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06/09/2006
L'étrange fascination pour le Mal : Les Diaboliques, par Germain Souchet
Kirk Nielsen (National Geographic Photo Contest).
Achevé en 1871, le recueil de six nouvelles intitulé Les Diaboliques a été publié trois ans plus tard, en 1874. Des poursuites avaient alors été engagées contre Jules Barbey d’Aurevilly, en raison de la fausse pruderie et de la vraie hypocrisie d’un XIXe siècle finissant, d’ailleurs fustigées par l’auteur dans Une vieille maîtresse(1), poursuites s’étant finalement soldées par un non-lieu. Si certains passages de l’œuvre avaient été jugés licencieux, cela tient au fait que ces six nouvelles se concentrent sur un thème cher à l’auteur : le Mal, étudié et analysé du point de vue d’un «moraliste chrétien», comme Barbey se définissait lui-même dans la préface. Il est intéressant de noter que le Connétable des lettres avait à l’origine prévu d’ajouter un second recueil de six nouvelles, intitulé Les Célestes, et qui devait cette fois se concentrer sur le Bien et la Vertu. Mais cette œuvre projetée n’a jamais vu le jour, Barbey trouvant que la Vertu était ennuyeuse, du moins pour un écrivain, alors que le Mal était fascinant.
De fait, Les Diaboliques sont éclairées par cette étrange lumière noire, par ce soleil éclipsé qu’il est si tentant de regarder au risque de se brûler les yeux. Dans chaque nouvelle, des secrets, des mensonges, des masques se dressent sans cesse pour cacher la vérité au lecteur. Il n’est pas rare qu’une histoire se termine sans que cette vérité n’éclate au grand jour. Cela pourrait être frustrant pour le lecteur s’il ne comprenait pas que cette part d’ombre était voulue et totalement assumée par l’auteur : si l’Esprit Saint est l’Esprit de vérité, le Malin se garde bien de se révéler totalement, car sa seule puissance vient de l’ignorance des hommes et du pouvoir qu’ils lui attribuent.
La richesse de cette œuvre est telle qu’on pourrait consacrer de longs développements à la beauté intrinsèque de la prose aurevillienne, nectar fruité qui emplit notre palais de ses doux parfums à chaque mot que l’on prononce, beauté par ailleurs mise au service de la passionnante étude du Mal à laquelle se livre Barbey (2). De même, la structure du récit pourrait être précisément étudiée afin de mettre en évidence le formidable talent de conteur de cet écrivain hors normes, qui réussit à enchâsser pas moins de six récits dans la nouvelle intitulée Le plus bel amour de Don Juan, sans que le procédé ne paraisse artificiel et sans que la clarté de l’histoire ne soit compromise. Mais que le lecteur me permette de me concentrer essentiellement sur l’étude du thème central des Diaboliques, à savoir le Mal, vu à travers toutes les réfractions de son sinistre éclat.
Il existe un véritable raffinement dans le Mal, qui rend celui-ci tout à la fois plus fascinant et plus effrayant que la brutalité la plus primaire et que la barbarie la plus violente. Dans «À un dîner d’athées», le récit de Mesnilgrand est tout d’abord interrompu par un dénommé Sélune, qui croit avoir assisté à la plus cruelle des scènes quand il déclare avoir vu «quatre-vingt religieuses jetées l’une sur l’autre, à moitié mortes, dans un puits, après avoir été préalablement très bien violées chacune par deux escadrons» (p. 274; les pages entre parenthèses correspondent à l'édition donnée par Pocket Classiques, 1999). Horrible ? Certes, mais il ne s’agit, selon un Mesnilgrand dédaigneux, que de la «brutalité de soldats». En d’autres termes, l’application mise à faire le Mal, et à le faire consciemment, augmente sa gravité, le rend plus condamnable, tout en lui conférant une forme de grandeur pouvant susciter une certaine admiration coupable de la part d’un observateur. Aussi Barbey a-t-il prudemment expliqué dans sa préface qu’il souhaitait donner «l’horreur des choses [qu’il] retra[çait]», même s’il reconnaît avoir quelque sympathie pour l’hérésie manichéenne qui supposait une égalité, une forme de symétrie entre Dieu et le Diable, le Diable étant au Mal ce que Dieu est au Bien, alors même que, dans la théologie catholique, le Mal n’existe que comme négation du Bien.
