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18/10/2009
Danse macabre d’Antonio Margheriti, par Francis Moury
Capture d'écran : Francis Moury
Fiche technique et casting succincts
Mise en scène : Antonio Margheriti (signé «Anthony Dawson»)
Production : Era Cinematografica (Giovanni Addessi et Marco Vicario) & Leo Lax Films
Dist. française originale : Cosmopolis Film et Les Films Marbeuf (Visa de contrôle 28.307 D)
Distribution numérique française en DVD zone 2 PAL : éditeur Seven 7, sorti à Paris le 06 mai 2008
Scénario original : Sergio Corbucci & Giovanni Grimaldi d’après un conte d’Edgar Poe
Version française : E.D.P.S., d’après une adaptation de Michel Luckin, avec les voix de Michel Gudin, Raymond Loyer, Michèle Montel, Jacqueline Ferrière, Yves Brinville
Directeur de la photo et effets spéciaux : Riccardo Pallotini
Montage : Otello Colangeli
Musique : Riz Ortolani (prénom orthographié «Ritz» sur la copie française !)
Assistant réalisateur : Ruggero Deodato
Effets spéciaux : Antonio Margheriti & Enrico Catalluci
Date de sortie en Italie : 1963
Date de sortie en France : 14 avril 1965
Barbara Steele (Elisabeth Blackwood), George Riviere (Alan Foster), Margareth Robsham ou Robsahm (Julia), Arturo Dominici (Carmus), Sylvia Sorrente (la jeune mariée), Silvano Tranquilli (Edgar Poe), Umberto Raho, Salvo Randone, etc.
Résumé du scénario
Londres 1839, au soir du 1er novembre : Edgar Allan Poe, invité par Lord Blackwood à raconter son dernier conte fantastique Bérénice, est pris à parti par le journaliste Alan Foster qui admire son talent mais refuse de croire à la réalité du surnaturel. Poe lui assure pourtant qu’il n’a jamais raconté autre chose que la réalité, dans tous ses récits. Blackwood propose alors un étrange pari à Foster : passer seul cette «nuit des morts» dans son château, réputé maudit, de Providence, en contrepartie de la somme de 10 livres. Foster accepte, en dépit d’une ultime et claire mise en garde de Blackwood : personne n’a pu, jusqu’à présent, en revenir vivant à l’aube.
Critique
Danse macabre (Danza macabra, Ital.-France 1963) est non seulement le chef-d’œuvre d’Antonio Margheriti mais c’est encore l’un des plus importants films fantastiques italiens du XXe siècle.
Certains éléments d’histoire pure du cinéma sont utiles à sa compréhension sinon nécessaires à son appréhension primordiale, sympathique : d’abord le film date bien de 1963, pas de 1964. Ensuite, aux dires de Margheriti recueillis en 1971 par Jean-Pierre Bouyxou, Danse macabre fut tourné pour de pures raisons financières, en deux semaines et un jour exactement, par un cinéaste survolté, passionné d’effets spéciaux, co-écrit par cet autre grand serviteur du cinéma-bis que fut le cinéaste Sergio Corbucci, avec une Barbara Steele en actrice vedette «très coopérative». Et il fut produit mais nullement réalisé par Giovanni Addessi comme le mentionnait le générique des copies françaises. Enfin Danse macabre fut un film d’épouvante profondément érotique dans lequel la déclaration d’amour lesbien de Margareth Robsham (l’épouse d’Ugo Tognazzi, à l’époque, si notre mémoire est bonne) à Barbara Steele allait beaucoup plus loin, selon Margheriti, que ce qu’en ont par la suite retenu les copies d’exploitation censurées distribuées en salles. De la contingence la plus pure, en apparence, on serait arrivé à l’aboutissement le plus patent ?
Sans doute, puisque Margheriti en fut non seulement financièrement mais artistiquement satisfait au point d’en tourner lui-même, en format TechniScope 2.35 et en couleurs, un remarquable et luxueux remake en 1971 : Nella stretta morsa del ragno / Venite l’alba… ma tinta di rosso [Les Fantômes de Hurlevent/Edgar Poe chez les morts-vivants] dans lequel la belle Michèle Mercier reprenait le rôle de Barbara Steele et Anthony Franciosa celui de George Rivière. Les deux films diffèrent par leur début : celui de l’original de 1963 est classique quoique remarquable par plusieurs idées, tandis que celui de 1971 est magnifié par le délire d’un Klaus Kinski halluciné en Edgar Poe alcoolique, ravagé, errant une torche à la main dans un souterrain où il cherche une indicible horreur. C’est un début qui faisait d’ailleurs immédiatement penser à celui du Marquis de Sade : Justine [Les Infortunes de la vertu], (RFA-It.-G.-B., 1968) de Jess Franco en raison d’une performance analogue du comédien.
