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02/06/2016
Monsieur Teste ou l'impuissance souveraine
Photographie (détail)de Juan Asensio.
Je publie dans la Zone un texte écrit voici des années (pour Les Brandes je crois), depuis légèrement modifié, bien que son sujet évoque une réalité transcendant les modes et les âges : l'impuissance, ses travestissements sous des voiles bien incapables de masquer le vide qu'ils prétendent rendre désirable par la concaténation approximative de propositions travesties en axiomes. Relisant ce texte avec un mauvais sourire, je l'ai trouvé admirablement adapté pour décrire tels étranges et pourtant communs maux que des penseurs sans pensée, des philosophes sans philosophie (souvent englués dans la citation auto-référentielle, petit mécano solipsiste où se tapit leur maladie nerveuse qu'ils rêvent système), à présent même des blogueurs dont l'unique talent est l'accrochage de citations et le recopiage diligent de quatrièmes de couverture, bref, des hommes qui n'en sont pas vraiment, ont le culot pervers de nous présenter comme un modèle de réussite critique, une grille commode, à vrai dire universelle dans ses prétentions analytiques fumeuses, qui décortiquerait non seulement les faits et gestes, mais encore la pensée, y compris celle à venir si je puis ainsi lourdement m'exprimer, de tout être humain modérément intelligent.
Vanité des vanités : on sait l'usage métaphorique que firent les arts de ce terme (du latin vanus, creux, dégarni, vide, comme on pourrait le dire d'un crâne rempli d'air) afin de représenter non pas la froide et inhumaine souveraineté de l'esprit mais la fragilité des chairs corrompant jusqu'à l'âme. La pure transparence, en admettant qu'elle ne soit pas seulement la chimère d'un cerveau malade qui jouerait à s'imaginer Scytale dansant nu devant son idole, danseur-visage sans autre permanence que celle de ses masques perpétuels, entrelaçant ses identités labiles pour parvenir à des fins qui ne sont pas même les siennes, n'est rien de plus que le rêve de tout bébé-dictateur, la chimérique volonté de faire naître un langage qui, vidé de sa substance, serait glu avec laquelle emprisonner les volontés les plus évidemment faibles.
Un dernier point tout de même; j'admets bien volontiers qu'il y a, dans mon texte, réelle diffamation : celle qui consiste à rapprocher un personnage imaginaire, tout entier cérébral mais néanmoins doué, par le talent de Valéry, d'une vie étrange, de nains fictifs, blogueurs, journalistes, écrivants qui eux-mêmes n'ont pas d'autre existence que celle que leur donne commodément le miroir dépoli d'une prétention comique.
«Le premier tour du Diable est sans doute de nous persuader qu'il n'existe pas, mais le second est sans conteste de nous convaincre que rien n'existe du tout, et que par suite nous pourrions tout aussi bien considérer comme lanternes les vessies, que le noir n'est pas si noir, ni le blanc si blanc...».
Claude-Edmonde Magny, La part du Diable dans la littérature contemporaine, dans Satan (Études carmélitaines, Desclée de Brouwer, 1978), p. 548.
«Ah ! ne pas pouvoir se voir ! Un miroir ! un miroir ! un miroir ! un miroir !».
André Gide, Le Traité du Narcisse, dans Romans (Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1990), p. 3.
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Parlant de Paul Valéry dans ses Exercices d'admiration, Cioran a pu écrire ces quelques lignes justes sur l'obsession de l'auteur de Monsieur Teste : «L'idée dominante, l'idée qui donne sens à toutes ses tentatives, tourne autour de cette distance que la conscience prend vis-à-vis d'elle-même, de cette conscience de la conscience» (1). Cette obsession, absolument pure, est celle de l'intelligence, de la raison purement et seulement raisonnante. Monsieur Teste est la figure, ou plutôt l'allégorie désincarnée de cette exigence folle – allégorie et non symbole, car celui-ci ne peut encore s'offrir à l'artiste qu'alourdit d'un poids de chair, inutile aux yeux du dialecticien stérile. Monsieur Teste est un «mythe désincarné, écrit Jean-Pierre Chopin (2), il est comme ces idées délivrées du poids modérateur du réel qui, ainsi déséquilibrées, se mettent à tourner sur elles-mêmes comme des folles et entraînent l'homme dans une chute irrémédiable, dans un vide qui aspire au néant. Monsieur Teste est un cyclone dont le centre est le vide, qui désagrège le vivant, l'entraîne vers l'état d'entropie». L'entraîne plutôt vers le Néant, ne doit-on pas craindre d'écrire. Mais celui-ci est déjà l'espoir secret que convoite le poète dans son Ébauche d'un Serpent, où résonnent creusement ces vers, superbes d'idolâtre impuissance, d'impavide éloge du Néant :
«Soleil, soleil !... Faute éclatante !
