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23/11/2007
La Légende du Grand Inquisiteur de Dostoïevski
Crédits photographiques : Nicky Loh (Reuters).
«Mais chaque fois que les voies de l’histoire seront entravées, que les peuples y piétineront, bouleversés ou perplexes, le nom et le souvenir de cet écrivain [Dostoïevski] qui a tant pensé ses voies reviendront avec une force inentamée.»
Vassili Rozanov, à propos de La Légende du Grand Inquisiteur.
Cet article a paru dans la revue d'Alain Santacreu, Contrelittérature, avant d'être repris dans La Critique meurt jeune.
Ce serait une bien sotte prétention de ma part que celle de vouloir commenter La Légende du Grand Inquisiteur (1) en espérant apporter quelque nouveauté à la multitude de textes ayant tenté de sonder le chef-d’œuvre de Dostoïevski. Le fort beau volume édité par L’Âge d’homme a fait suivre ce texte mondialement connu (2) de six commentaires, d’intérêt inégal, dont les plus intéressants me semblent être ceux de Rozanov et de Berdiaev.
Allons justement au vif du sujet avec cette phrase de Vassili Rozanov, qui affirme que La Légende est «une synthèse, unique dans l’histoire, de la soif ardente du religieux et de l’incapacité totale d’y atteindre. Nous y trouverons en même temps une conscience approfondie de la faiblesse humaine, à la limite du mépris, ainsi qu’un amour allant jusqu’à abandonner Dieu pour partager l’humiliation de l’homme, sa bestialité, sa bêtise, mais aussi sa souffrance» (254). Tout est dit je crois dans ces termes qui ont l’avantage de ne pas réduire la problématique dostoïevskienne de La Légende à quelque dénonciation de l’humanisme confronté à la vérité profonde du christianisme (3) ni même à quelque critique féroce du socialisme utopique (4), à vrai dire commune sous la plume du romancier russe (5). Rozanov a parfaitement vu que la force de la fable inventée par l’ex-bagnard provient du fait même que le Grand Inquisiteur n’est pas un homme veule, lui qui, comme les champions de Dieu, s’est nourri de sauterelles en allant vivre dans le désert, avant de comprendre que cette foi élitiste, la sienne, qu’il faisait grandir à force de privations inhumaines, était justement réservée à quelques âmes élues, le reste des hommes étant dès lors condamnés à ne point recevoir la Bonne Parole. Ainsi le Grand Inquisiteur décide, en revenant vers ses semblables, de descendre à leur niveau, non pour tenter de les hisser à sa propre hauteur formidable d’anachorète mais pour, humblement, porter sur ses épaules l’immense poids de leur fardeau, en bref, assumer leur néant. Le prétexte n’est en fait qu’une ruse diabolique, voilà tout le sens de la démonstration opérée par Dostoïevski car, en lieu et place d’humilité, le Grand Inquisiteur méprise viscéralement ceux dont il a rejoint le troupeau, leur assurant une confortable jouissance dénuée de tout risque qui les avilira jusqu’à les réduire à n’être plus que des bêtes placides, détruisant en eux jusqu’au désir d’éprouver le vertige formidable et le risque de la liberté, immolant pour finir l’image de Dieu dans leur âme.