On peut donc noter, dans Les Diaboliques, une gradation du Mal. En bas de l’échelle, la débauche à laquelle le chef d’escadron Mesnilgrand, comme le capitaine Rançonnet et bien d’autres soldats se livraient lors des campagnes de l’Empire. De la même manière, le vicomte de Brassard, dans Le rideau cramoisi, est présenté comme un dandy libertin ayant eu «sept maîtresses, en pied, à la fois», ce qui, selon le narrateur, relève bien de «l’immoralité». Barbey présente le passé de ces personnages comme blâmable, mais ne sombre pas pour autant dans une pudibonderie affectée. Cela est mal, voilà tout, mais il existe des attitudes bien plus condamnables.
Il en va ainsi, par exemple, du blasphème. Le capitaine Rançonnet, apercevant son ami Mesnilgrand dans une église, s’écrie bruyamment «sacré nom de Dieu, […] qu’est-ce que tu fous donc, Mesnil, dans une église, à pareille heure ?» (p. 238). Cela est parfaitement grossier. Comme le fait, pour les amis de Mesnilgrand père et fils, de s’offrir des dîners somptueux et impies le vendredi, jour maigre pour les chrétiens. Barbey nous explique que «c’étaient des dîners comme le Diable peut seul en en tripoter pour ses favoris… et de fait, les convives de ces dîners-là n’étaient-ils pas les très grands favoris du Diable ?», avant de préciser que «l’on y mariait fastueusement le poisson à la viande, pour que la loi de l’abstinence et de la mortification, prescrite par l’Église, soit mieux transgressée» (pp. 252-253). Les convives de ces dîners poussaient la moquerie et le mépris de l’Église jusqu’à commencer leur repas à midi, la tradition voulant que le Pape passât à table à cette heure et qu’il envoyât alors sa bénédiction à toute la chrétienté. Toutefois, si ces blasphèmes ont quelque chose de gratuit et de révoltant, Barbey d’Aurevilly écrit, à juste titre, que l’athéisme de ces anciens révolutionnaires, de ces fils de voltairiens invétérés, «élevés comme des chiens», avait au moins une prétention à la vérité doublé d’un enragement, que celui de la fin du XIXe siècle n’avait déjà plus. Et ne parlons pas de notre époque où tout est banal, petit, mesquin, et où à l’athéisme virulent ont succédé une indifférence crasse et une absence totale de réflexion.
Un nouveau degré est franchi dans la gravité du Mal avec le sacrilège. Toujours dans «À un dîner d’athées», la plus longue et décidément la plus riche de ces six nouvelles, un certain Reniant, prêtre défroqué, raconte que, pendant la Révolution, il arracha de la poitrine d’une sainte jeune femme la douzaine – le chiffre n’est pas anodin – d’hosties qu’elle y cachait et qu’elle apportait à un chouan mourant, et qu’il les fit «jeter immédiatement dans l’auge aux cochons» (p. 267). Le caustique M. de Mesnilgrand père, qui avait au moins le mérite de connaître la religion qu’il détestait, crut y voir une vengeance «[d]es porcs de l’Évangile, dans le corps desquels Jésus-Christ fit entrer des démons» (Idem). A-t-on atteint dans ces lignes les sommets du Mal ? On serait tenté de le croire, mais Mesnilgrand fils fait rapidement remarquer que l’action de l’ancien prêtre est en réalité une supercherie. Je ne peux m’empêcher ici de citer longuement les paroles que Barbey lui prête et qui, dans notre temps de sacrilèges et de blasphèmes répétés par la télévision, ce déversoir d’immondices, constituent une mise au point des plus brillantes : «M. Reniant n’a pas fait une chose si crâne pour que, toi, tu puisses tant l’admirer ! S’il avait cru que c’était Dieu, le Dieu vivant, le Dieu vengeur qu’il jetait aux porcs, au risque de la foudre sur le coup ou de l’enfer, sûrement, pour plus tard, il y aurait eu là du moins de la bravoure, du mépris de plus que la mort, puisque Dieu, s’il est, peut éterniser la torture. Il y aurait eu là une crânerie, folle, sans doute, mais enfin une crânerie à tenter un crâne aussi crâne que toi ! Mais la chose n’a pas cette beauté-là, mon cher. M. Reniant ne croyait pas que ces hosties fussent Dieu […] et vider la boîte aux hosties dans l’auge aux cochons, n’était pas plus héroïque de d’y vider une tabatière ou un cornet de pains à cacheter. […] Il n’y a donc, ici […] disons le mot… qu’une cochonnerie» (pp. 268-269).