Que Danse macabre soit tout entier placé, d’emblée, sous le signe d’Edgar Poe lui confère d’un bout à l’autre sa poésie authentique. C’est une poésie fiévreuse, torturée, intellectuellement et plastiquement raffinée. La structure du scénario – en forme de poupées russes, d’un cauchemar s’auto-développant, déployant le prestige de ses illusions mortelles puis se refermant en forme de piège – magnifie l’idée de ruse et la mise en scène la porte à son point d’incandescence.
Ruse du scénario, d’abord. Lord Blackwood n’est pas l’humaniste apparent qu’il est : c’est un pervers qui est le descendant d’un bourreau. Edgar Poe raconte une de ses Nouvelles histoires extraordinaires (Bérénice), mais il prend soin de se définir comme un authentique journaliste ne racontant que des «histoires vraies», reconnaissant tristement que personne ne veut les croire. Forster se prétend journaliste mais il est intellectellement trop pauvre pour y réussir : c’est l’amour qui finalement le transmutera, le sauvera, mais au prix d’une perte irrémédiable. Enfin Barbara Steele se veut vivante puis casse elle-même la magnifique illusion qu’elle incarne : elle reconnaît qu’elle est morte, qu’elle diffère à jamais des vivants. Le médiateur de ces diverses expériences, pour le spectateur, est le docteur Carmus, le médecin philosophe joué d’une manière impressionnante par Arturo Dominici qui énonce sa théorie des «trois genres de mort», amenant à l’idée que les fantômes peuvent finalement subsister, demeurer des formes vivantes par une sorte d’instinct vitaliste. Mais Carmus lui-même ment finalement : son mensonge est le plus terrifiant de tous car il prétend expliquer ce dont il est devenu victime à son tour. Lui-même fut humain, est devenu un mort-vivant, et qui plus est, un mort-vivant vampire «par plaisanterie ou par erreur», par une obscure malédiction ponctuelle dont l’origine n’est jamais précisée : le crime, éventuellement la puissance de la pulsion se perpétrant, à jamais refusant l’extinction. Demeure un lapsus romantique : Barbara Steele elle-même, sangsue sauveuse, qui préfère l’érotisme au sang biologique, mais amène au néant les vivants qui l’aiment, ne pouvant aimer que des morts. Ange bisexuelle refoulée ou démon négatrice de tout ? C’est son plus beau rôle car il ménage l’absolue ambivalence des possibles, et ménage un coin de paradis au sein de l’enfer révélé. Et, last but not least, Danse macabre est une nouvelle histoire authentique qu’Edgar Poe ne pourra raconter que partiellement mais dont il fut témoin du commencement et de la fin. Corbucci a co-écrit un scénario magnifique.
Ruse de la mise en scène de Margheriti et de la caméra de Pallotini, ensuite. Un simple exemple : on accompagne latéralement le héros qui progresse dans les ténèbres du jardin, le cadre est parfois serré, caméra au poing, en plongé, en contre-plongé. Sa progression est réelle, veut-on nous dire. Pourtant, elle est à peine réelle : Forster tourne en rond dès qu’il progresse : pris par des branches d’arbres qui semblent le retenir d’entrer, et le dissuader de pousser la première porte, celle de la dépendance du château. Du très grand art, qui allie saisissement, immobilité, mobilité en une sorte de dialogue halluciné du héros avec le décor. Margheriti avait, on le sait, adopté les techniques des studios de télévision aussi utilisée aux É.-U. par Roger Corman pour sa «série Edgar Poe» : il se couvrait, sur les séquences importantes, avec plusieurs caméras simultanément, choisissant ensuite au montage les plans les meilleurs pour les inclure dans la continuité finale. Autre exemple : Le portrait de Julia vibre : il semble vu à travers l’eau. La Julia vivante ne «vibre» pas, ne varie pas mais c’est qu’elle n’est pas non plus vraiment vivante : elle se souvient l’avoir été, revit un souvenir, avec une obstinée mélancolie qui lui interdit toute déviation. Une image presque vivante, mais pas davantage finalement que ce cadavre enveloppé d’une sorte de lin funéraire obstinément tissé par un possible insecte, dessinant les courbes nues d’une femme dont les orbites vides fixent les ténèbres, dont la poitrine se soulève, dont la bouche respire un souffle lent, rauque, audible… et qui se transforme en vapeur mobile. Cinéma des effets spéciaux et de l’échange bachelardien des éléments (l’air, le feu de la torche, la pierre, la terre, le vent, la vapeur d’eau) où Margheriti – ici à l’égal d’un Bava, voire mieux encore - pousse le suspense à l’extrémité pure de la matière : franchir une grille de fer, c’est se faire fixer par elle, car les grilles peuvent tuer. Le dernier mouvement était un faux mouvement qui signe la fin d’une vie-mouvement, d’une image-mouvement, d’un entre-deux eaux. Ce qui était mobile redevient figé, ce qui était charnel redevient poussière, ce qui parlait redevient silence.
