celui-là bien qu’il soit filmé trop brièvement pour que les autres puissent le voir. Chez Rohmer, nous l’avons déjà écrit à propos de La carrière de Suzanne, on reconnaît un livre – ici un éditions de Minuit, collection Arguments de 1963 – immédiatement tout comme on reconnaît un volumineux Harrap’s Shorter que consulte Hélène pour sa thèse de littérature anglaise un soir : on le reconnaît intimement, en toute complicité.
La question posée par Marcuse – et bien d’autres avant lui ! : La libre satisfaction des besoins instinctuels de l’homme est-elle compatible avec l’existence d’une société civilisée ? – est bien l’argument, le fil rouge, de ce roman-photo allègrement détourné. Frédéric va la vivre dans sa chair, son esprit puis son âme, au plus intime de lui-même car elle s’incarne progressivement dans Chloé. Le personnage de Chloé composé par l’actrice Zouzou est sans doute l’un des plus beaux personnages de femme fatale jamais incarnés dans l’histoire du cinéma français. Sublime et désirable, fragile et énergique, volontaire et impulsive, Chloé est une mystérieuse et impérieuse objectalité pure du désir. Rien que pour le personnage de Chloé, L’amour, l’après-midi est déjà un chef-d’œuvre. Un peu comme l’était Le Signe du Lion à cause, entre autres, de l’interprétation magnifique de Jess Hann.
Son emprise naturelle sur Frédéric va grandissante jusqu’au dévoilement final de sa nudité : point limite qui consomme la rupture, le renoncement. Et c’est alors l’autre coup de génie : celui de présenter Hélène comme une femme passionnée, secrète, dont l’amour éclate brusquement au cours d'un quasi-aveu ! La structure du film composée d’un prologue et de deux parties ne saurait être éclaircie pour autant. Il est fait d’une multitude de séquences dont chacune est une facette de cette histoire de désir : désir du désir d’abord – un peu comme chez saint Augustin et son «non amabam, sed amare amabam» dans Les Confessions, à ne pas confondre avec celles de Rousseau que lisait le héros de La Collectionneuse – puis désir de l’inconnu – puis désir du déjà connu qui se révèle sous un nouveau jour. Le caractère onirique absolu de la démente séquence du rêve – précédée par un jeu étrange au café qu’on pourrait baptiser de simulacre de reconnaissance – indique bien que tout le film est placé sous le signe de l’Éros. Mais aussi sous celui de la civilisation. Chloé est matériellement le contraire d’Hélène : elle vit dans l’insécurité matérielle, change de domicile parisien trois fois – entre deux voyages – au cours du film, de travail trois fois aussi, et Frédéric lui connaît trois liaisons : une avant la leur, puis deux pendant ! La temporalité modifiée subjectivement est celle même de la passion la plus absolue : les repos sensibles de l’action pour le personnage de Frédéric sont justement des séquences de dialogues purs noyés de désir entre lui et Chloé. Le reste de sa vie se fantômatise, passe fugitivement… rarement un réalisateur a réussi à faire ressentir cela par le montage le plus rigoureux du temps cinématographique, sans le secours de la syntaxe et des effets éculés attendus pour ce genre d’histoire.
Frédéric, on l’a souvent remarqué, est un héros rohmérien stabilisé. Il n’est plus un Dom Juan, ni un hédoniste, ni un célibataire : il l’a été mais à présent c’est monsieur-tout-le-monde. Mais un monsieur-tout-le-monde entouré de folie, de fantasme, d’irrationnel. Le premier mot que dit sa fille face au nouveau-né n’est-il pas : «Il est mort» ? Toute la psychanalyse freudienne est résumée dans cette phrase enfantine célèbre mais ici encore, seuls les spectateurs avertis saisissent l’allusion. S’il y a un film de Rohmer qui ressemble par moments à un film de Bunuel, c’est sans doute celui-ci : absolument surréaliste parce qu’absolument réaliste. D’un scénario de roman-photo, Rohmer fait une mise en scène métaphysique du désir. De décors quotidiens et laids, il fait un film brûlant et surréaliste. Certains gros plans de Zouzou évoquent Paul Morrissey et le cinéma underground. Zouzou c’est un peu notre icône d’une Factory franco-française : elle existe comme telle ici avec une vérité qui nous touche de plus près puisqu’elle parle le langage qui est le nôtre avec sa voix rauque de fumeuse de cigarettes, ses grands yeux noirs, sa bouche avide qui semble dévorer l’air qu’elle respire à mesure qu’elle parle.
Notons que la dynamique profonde du film passe par un silence et une mort de la parole au moment de l’accomplissement du désir. Et c’est parce qu’on renonce à l’accomplir que le retour à la parole et à la vie avec autrui est à nouveau possible. Chloé, étant du côté de l’absolu, devait se faire tout sacrifier. Frédéric l’eût-il accepté qu’il n’existait plus. Soit il mourait à sa vie antérieure et à son histoire édifiée, soit il renaissait. Rohmer indique que la moralité est ici conforme aux exigences de la vie sociale : du catholicisme à la sociologie laïque la plus rationnelle, sans solution de continuité ? Mais il indique aussi que la passion lui est opposée. La peinture de cette dualité irréconciliable est sans doute souvent tentée par le cinéma français : elle est rarement autant réussie qu’ici. Et comme d’habitude, les critiques de l’époque n’ont pas aimé le film… On n’en rit, pour le coup, même plus.