Le sacrilège, cependant, peut aussi se manifester par l’absence du respect dû au caractère sacré du corps. Dans cette même nouvelle, Mesnilgrand raconte comment le major Ydow, outragé par sa maîtresse, La Rosalba dite «La Pudica», qui ne cessait de le cocufier au vu et au su de tous, invoquant l’enfant qu’ils avaient eu ensemble, et qui était mort en bas âge, se vit répondre que cet enfant n’était pas de lui. Et le major Ydow de briser l’urne de cristal dans laquelle le cœur embaumé de l’enfant reposait, avant de le piétiner copieusement; le cœur, qui aurait dû faire l’objet d’un saint respect, que l’enfant soit ou non de lui, servira ensuite de projectile au major et à sa maîtresse. Non content de ce premier sacrilège, le major en commit aussitôt un second, en cachetant avec de la cire brûlante et le pommeau de son sabre le sexe de sa femme, tout en s’écriant : «Sois punie par où tu as pêché, fille infâme !». Ce faisant, il se prit pour le Juge suprême, ce qui est un pêché aussi grave que le sacrilège en lui-même.
Dans les trois degrés que je viens d’exposer, la débauche, le blasphème et le sacrilège, il y a des actes très graves, naturellement, mais le Mal est directement visible et peut faire l’objet d’une réprobation immédiate. Or, il devient d’autant plus dangereux qu’il est insidieux et que, tel un serpent venimeux, il se recroqueville et se tapit sous une pierre, prêt à jaillir et à mordre la main imprudente qui se mettrait à sa portée.
Le Diable aime la parodie; c’est même une de ses armes préférées. Dans l’Évangile, il tente le Christ en déformant les Saintes Écritures et en les sortant de leur contexte; dans l’Apocalypse selon Saint Jean, il parodie la Sainte Trinité avec le dragon, la bête et le faux prophète. Dans Le plus bel amour de Don Juan, le comte Ravila de Ravilès, le Don Juan de la nouvelle, participe à un souper donné en son honneur, sous la forme d’une parodie de la Sainte Cène qui ne dit pas son nom. En effet, ce souper est organisé par douze femmes du Faubourg Saint-Germain qui ont toutes été ses maîtresses. Avant que la vieillesse ne les saisisse tous, elles souhaitent lui offrir un dernier repas pour le célébrer. Elles se réunissent autour «du roi […], du maître, au milieu de la table», au centre de ce «cercle rayonnant de douze femmes» (p. 103). Barbey va même jusqu’à préciser que «la duchesse de *** […] était assise, comme un juste à la droite de Dieu, à la droite du comte de Ravila, le dieu de cette fête» (p. 106). Comment ne pas y voir une réplique du dernier repas du Christ, entouré des douze apôtres ? Seulement, au lieu de célébrer le Seigneur, ces femmes célèbrent le démon qui trône au milieu d’elles. Au lieu de recevoir le Corps et le Sang du Christ, elles espèrent pouvoir donner une dernière fois leur corps à Ravila de Ravilès. Car, au lieu d’être toutes égales aux yeux de leur dieu, elles sont en rivalité permanente. Il y a donc dans ce souper une certaine grandeur, la terrible et fascinante grandeur du Mal qui ne s’affiche pas crûment, mais qui se pare des oripeaux de la sainteté de la beauté.