Entre-temps, les prestiges du temps (la gestion du temps onirique et du temps réel se fait par le montage d’un gros plan sur le visage effrayé de George Rivière, zoom arrière, rupture de cadre en élargissement : une division nette, brutalement assenée) et les autres prestiges des conflits entre espaces se seront dépliés : on croit pénétrer un espace auquel on est étranger. On n’y est pas vraiment : Margheriti revendiquait Danse macabre comme un film de science-fiction authentique qu’il n’est pas : il se leurrait lui-même car c’est bien un film fantastique. Carmus est un personnage fantastique : même si ses théories évoquent fugitivement celles d’un relativiste einsteinien du premier tiers du XXe siècle, en somme aussi bien contemporain de Jean Ray que de Léon Brunschvicg, il demeure pourtant du côté des positivistes spiritualistes, des vitalistes de la seconde moitié du XIXe siècle. Carmus, c’est un Félix Ravaisson romantique, épris de positivisme, un bergsonien avant l’heure : le vrai est obscurément de son côté pour cette raison. Il défend la réalité de la pulsion, l’individualité du mouvant qui résiste à la pensée, son obstination à franchir les limites physiques, et il le prouve par l’expérience. Après tout, son expérience n’est-elle pas le film lui-même dans son ensemble, et pas seulement la séquence du serpent qui prétend l’illustrer ? N’y-a-t-il pas une vie des images ? Cette vie ne provoque-t-elle pas à nouveau peur et désir de leurs témoins ? Donc, au fond, la pulsion n’est-elle pas, une fois représentée, consciente d’elle-même, éternelle, dotée d’une force constante d’impression sur les âmes futures ? Il y a de tout cela en germe, dans les théories de Carmus, parfois héritées un peu de celles de l’auteur de Eureka, à savoir Poe lui-même qui était aussi philosophe ! Et dans Danse macabre tout autant…
Cet étrange et très attachant objet pur d’histoire du cinéma, intemporel tant le temps est son pur sujet, qu’est Danse macabre est peut-être tout entier symbolisé comme possible «film de l’hésitation» par l’étrange coupure-censure des seins de Sylvia Sorrente, l’actrice co-vedette du Cri de la chair (1961) de José Benazeraf, qui joue ici un troisième rôle purement fonctionnel, dénué de tout intérêt mais pourtant passionnant dans la mesure où son essence est définie comme «être vivante et désirable». Pure objet de désir, pure pulsion de vie, elle est filmée comme une poupée mécanique, aux réactions définies d’avance : le seul moment absolu est celui où elle se déshabille devant la cheminée : durant un instant, elle hésite. Et c’est cet unique moment réellement vivant parce que à peine joué que la censure a coupé en Italie (le passage est demeuré dans les copies françaises aujourd’hui uniquement visibles sur la VHS Secam sortie en 1981) faisant de Sylvia Sorrente une sorte de contrepoint vivant mais abstrait à Margareth Robsham, morte bien plus vivante, bien plus détonante que cette vivante, et morte non moins consciente : «Que veux-tu faire, Elisabeth ? Me tuer ? Tu sais bien que c’est impossible». Entre ces deux portraits opposés de femme (la pure vivante qui n’est qu’une mécanique sauf un instant, la pure morte qui demeure une lesbienne désirable et désirante, volontaire, individualisée fortement), Barbara Steele incarne un troisième terme : celui d’une impossible réconciliation féminine que sa tentative ressuscite à chaque nouvelle vision de Danse macabre comme un impossible objet, autant que comme un impossible sujet. Si Carmus est le pivot intellectuel fictif, encore plus que le réel-fictif Edgar Poe de Danse macabre, alors Barbara Steele est son pivot plastique, ontologique. Si Carmus et Poe sont le concept, la forme, si les autres personnages non-contemplatifs sont leur matière, leur cire (l’amant bestial au torse souvent nu, mû par une pulsion unique : d’abord le désir sexuel, puis celui de la nourriture), alors on peut dire que le personnage d’Elisabeth Blackwood demeure leur limite unique, leur pierre d’achoppement à tous. Une vie hors de tout concept, rebelle à toute mise en forme. Ni morte, ni vivante, au-delà de ces deux conditions, les parachevant peut-être par son dépassement individuel absolu, unique, irreproductible. Unis tous ensemble, en une circulaire unité – dans une Danse macabre dorénavant indivisible, qui est – demeure – qui est aussi celle de la mise en scène inspirée d’Antonio Margheriti. Unité profondément romantique (le plan final : les voix épurées du couple d’amants, semblant survivre d’une manière éthérée, éternelle) qu’il reproduira en 1971 d’une manière aussi géniale, peut-être encore approfondie mais qui trouve déjà en 1963 un enviable point d’équilibre confinant à la plus authentique des perfections.