[...]
Tu gardes les cœurs de connaître
Que l'univers n'est qu'un défaut
Dans la pureté du Non-être !» (3).
[...]
Tu gardes les cœurs de connaître
Que l'univers n'est qu'un défaut
Dans la pureté du Non-être !» (3).
Vanité d'une intelligence exacerbée, qui tourne à vide. Pureté toute minérale de son travail lent et patient de déconstruction de la réalité : deux pôles de la gageure que s'était fixé Valéry, poursuivie admirablement avec le personnage de M. Teste. Nous n'avons encore rien dit si nous ne faisons point remarquer que cette tentative rayonnante d'une solitaire et superbe volonté de ne trouver son fondement ailleurs qu'en son propre esprit ressemble, même de très loin, à celle du Premier Ange, Satan (4) – et, sans aller chercher de telles références, peut-être bien hors de l'horizon de Valéry (5), souvenons-nous de l'exemple de Cénabre, ce prêtre à l'intelligence supérieure, campé par Bernanos dans L'Imposture. Superbe d'une intelligence qui n'admet d'autre réalisation que sa propre affirmation : Monsieur Teste poursuit une seule et unique œuvre, celle consistant à se contempler, s'espionner, s'observer, se voir, comme dans un miroir souverain : «Je suis étant, dit-il ainsi, et me voyant; me voyant me voir, et ainsi de suite…» (6). Une telle œuvre me fait penser à ce que pourrait être le face-à-face éternel entre deux miroirs absolument similaires, posés au centre d'un Néant d'indifférence spéculaire, parfaitement heureux dans cette réciproque contemplation de soi par soi, reflétée à l'infini, muette distance d'un vide de plénière conscience que le plus léger choc d'atome ne viendra jamais déranger.
M. Teste, à l'évidence, n'agit pas : il n'en a pas besoin, il n'en manifeste nul désir, car l'action, antagoniste du possible qu'elle concrétise et détruit, est hors de portée de Teste qui n'est, écrit Valéry, «point autre que le démon même de la possibilité» (7). M. Teste, à rigoureusement parler, n'est pas, car, comme le fait remarquer un personnage de l’œuvre, ecclésiastique de son état, «Les visages de [M. Teste] sont innombrables !» (Monsieur Teste, op. cit., p. 50). Le possible est le terrain d'élection unique de cet étrange personnage; en cela il se rapproche d'un démiurge, dont le pouvoir inimaginable est de faire virevolter simultanément, dans la parfaite représentation d'une toile éternelle, les faisceaux tous rigoureusement dissemblables des réalités. Mais en cela aussi il s'en écarte, car d'abord le pouvoir d'un dieu, fût-il le plus mineur de tous, fût-il une espèce de petit dieu bâtard délaissé par ses collègues empyréens, est celui de la concrète réalisation : donner telle forme plutôt que telle autre à l'effectivité de la conscience œuvrante, c'est choisir, abolir la suspension de l'indéfini du possible. Pourtant les personnages qui côtoient M. Teste pensent qu'il est bel et bien un dieu, comme son épouse qui affirme : «je vous disais au figuré que je me sens vivre et me mourir dans la cage où l'esprit supérieur m'enferme, – par sa seule existence» (p. 46) et, Mais si vite que je bondisse, je ne laisse jamais de ressentir l'empire de ce puissant absent, qui est là dans quelque fauteuil, et songe, et fume, et considère sa main, dont il fait jouer lentement toutes les articulations» (p. 47). M. Teste ne laisse pas d'inquiéter, car la puissance de son esprit est ubiquitaire. Se voyant lui-même, se voyant se voir, il semble que notre vieillard protéiforme jouisse de la même faculté d'abolir toute opacité de la matière autre que sienne : il sonde, comme un Autre qu'il parodie sataniquement, les reins et les cœurs. Ainsi «je suis une mouche qui s'agite et vivote dans l'univers d'un regard inébranlable» (Ibid.), ajoute encore l'épouse de M. Teste, qui expérimente cruellement la sensation, ou plutôt la certitude d'être «dans la sphère d'un être comme toutes âmes sont dans l'Être» (p. 48).