Proche de la parodie par son caractère faux, la duplicité des personnages est un instrument fréquemment employé par Barbey pour présenter le Mal. Dans Le plus bel amour de Don Juan, on apprend par exemple que le regard de Ravila était «bleu d’enfer», alors que «tant de créatures l’avaient pris pour le bleu du ciel» (p. 103). Dans Le rideau cramoisi, Mademoiselle Alberte, la fille des hôtes du jeune vicomte de Brassard, sous des airs de pureté et d’innocence, cache en réalité une sensualité débordante et brûlante : un soir, au moment du repas, elle prend brutalement la main du vicomte sous la table puis, devant la reprendre pour manger, elle appuie son pied sur le sien pendant toute la durée du souper. Cet épisode, qui ne manqua pas d’incendier les sens du jeune officier, fut suivi par un mois de silence total, d’indifférence, d’impassibilité de la part de la jeune femme. Une telle duplicité est en soi stupéfiante. Mais elle devait encore s’accentuer quand la jeune Alberte vint une nuit se donner au vicomte de Brassard, ouvrant ainsi une relation qui dura six mois, six mois au cours desquels la jeune femme traversa, tous les deux soirs, la chambre de ses parents endormis pour offrir au vicomte des étreintes passionnées. Et tout cela avec le même air stupéfait, avec la même crainte d’être découverte par ses parents, mais aussi avec le même silence opposé aux questions de son amant. La première nouvelle du recueil confirme que le nom de diaboliques s’applique aussi bien aux «histoires» qu’aux «femmes de ces histoires», comme l’indiquait Barbey dans sa préface de 1874.
Duplicité de nouveau dans l’attitude de Mademoiselle Hauteclaire Stassin, dans «Le bonheur dans le crime», nouvelle qui, par son seul titre, suscita la polémique. Voici une jeune professeur d’escrime qui se fait engager comme femme de chambre de l’épouse légitime de son amant, le comte de Savigny, sous le prénom d’emprunt d’Eulalie, se métamorphosant sous l’habit de bonne et affectant une «réserve» et «une noblesse d’yeux baissés» capable de tromper sa maîtresse (p. 149). Se livrant la nuit à des parties d’escrime endiablées, puis aux plaisirs coupables de l’adultère, elle mérite cette phrase terrible du docteur Torty sur la duplicité de certaines femmes : «[…] elles font bien tout ce qu’elles veulent de leurs satanés corps, ces couleuvres de femelles, quand elles ont le plus petit intérêt à cela» (p. 149).
Duplicité, aussi, dans l’attitude de la comtesse du Tremblay de Stasseville et dans celle de son amant, l’Écossais Marmor de Karkoël. La comtesse, en effet, est la seule femme à ne point recevoir, si ce n’est quelquefois, dans sa demeure de ville, cet excentrique et génial joueur de whist, se permettant même de lâcher contre lui – comble de l’hypocrisie ! – quelques piques assassines dont elle avait le secret. Rien ne pouvait donc laisser supposer l’existence d’une relation entre ces deux êtres, qui partageaient une indifférence à l’égard de tout, l’Écossais semblant tout de même être passionné par le whist, à l’inverse de la comtesse qui y montrait la même indolence que dans les autres occupations de sa vie, en apparence bien réglée. Quelle ne sera pas la surprise de l’aristocratique petite ville de Valognes – car c’est bien d’elle qu’il s’agit, même si l’auteur ne la mentionne jamais explicitement – quand le cadavre d’un enfant qui avait vécu sera découvert, après son décès, dans une jardinière de son salon ? La duplicité de ce couple infernal est d’autant plus effrayante que, lorsque la fille de la comtesse, la jeune et pure Herminie, se mit à tousser, prémices du mal qui devait l’emporter, la comtesse de Stasseville et Marmor n’eurent pas la moindre émotion, alors même que la première portait à son doigt la bague qui avait contenu le poison déjà respiré par sa fille… Cette tranquillité, cette indifférence, cette absence totale de remords dans le crime commis fait incontestablement de la comtesse la plus diabolique des Diaboliques. Le Mal, en effet, est d’autant plus terrifiant qu’il se cache derrière le masque de la respectabilité, car il semble alors être parfaitement assumé par la personne qui le commet, ce qui paraît inconcevable et intolérable à tout esprit ayant ne serait-ce qu’une once de moralité.
A posteriori, le narrateur dresse un portrait de la comtesse qui aurait dû permettre de comprendre que, sous ses airs de dame, se cachait une démone. La thématique du reptile rampant y est en effet omniprésente, avec «les écailles et la triple langue du serpent» associée à sa «prudence», avec son «organisation sèche et contractile» (p. 211) ou encore avec les «mille torsades bleuâtres de[s] veines» de ses mains, sortes de serpenteaux, et «sa langue vipérine» qu’elle passait «sur ses lèvres sibilantes» (p. 212) après avoir décoché une de ses flèches acérées et venimeuses.