Le texte du romancier est donc suffisamment célèbre pour que je ne m’attarde guère à en développer l’extraordinaire dialectique ou que j’expose la ruse satanique du Grand Inquisiteur, face à laquelle le Christ lui-même reste muet, comme s’il savait ne pouvoir lutter sur son terrain contre l’Esprit de logique. Le Christ ne dit pas un seul mot face au Grand Inquisiteur… Voilà bien en revanche le point qui va retenir toute mon attention car il me semble que la dimension de l’oralité n’a jusqu’ici guère été prise en compte par les différents lecteurs de La Légende. Un premier indice, pourtant évident, consiste à faire remarquer qu’Ivan Karamazov, qui prétend avoir lui-même inventé cette sombre fable, ne s’est pas résolu à l’écrire, mais la raconte à son frère Aliocha, qu’il n’avait vu depuis dix ans, un peu comme si, en somme, tel le marin de Coleridge, Ivan était condamné à ruminer en secret la terrible histoire qu’il doit cependant tenter de raconter à tel ou tel, pour s’en délivrer et atténuer ainsi ses souffrances. Un deuxième point, plus troublant, concerne la présence d’un thème récurrent qui, à mon sens, est le motif secret dans le tapis qu’évoquait Henry James, le cœur véritable du poème d’Ivan. Ce thème est celui de la tour de Babel (6), plus précisément celui de la poursuite de l’édification de la Tour maudite par les hommes transformés en bétail conciliant. Cette tour de Babel, nous apprend le Grand Inquisiteur (39), sera édifiée en lieu et place du Temple de Dieu (selon les paroles de l’Apocalypse de Jean, il s’agit donc de l’abomination de la désolation) et ne sera achevée qu’une fois la résistance du dernier homme vaincue, une fois que les faux gardiens du Temple auront guidé la race humaine vers son accomplissement dans la renonciation absolue : « On élèvera un autre édifice à sa place, une seconde tour de Babel terrible. Elle restera inachevée comme la première fois, mais Tu aurais pu épargner à l’humanité les tourments de cette nouvelle tentative et abréger ses souffrances de mille ans […]. Nous achèverons alors la construction de la tour, car ceux-là seuls qui nourriront les hommes pourront mener cette entreprise à bonne fin ». La volonté de puissance, ici devenue volonté de la volonté selon la terminologie heideggerienne puisque, Dieu renversé de son Trône, les hommes pourront se repaître jusqu’à leur mort spirituelle complète, est trop explicite pour que, une fois de plus, je sois obligé de m’attarder sur ce point.
Plus intéressant me paraît le fait de remarquer que la fin de la construction de la Tour ne pourra signifier, pour les hommes-moutons du futur, qu’un retour à l’unité de la langue perdue depuis le châtiment infligé à l’antique Babel. Pourtant, cette langue unique, c’est le point qui m’intéresse, n’aura strictement rien de semblable à celle qui était parlée au jardin d’Éden puisqu’il s’agira bel et bien du novlangue défini par Orwell dans 1984, l’idiome de Big Brother se caractérisant par le fait que, d’année en année, il s’appauvrit, réduisant de façon conséquente la réalité sordide qui entoure les hommes peu à peu transformés en simples rouages décérébrés et aphasiques d’une Machine gigantesque. C’est superficiellement, en apparence seulement, donc diaboliquement, que cette langue terminale des constructeurs de Babel ressemblera à la langue adamique, laquelle, par sa parfaite adéquation avec le réel, jouissait d’une capacité d’évocation qui, une fois le premier péché commis, tomba dans ce que Walter Benjamin appela la «surdénommination». La langue d’après le péché, pour tenter – et tenter seulement – de saisir la réalité, est contrainte d’ajouter sans cesse de nouvelles précisions (adverbiales, adjectivales, etc.) à la réalité qu’ainsi elle contribue à disséminer, à noyer dans des périphrases qui toutes buttent contre la suprême réalité : la chose. Ainsi, la fascinante pluralité des langues humaines consécutive à la destruction de la Tour semble toutefois privée du pouvoir réellement divin qui fut accordé, par sa langue, à Adam, véritable «nommeur» selon le terme de Nietzsche. Nous ne sommes plus, au contraire du premier Homme, que des «surdénommeurs» pourrait-on dire… Or, dans un ouvrage consacré à l’épisode biblique de la tour de Babel (7), Marc de Launay affirme que la première langue de l’humanité, loin de représenter une chance inouïe, était un piège : «Mais reste entier le problème posé par le fait qu’une langue une, c’est-à-dire une langue parfaitement et entièrement motivée (dépourvue de tout arbitraire), parfaitement transparente, est une absurdité : ou bien il s’agit d’une langue, et elle n’est pas une, ou bien il s’agit d’autre chose que d’une langue. Une langue est un – un parmi d’autres possibles sans que l’exhaustivité puisse jamais être réalisée – découpage culturel et historique de la réalité par la pensée. Une langue une signifierait que la pensée et la réalité seraient congruentes [je souligne]». Cette congruence, dans l’esprit du chercheur, ne peut qu’être une bien totalitaire liberté si je puis dire, Adam étant condamné à être enfermé dans un cachot solipsiste, un monologue stérile duquel le pauvre homme ne pourrait plus s’échapper, puisque son monologue serait aussi vaste que… l’univers entier !