C'est par son orgueil que M. Teste se rapproche d'un personnage tel que le Cénabre de Bernanos – remarquons déjà la dureté toute minérale du patronyme, pure âpreté d'une conscience aussi polie et réfléchissante que le cinabre. C'est par moins que cela qu'il ressemble également à un autre des personnages de l'auteur des Grands Cimetières sous la lune, Monsieur Ouine. Le personnage de Valéry comme celui de Bernanos semblent ne pas même s'embarrasser d'une quelconque volonté prométhéenne : ils sont, voilà tout, ils stagnent, ils existent, sans que l'on puisse dire ou affirmer autre chose que cette nauséeuse certitude de leur être-là atone, morne et ennuyé – mais peut-on, alors, encore parler des catégories de l'existence à propos d'une telle passivité de leur action ? N'agissant pas, considérant l'action comme une forme ridicule de grossièreté (même si le doute plane savamment sur les actes commis par l'ancien professeur de langues), Monsieur Ouine et Monsieur Teste ne sont pas : leur nécrose contagieuse est une maladie de l'être. De M. Teste, il nous est dit que son orgueil «serait tout abominable et quasi satanique, si cet orgueil n'était, dans cette âme trop exercée, tellement âprement tourné contre soi-même, et ne se connaissait si exactement, que le mal, peut-être, en était comme énervé dans son principe» (p. 50). Ni Bien ni Mal, mais un attentisme tout gidien, une insécable et perpétuelle mise en balance des actes, la seule exigence – mais combien inflexible ! – de se préférer à quoi que ce soit d'autre, chose comme personne : «Tête-à-tête sombre et limpide / Qu'un cœur devenu son miroir !», disait Baudelaire dans L'Irrémédiable. En somme, et paradoxalement, c'est dire à mots couverts que le noyau ultime de malfaisance, «ce cœur des ténèbres» dont parlait Joseph Conrad, n'est point la source maléfique et première du Mal : en touchant le Mal dans son ultime et concentrée noirceur, nous ne sommes plus dans celui-ci, nous ne sommes nulle part, mais dans l'a-morale équivalence du Bien et du Mal, dans l'il y a analysé par Levinas. M. Teste, comme M. Ouine, s'ils paraissent s'affirmer comme la quintessence du satanisme, imitent finalement leur père dont ils miment l'indéfectible absence d'être, l'utopique et désintégrante présence au creux du non-être, cette entrée irrémissible de soi en soi, cet avalement, cette tombée dans le vide qu'ils se sont voulu inexorablement : «J'ai rêvé que les têtes les plus fortes, nous dit ainsi un des personnages de l'œuvre de Valéry, les inventeurs les plus sagaces, les connaisseurs le plus exactement de la pensée devaient être des inconnus, des avares, des hommes qui meurent sans avouer» (p. 17). C'est là l'unique catéchisme du non-être, de l'hermétisme démoniaque dont parlait Kierkegaard : faire de sa vie la preuve parfaite que l'on n'a pas vécu, faire de son visage le masque du refus de s'ouvrir à l'autre. Qu'importent les multiples conquêtes, les perversions commises ou seulement rêvées (Ouine semble souvent rêver ou plutôt... cauchemarder, ainsi au moment de sa longue non-mort) s'il ne s'agit, encore et toujours, dans la parfaite transparence illustrée par le châtiment de Vathek, que de tenter la pure coïncidence rêvée par l'eunuque, virevoltant autour des sexes et des êtres sans jamais être des leurs. Ouine et Teste sont ce que les astrophysiciens nomme des singularités. Dans un langage plus commun, des idiots, au sens étymologique du mot.