Duplicité, enfin, chez la «Pudica», dans À un dîner d’athées : alors qu’elle trompe assidûment son concubin avec tous les officiers des régiments de l’Empire en campagne en Espagne, cette femme de mauvaise condition rougit abondamment de ses propres débauches, de ses propres transgressions, comme si son corps se plaisait à montrer à son esprit malsain le Mal qu’elle commettait.
On le voit, Barbey d’Aurevilly prend un soin particulier à camper la duplicité de ses personnages, que ce soit par des descriptions physiques précises et dans lesquels les thématiques du serpent et du sang sont omniprésentes (3), ou par l’accentuation de l’opposition entre le mal commis et l’absence de repentance. Le résultat est tout à la fois terrible et génial, et surtout beaucoup plus effrayant que s’il décrivait, comme dans tant de romans contemporains, des scènes de crimes où la quantité d’hémoglobine semble seule déterminer l’ampleur du succès en librairie.
Mais j’ai gardé le meilleur, ou plutôt le pire, pour la fin. Un des péchés les plus graves est le péché d’idolâtrie. Sa condamnation fait l’objet du premier commandement du Décalogue : «Tu n’auras pas d’autres dieux face à moi. Tu ne feras pas d’idole, ni rien qui ait la forme de ce qui se trouve au ciel là-haut, sur terre ici-bas ou dans les eaux sous la terre. Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux et tu ne les serviras pas, car c’est moi le Seigneur ton Dieu, un Dieu jaloux, poursuivant la faute des pères chez les fils sur trois ou quatre générations – s’ils me haïssent – mais prouvant sa fidélité à des milliers de générations – si elles m’aiment et gardent mes commandements» (Ex 20, 3-6).
Le catéchisme de l’Église catholique, promulgué en 1992 par le Pape Jean-Paul II, précise dans son paragraphe 2113 que «l’idolâtrie ne concerne pas seulement les faux cultes du paganisme. Elle reste une tentation constante de la foi. Elle consiste à diviniser ce qui n’est pas Dieu. Il y a idolâtrie dès lors que l’homme honore et révère une créature à la place de Dieu […]». Au paragraphe 2114, on peut également lire que «l’idolâtrie est une perversion du sens religieux inné de l’homme. L’idolâtre est celui qui rapporte à n’importe quoi plutôt qu’à Dieu son indestructible notion de Dieu».
La gravité de l’idolâtrie est facilement compréhensible : si l’homme remplace le Seigneur dans son cœur par un autre dieu, qu’il soit un être vivant ou un objet, il se prive de la source intarissable de Vie que représente le Dieu de l’Unique Alliance. Sarment de vigne, il refuse d’être greffé sur la vraie vigne, celle qui lui donnera la vie éternelle (4). Dès lors, l’idolâtrie conduit à la Mort – au sens métaphysique du terme. Par ailleurs, si l’orgueil empêche d’ouvrir son cœur à la miséricorde divine, il en va de même pour l’idolâtrie, car une idole ne peut naturellement offrir au pécheur le Pardon de Dieu.
Dans Le plus bel amour de Don Juan, on peut considérer que le comte Ravila de Ravilès est l’idole des douze femmes qui organisent son apothéose intime. Dans Le bonheur dans le crime, le comte et la comtesse Hauteclaire de Savigny – l’empoisonneuse devenue sa femme – s’aiment d’une adoration idolâtre. Ils ont une prétention à l’autosuffisance que le narrateur ne manque pas de souligner quand il les aperçoit au Jardin des Plantes. Le regard que la femme porte à son mari «n’exprimai[t] plus en le regardant que toute les adorations de l’amour»; leurs visages étaient «tournés l’un vers l’autre», ils ne «regarda[ient] rien qu’eux-mêmes» et ils se «serra[ient] flanc contre flanc, comme s’ils avaient voulu se pénétrer», comme s’ils cherchaient à fusionner et à ne faire plus qu’un. À tel point que le narrateur croit voir «des créatures supérieures qui n’apercevaient pas même à leurs orteils la terre sur laquelle ils marchaient, et qui traversaient le monde dans leur nuage comme, dans Homère, les Immortels», ce qui lui fait déclarer cette phrase lourde de sens : «ils oublient l’univers !» (p. 131) et ils oublient Dieu à Qui ils devront rendre des comptes au dernier jour.