La remarque de Marc de Launay ouvre des voies fascinantes de réflexion et, dans une perspective désacralisée, est tout à fait pertinente. Reste que l’auteur ne fait évidemment pas le pari d’une langue unique accolée à la transcendance, une langue adamique qui serait sacrée, elle-même transcendante, représentant le moyeu autour duquel s’organiserait l’univers. Émanation divine, la langue et le monde, la langue du monde ou le monde parlé (je me rends bien compte de n’utiliser ici, à mon tour, que de plates périphrases) seraient alors, au contraire de ce que pense l’auteur, l’espace réel de toute liberté, puisque la langue adamique, comme la parole profératrice de Dieu, ferait advenir le réel dans sa pure liberté et non plus dans sa contingence. De sorte que la critique de Marc de Launay, si elle ne peut s’appliquer à la première langue, adamique et une, une et entièrement motivée par la réelle présence, donc absolument, divinement libre, convient parfaitement à la langue terminale, avachie, moribonde, au novlangue parlé par les futurs bâtisseurs de la nouvelle tour de Babel (8). La «langue une» que redoute cet auteur est la langue de la fin de partie, non celle de notre aube. Comment, dès lors, ne pas comprendre que cet état d’une «humanité» ânonnant un sabir liquéfié décrit par la fable d’Ivan Karamazov s’applique moins au futur qu’à notre présent le plus immédiat, dont la capacité d’étonnement s’amoindrit de jour en jour à mesure que s’appauvrissent les langues (elles sont encore quelques milliers, mais pour combien de temps ?) et qu’elles se transforment en une soupe confusionnelle de termes réduisant le monde à quelques vocables macroéconomiques ou à un simulacre éphémère que remplacera une nouvelle réalité labile et tout aussi éphémère ? L’ultime ruse et comme la Passion inversée du Grand Inquisiteur, pourtant redoutable dialecticien comme l’est son Père, est d’annoncer une langue d’une pauvreté absolue, la langue du refus de l’absolu au profit d’une sordide réalité sécurisante…
Ce sera alors, c’est déjà, n’en doutons point, l’ultime tour de passe-passe que le diable lui-même nous aura joué (9), le démon qui, dans la tradition chrétienne la plus ancienne, a été systématiquement présenté comme un maître de la fausse parole (10). Ainsi la remarque de Rozanov (267) qui écrit que, d’une façon «extraordinaire, incompréhensible, La Légende parvient à dire non ce que l’homme pourrait penser de l’Esprit du Mal qui le guette, mais ce que ce dernier dirait de lui-même», ainsi donc cette remarque acquiert-elle une bouleversante acuité, en ce sens qu’elle nous éclaire sur l’ultime pied de nez du démon. Remarquons aussi qu’une autre conséquence de cette métamorphose du maître de parole en idiot aphasique s’inscrit en total désaccord avec l’opinion étrange de Luba Jurgenson qui écrit assez curieusement, dans le texte de présentation du volume (10), «La Légende touche à ce qui ne peut pas – ou ne peut plus – être pensé. Au XXe siècle, où le crime de masse prend le pas sur le fait divers, la problématique du mal ne se laisse saisir par aucune théodicée». Qui a affirmé que le Mal pouvait être seulement pensé par la théodicée, si ce n’est quelque intellectuel irresponsable louchant bêtement vers la vieille lune du Progrès continu et irréversible ? Certainement pas Dostoïevski en tout cas… Que l’on relise ainsi le cri de colère d’Ivan face à la souffrance intolérable des enfants (27) ou la terrible charge du romancier contre la Raison mère de tous les monstres dans ses Carnets du sous-sol.
Plus que jamais, La Légende peut nous aider à découvrir, sous le masque rieur et grotesque du bouffon ou du médiocre, la face hideuse qui, elle, triomphalement, n’en finit pas de rire de notre surdité.
Notes
1) La Légende du Grand Inquisiteur de Dostoïevski commentée par Leontiev, Soloviev, Rozanov, Boulgakov, Berdiaev, Frank (traduction et préface de Luba Jurgenson, L’Âge d’homme, 2004; les pages entre parenthèses renvoient à cette édition).