Nous comprenons alors que M. Teste, non seulement n'est pas un dieu – mais l'idole du vide –, mais encore qu'il lui est nécessaire de s'abstraire – ab-trahere, c'est-à-dire tiré hors de –, tiré hors de toute proximité de Dieu, Celui-ci non plus vaine bulle d'irréelle réflexion, mais Dieu d'amour, de souffrance, de colère, de pitié : «Il n'y a pas un grain d'espérance dans toute la substance de M. Teste», nous dit ainsi sa femme (p. 53). Car il n'y a pas un grain, il n'y pas une parcelle de la substance du personnage qui soit habitée par la divine présence : Monsieur Teste est hors de la charité, non pas parce qu'il aurait choisi la voie du Mal, mais bien plutôt parce qu'il a refusé de choisir, tout bonnement, comme Valéry l'écrit dans ses Cahiers : «Si l'engagement est la conséquence naturelle d'une foi ou tout au moins d'un pari, le désengagement est la conséquence nécessaire de la perception diabolique des possibles» (8). M. Teste est comme une belle plage déserte, absolument déserte et méticuleusement ordonnée, à vrai dire, incroyablement rangée, dans laquelle le moindre grain de sable blanc et parfaitement propre jouit de l'immobile sérénité de se savoir à sa place. Seulement, cette plage de réalité virtuelle est morte : morte, pas même mourante comme pourrait le faire croire l'exacerbation du travail de l'intelligence. Lisons, pour conclure, ces lignes (lesquelles, aux yeux de leur auteur, paraissent résoudre une fois pour toute la question très délicate des rapports que la foi et l'intelligence ont tissé entre elles), lignes qui placent notre œuvre sous la lumière sans vie de la plus radicale impossibilité de vouloir Dieu : «Et comment l'intelligence peut-elle faire autrement que de se préférer elle-même, préférer sa tendance et son accroissement selon ses propres voies, à toutes autres voies – et singulièrement à cette voie qui ne lui apparaît que dans le moment où elle désespère d'elle-même [...] et se tourne vers la ressource vague, le sentiment qui meurt si on le précise, – l'ombre d'elle-même» (9), comprenons : la foi.
Monsieur Teste est cette tentative forcenée d'orgueilleuse volonté intellectuelle qui à n'importe quel prix veut désamarrer de toute proximité divine l'étrave ennuyée d'un homme devenu bête à force de faire l'ange.
Notes
(1) Exercices d'admiration de Cioran, cf. chapitre intitulé Valéry face à ses Idoles (Gallimard, coll. Arcades, 1986), p. 92.
(2) Valéry. L'espoir dans la Crise (Presses Universitaires de Nancy, 1992), p. 71.
(3) Ébauche d'un Serpent, dans Poésies (Gallimard, coll. Poésie, 1987), p. 87.
(4) Voir ainsi ce que dit saint Anselme de Cantorbery à propos de la volonté de Satan : «Or il a voulu être non seulement l'égal de Dieu parce qu'il s'est arrogé une volonté propre, mais encore plus grand en voulant ce que Dieu ne voulait pas qu'il veuille, puisqu'il a placé sa volonté au-dessus de la volonté de Dieu», in La Chute du Diable, L'Œuvre de saint Anselme de Cantorbery, T. II (Cerf, 1987), p. 301.
(5) Encore que... Ne sous-estimons point la place que Valéry accorde au diable dans ses réflexions, tant générales – et alors se lient le thème de l'intelligence et celui de l'attrait du Démon : «Le Diable dit : Celui-là n'était pas assez intelligent pour que j'aie raison de lui. Il n'avait pas assez d'esprit. Il était si bête qu'il m'a vaincu. Séduire un imbécile, quel problème !», dans Mauvaises pensées et autres (Gallimard, 1942), p. 95 –, que proprement relatives à Monsieur Teste : «Je [...] voyais [le Diable] sous la figure d'un vieux Monsieur de cent ans qui se nomme Teste», phrase citée par Paul Gifford, Monsieur Teste et la “Relligio”, dans Paul Valéry. Le Dialogue des choses divines (José Corti, 1989), p. 133.
(6) Monsieur Teste (Gallimard, coll. L'Imaginaire, 1992), p. 34.
(7) Ibid., p. 11, Préface.
(8) Cahiers, VIII, cité par Jean-Pierre Chopin, op. cit.
(9) Feuillet manuscrit conservé à la Bibliothèque Nationale, extrait du Cahier “L 13” de la série originelle (Valéry a commencé ce cahier le 11 avril 1913), cité par Paul Gifford, dans op. cit.