Dans Le dessous de cartes d’une partie de whist, le thème de l’idolâtrie est également abordé. Pour marquer son étonnement devant les petites phrases assassines décochées par la comtesse de Stasseville à l’attention de Marmor de Karkoël, que l’avenir devait montrer être son amant, le narrateur recourt au vocabulaire religieux : «pourquoi, si elle aimait Karkoël […] le cachait-elle […] sous ces plaisanteries apostates, renégates, impies, qui dégradent l’idole adorée… les plus grands sacrilèges en amour ?» (c’est moi qui souligne, p. 211).
Mais c’est surtout dans La vengeance d’une femme, la dernière des six nouvelles, que l’idolâtrie est omniprésente. La duchesse d’Arcos de Sierra Leone, devenue une fille, raconte à Robert de Tressignies comment elle était tombée amoureuse du cousin de son mari, le marquis Don Esteban de Vasconcellos, et comment cet amour devint une sorte d’adoration «mystique» (p. 328). Elle déclare notamment que «Ignace [de Loyola], ce chevalier de la Vierge, n’aimait pas plus purement la Reine des cieux que ne m’aimait Vasconcellos; et moi, de mon côté, j’avais pour lui quelque chose de cet amour extatique que sainte Thérèse avait pour son époux divin»; elle ajoute que «si les anges pouvaient s’aimer entre eux devant le trône de Dieu, ils devraient s’aimer comme nous nous aimions». Magnifique, admirable, cet amour ? Non, dangereux et impie, car on ne peut aimer un homme ou une femme autant ou plus que Dieu. L’intensité irréfléchie des sentiments de la duchesse la mène à supplier le duc, son mari, qui venait de faire assassiner Don Esteban sous ses yeux, de ne pas jeter son cœur aux chiens, comme il s’apprêtait à le faire, mais de le lui donner à manger. Et de préciser : «J’aurais communié avec ce cœur comme avec une hostie. N’était-il pas mon Dieu ?» (p. 336). Ou encore «dans le temps que j’étais religieuse, avant d’aimer cet Esteban qui a pour moi remplacé Dieu […]» (p. 336). On le voit, l’idolâtrie mène cette femme aux pires péchés, aux pires abaissements : le cannibalisme comme réconfort et la prostitution comme vengeance.
Résumons. Jules Barbey d’Aurevilly nous présente plusieurs aspects du Mal : la débauche, le blasphème, le sacrilège, mais aussi la parodie, la duplicité et l’idolâtrie. Plusieurs faces d’une même réalité, déjà décrite par Saint Paul dans ses épîtres (5). C’est en ce sens qu’on peut dire qu’il nous présente une vision chrétienne du Mal. Certes, Barbey ne peut s’empêcher de témoigner d’une étrange fascination pour la grandeur vertigineuse du Mal mais, comme Ulysse à l’approche des Sirènes, il avait pris au préalable le soin de se faire attacher au mât de son navire d’écrivain moraliste. Ensorcelé par cette plongée volontaire au cœur des ténèbres, il résiste néanmoins à la tentation d’une apologie de l’infâme et nous montre sans ambiguïté, et surtout, avec une acuité et une éloquence qu’une démarche moins risquée n’aurait pas permises, les conséquences néfastes et destructrices des actions inspirées par le Malin.
Ainsi, nous voyons comment le Mal appelle le Mal et comment une innocente jeune fille peut être corrompue par les sens déréglés de Ravila de Ravilès dans Le plus bel amour de Don Juan. N’ayant eu le tort que de s’asseoir sur un fauteuil qu’il venait de quitter, elle fut troublée par la chaleur que son corps avait laissée et crut tomber enceinte de lui. C’était ne pas savoir qu’un tel libertin ne pouvait donner la vie, car il ne semait partout que la Mort.