2) Serge Boulgakov a ainsi parfaitement raison, même si le constat est bien évidemment valable pour n’importe quel grand texte, lorsqu’il écrit : «Ces chapitres, écrits avec du sang, sont uniques en leur genre dans la littérature mondiale» (301).
3) Comme le fait Konstantin Leontiev lorsqu’il écrit : «En ce sens, on peut comparer le christianisme et l’humanisme à deux trains puissants qui, partis d’une même gare, doivent se heurter et connaîtront une terrible collision à la suite d’une déviation progressive des voies» (80).
4) Berdiaev écrit ainsi : «[…] aujourd’hui, on retrouve cet esprit dans le positivisme, le socialisme qui prétend remplacer la religion et construit la tour de Babel. Partout où l’homme est pris sous tutelle, partout où l’apparent souci de son bonheur et de son bien-être va de pair avec le mépris, le refus d’admettre son origine et sa destination supérieures, l’esprit du Grand Inquisiteur est bien vivant» (325-6).
5) Dostoïevski écrit, dans son Journal d’un écrivain, que «Le socialisme… n’est pas autre chose que l’unification par la force du genre humain, idée que l’on voit poindre déjà dans la Rome ancienne», cité par Paul Evdokimov, Dostoïevsky [sic] et le problème du Mal (Desclée de Brouwer, 1979), p. 291.
6) La tour de Babel apparaît plusieurs fois dans l’œuvre du romancier russe, notamment dans Les Possédés : «Dans la dernière scène apparaît subitement la Tour de Babel que des «athlètes» achèvent de construire en chantant l’hymne du nouvel espoir; et quand elle se trouve déjà édifiée jusqu’au sommet, le possesseur – disons le Maître – de l’Olympe, s’enfuit d’un air grotesque, et l’humanité, qui sait dès lors à quoi s’en tenir, prend sa place et commence aussitôt une ère nouvelle en même temps qu’elle se forme une nouvelle conception de l’univers», cité par Paul Evdokimov, op. cit., p. 299.
7) Pierre Bouretz, Marc de Launay, Jean-Louis Schefer, La tour de Babel (Desclée de Brouwer, 2003), p. 117. Identiquement, Marc de Launay, comme d’ailleurs George Steiner dans Après Babel, affirme que l’épisode de la dispersion des langues, loin d’avoir constitué une punition infligée aux hommes par Dieu, a été pour eux une chance unique : «Le principe transcendant provoque enfin une dispersion qui n’est autre qu’un affranchissement de l’esclavage mythologique, essentiel et non historique comme ces formes de l’esclavage dont on se libérera à travers l’histoire, précisément, et au nom de principes abstraits. La dispersion n’est donc pas un châtiment […]», Ibid., p. 127.
8) Comme il est étrange de constater que chez le Rimbaud de la lettre dite du Voyant, l’advenue d’une langue unique, poétique, au rebours même de l’émergence miraculeuse d’un génie qui jamais ne parlera la langue de tous, est exactement concomitante avec la réalisation d’un projet de communisme intégral (je crois que l’expression n’est ici pas exagérée) et le triomphe du «Nombre et de l’Harmonie»…
9) Comme le note finement Berdiaev : «Le mal métaphysique se réincarne, survit sous des apparences moins bestiales, esclavagistes et chaotiques. L’apparente humanité, liberté et unité des hommes cache le mal du futur, un mal complexe et définitif, mais non moins visible. Ce mal final, le plus séduisant, prend l’apparence du bien» (350).
10) Soloviev se souviendra de cette éminente caractéristique du diable dans sa courte relation sur l’Antéchrist (dans Trois Discours sur la guerre, la morale et la religion, Ad Solem, 2005). N’oublions pas également que l’abbé Donissan du premier roman de Bernanos, Sous le soleil de Satan, sera lui aussi tenté par un diable certes bouffon mais qui conservera toutefois quelques caractéristiques de son ancienne grandeur, comme le fait de jouir d’une logique absolue, laquelle est d’abord usage virtuose d’une parole corrompue. Autre souvenir de La Légende peut-être, si l’on se rappelle que, dans l’épisode de cette tentation, c’est le maquignon qui embrasse l’abbé démuni.