La Mort, justement, est la conséquence immédiate ou indirecte de tous les comportements diaboliques peints par Barbey. Celle-ci peut être soupçonnée, apparente, comme dans Le rideau cramoisi : si le vicomte de Brassard n’a jamais pu savoir ce qui était réellement arrivé à Melle Alberte, l’intérêt pour le lecteur est ailleurs. Cette relation immorale, d’autant plus immorale qu’elle se déroulait à l’insu des parents de la jeune fille, ne pouvait engendrer que la mort, physique ou métaphysique d’Alberte. De même, dans Le bonheur dans le crime, le fait que le comte et la comtesse – la deuxième du nom – de Savigny n’aient pas d’enfant peut certes résulter d’un choix délibéré, comme Hauteclaire l’affirme un jour à son médecin. Il résulte néanmoins d’un déficit d’amour : ne déclare-t-elle pas qu’un fils ou une fille la ferait moins aimer son mari et que «les enfants […] sont bons pour les femmes malheureuses» (p. 179) ? Leur idolâtrie réciproque sclérose leurs cœurs et les empêche de puiser à la source intarissable d’Amour qui est aussi une source de Vie. Le refus du don de la vie dans un couple est bien une forme de Mort.
Pour poursuivre avec le thème de l’enfant, il est remarquable qu’un nourrisson ayant vécu soit retrouvé enterré dans une jardinière du salon de la comtesse de Stasseville dans Le dessous de cartes d’une partie de whist. Que l’enfant soit mort naturellement ou qu’il ait été empoisonné n’est, en soi, que secondaire. En tant que chrétien, Barbey sait que les faits peuvent avoir une importance symbolique plus importante que leur signification première. Ce qui compte ici, encore une fois, c’est que la relation entre la comtesse et Karkoël ne pouvait donner la vie. La même analyse peut être faite pour l’enfant de la «Pudica» dans À un dîner d’athées. Avec une remarque supplémentaire : s’étant donnée à tant d’hommes différents, cette fille ne peut savoir avec certitude qui est le père de l’enfant. Quand elle déclare au major Ydow qu’il n’est pas le père, elle ne lui ment peut-être pas. Quoi qu’il en soit, cela provoque le sacrilège évoqué précédemment – le cœur embaumé utilisé comme projectile par les parents – qui est, pour ce malheureux enfant, une deuxième mort.
Car le Mal peut aussi engendrer quelque chose de plus grand que la Mort : la damnation. Ayant renoncé à croire en Dieu parce qu’elle idolâtrait Don Esteban, la duchesse d’Arcos de Sierra Leone ne peut trouver dans l’Amour du Christ un réconfort après son assassinat. Sa vie sera alors consacrée à sa vengeance, qui passe par l’humiliation de son corps – elle devient une prostituée – qui seule, à ses yeux, peut atteindre son mari dans ce qui lui est le plus cher : l’honneur. Ce faisant, elle commet un péché doublement mortel qu’elle ne confessera pas sur son lit de mort. Le malheureux chapelain de la Salpêtrière aura beau croire que l’ancienne duchesse, devenue le numéro 119 de l’hôpital – comble de la déshumanisation ! – se repentait, en demandant que soit écrite, sur son cercueil et sur son tombeau, après ses titres, l’inscription «fille repentie». Cette volonté était en réalité, «encore, après la mort de la vengeance» (p. 346). Nulle rédemption, donc, pour qui pêche contre l’Esprit en idolâtrant un homme et en ne s’ouvrant pas à la miséricorde divine au moment de mourir, pour qui hait jusqu’à et par-delà la mort.
C’est donc un bien sombre tableau que nous dresse le Connétable des lettres dans ce recueil de nouvelles. Sombre, mais juste. Et surtout, pour qui sait être attentif, une lueur d’espérance s’échappe malgré tout de ce gouffre noir, de ce déchaînement du Mal.
Dans À un dîner d’athées, Mesnilgrand surprend ses anciens compagnons d’armes et les amis impies de son père en trouvant plus belle la dévotion de la jeune femme qui, pendant la Terreur, portait les hosties consacrées sur sa poitrine, au risque de sa vie, que le misérable sacrilège de Reniant, qui, rappelons-le, avait jeté ces hosties aux porcs. Sans croire nécessairement au Dieu vivant présent dans ces hosties, Mesnil affirme que cette jeune femme était une sainte et que «[fût]-il maréchal de France, [s’il] la rencontrai[t], cherchât-elle son pain, les pieds nus dans la fange, [il] descendrai[t] de cheval et lui ôterai[t] respectueusement [s]on chapeau, à cette noble fille, comme si c’était vraiment Dieu qu’elle eût encore sur le cœur !» (p. 270). Mesnilgrand parle ici de beauté. Or, qui sait déjà reconnaître la splendeur de la Vérité n’est sans doute pas loin de découvrir la Vérité elle-même.
C’est ainsi que l’on apprend à la fin de la nouvelle que cet officier déchu de l’Empire, que ce libertin, longtemps athée invétéré, avait recueilli et religieusement conservé dans sa ceinture le cœur de cet enfant qui pouvait être le sien, si on en croyait l’affirmation de la «Pudica». Un jour, trouvant que ce cœur avait suffisamment pesé sur le sien, ou, pour le dire en termes chrétiens, que sa pénitence avait été sincèrement effectuée, il décida de le «déposer en terre chrétienne» (p. 301). Il ne se contente pas de lui donner une sépulture : il veut le déposer en terre chrétienne. C’est ainsi que la miséricorde, l’ouverture de son cœur à l’Amour, semblent bien pouvoir «imposer une limite au Mal», comme l’affirmait Jean-Paul II dans son dernier ouvrage, Mémoire et Identité. Ce récit achevé, Barbey peut conclure par les seules paroles réconfortantes des Diaboliques, celles qui, finalement, rayonnent d’autant mieux qu’elles sont entourées par les Ténèbres, et qui annoncent non pas le Salut, mais la découverte du chemin qui mène au Salut : «Comprenaient-ils enfin, ces athées, que, quand l’Église n’aurait été instituée que pour recueillir les cœurs – morts ou vivants – dont on ne sait plus que faire, c’eût été assez beau comme cela !» (p. 301).
Il ne nous reste qu’à méditer sur ces paroles et sur le pouvoir de transformation du monde par la Parole qui se manifeste dans l’attitude de Mesnilgrand. Contrairement aux apparences, Les Diaboliques ne sont pas entièrement dominées par le Mal et le désespoir…
Notes
(1) La marquise de Flers déclare en effet à Marigny : «Nous en sommes à la pureté quand même. Les ultra-politiques ont passé dans les mœurs. N’ai-je pas entendu l’autre jour une de nos plus belles duchesses traiter de fille Melle de Lespinasse parce qu’elle avait eu deux amours ?». Ryno de Marigny se «mit [ensuite] à rire de la parodie des hautes prétentions du XIXe qu’il avait souvent vues se gendarmer contre lui dans la personne de ses duchesses» (Une Vieille maîtresse, chapitre X, Les nœuds incessamment refaits, Gallimard, coll. Folio, 1998, p. 187).
(2) Par le recours fréquent aux oxymores, notamment, signe tangible de la duplicité de certains personnages.
(3) Le thème du sang se retrouve dans plusieurs autres œuvres de Barbey : les joues empourprées et brûlantes de Jeanne de Feuardent dans L’Ensorcelée, qui trahissent son douloureux amour pour l’abbé de La Croix-Jugan, le sang bu ensemble par Ryno de Marigny et Vellini, qui les condamnerait à ne jamais pouvoir se séparer, dans Une vieille maîtresse, ou encore les rougeurs d’Aimée-Isabelle de Spens dans Le chevalier des Touches, qui révèlent à l’inverse des exemples précédents la pureté incorruptible de la «Vierge Veuve».
(4) Avant d’entrer librement dans sa Passion, Jésus déclare : «Je suis la vigne, vous êtes les sarments : celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là portera du fruit en abondance car, en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire. Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors comme le sarment, il se dessèche, puis on les ramasse, on les jette au feu et ils brûlent» (Jn 15, 5-6).
(5) Cf. notamment Ro 1, 29-32; 1 Co 6, 13-20 sur la débauche; 1 Co 14-22 sur l’idolâtrie, et notamment sur le fait de manger de la viande consacrée à des idoles, ce qui est formellement prohibé par l’Apôtre des gentils, non pas parce que ces idoles auraient quelque valeur en tant que telle, mais parce que les offrandes sont sacrifiées aux démons dès lors qu’elles ne sont pas sacrifiées à Dieu.