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05/05/2006
Architecte des décombres : à propos d'Option Paradis de François Taillandier, par Matthieu Jung
«L’intrigue de notre temps. L’intrigue, c’est ce qui se passe vraiment, sans qu’on le sache ou qu’on le voie.»
Dans les derniers jours du mois de décembre 2005, pour célébrer le premier anniversaire de la loi permettant aux mères de donner leur nom à leur enfant, une anthropologue déclarait dans Le Monde : «La famille n’est plus conçue comme un chaînon de générations inscrites dans une lignée comportant des morts et des vivants, mais comme un espace de liens affectifs et éducatifs entre parents et enfants dans lequel la mère a toute sa place – d’où l’importance de la possibilité de transmettre son nom».
On pourrait d’abord faire remarquer à cette anthropologue qu’on voit mal en quoi ce «chaînon de générations inscrites dans une lignée» serait incompatible avec un «espace de liens affectifs et éducatifs».
On pourrait aussi lui objecter qu’un mariage sur deux se concluant par un divorce en Île-de-France, région où se pratique le plus couramment la «déclaration de nom» (gracieuse expression à rajouter d’urgence au lexique officiel du novlangue sociétal), les enfants du futur devront s’habituer vite, et tôt, au «lien défait», titre d’une jolie chanson de Jean-Louis Murat. Ils devront en tous cas apprendre à ne pas tisser trop serré, afin que le relâchement des susnommés liens ne devienne pas trop douloureux lors de la séparation des parents.
Enfin, on ne se souvenait pas non plus que la mère avait été, depuis l’aube de l’humanité jusqu’à très récemment, immédiatement exclue de cet «espace de liens affectifs et éducatifs» sitôt après avoir enfanté, ni privée d’une place privilégiée à laquelle elle va désormais accéder grâce à cette loi généreuse. Depuis des temps immémoriaux, les garçons et les filles qui entretinrent avec leur mère une relation riche, pleine, bouleversante, éblouissante, irremplaçable, eh bien ils se sont trompés. Ils ont mal senti. Ils ne sont tout simplement pas rendu compte, les pauvres, que leur mère n’avait pas eu «toute sa place» dans leur enfance. Pour eux sonne l’heure des regrets.
Mais, en contredisant de la sorte cette anthropologue, on aurait sans doute manqué le sens essentiel et caché de son assertion, lumineusement mis en évidence par François Taillandier dans son roman Option Paradis, à savoir la division contemporaine du temps entre un «avant» et un «maintenant».
Avant, la mère n’avait pas toute sa place.
C’était nul.
Maintenant, la mère a toute sa place.
C’est super.
Dans les travaux pratiques quotidiennement proposés dans les médias, l’«avant» correspond évidemment à une malédiction, (surtout si, comme on le rappelait à deux reprises dans l’article du Monde, il remonte à ce Moyen Âge de sinistre mémoire) et le «maintenant» à une béatitude. Ou à un Paradis, ainsi que le soutient un des personnages du roman, obscur universitaire à la cinquantaine passée, qui voit dans ce postulat « l’acte unique » du monde moderne, celui dont découle l’ensemble de nos conditions actuelles d’existence : au terme d’un interminable Purgatoire, qui remonte à la nuit des âges pour se conclure en 1945 avec la fin de la deuxième guerre mondiale où elle a vécu l’Enfer sur la terre et rencontré le diable – Hitler –, notre civilisation a proclamé inconsciemment son entrée dans le jardin des délices. L’Histoire ayant conduit au pire, il devenait urgent de jeter le passé aux oubliettes pour pénétrer enfin dans le meilleur des mondes possibles. Et certes, au regard du progrès technique et des avancées sociales des trente glorieuses qui, en apportant bien-être et prospérité, ont libéré l’être humain de pas mal d’antiques malédictions, le postulat revêt quelque apparence de vraisemblance. Mais en 1995, date à laquelle le professeur soutient cette théorie, la machine paradisiaque commence à émettre d’inquiétants grincements. Ce fin penseur en démonte le mécanisme, énonce quelques trouvailles percutantes. L’Option Paradis produit l’«individu inchoatif» dont elle a besoin pour perdurer, cet être toujours en mouvement, évoluant dans un présent perpétuel, coupé de tout passé, soumis à un «temps autorésorbant», aussitôt oublié que vécu. Bref, le système du professeur fonctionne. Il ne possède qu’un seul inconvénient aux yeux de ce frustré sexuel : il n’amène dans son lit aucune de ses désirables étudiantes.
Seulement, contrairement à son «prophète de l’acte unique», Taillandier s’interdit «cet amer plaisir là : vitupérer l’époque», pour citer Aragon auquel il a consacré un essai. Il applique sur un plan romanesque cette idée qu’il avait énoncée en 2002 dans Les parents lâcheurs, bref coup de gueule paru aux éditions du Rocher : «Nous ne sommes pas emportés par le fleuve, nous sommes l’eau».
Comme nous tous, les personnages de Taillandier contribuent à l’accélération du courant. Ils errent parmi leurs semblables, les zombipèdes des centres-villes hygiénistes (inquiets toutefois de la reformation de bidonvilles à la périphérie), accrochés à leur téléphone portable customisé avec sonnerie polyphonique personnalisée et caméra numérique intégrée d’une résolution de 300 000 pixels, agenouillés devant le dieu pétrole – comme leurs prédécesseurs devant le Seigneur – qui bientôt les conduira au ciel en supersonique vers une destination ensoleillée de l’autre côté de la terre, prêts à assigner en justice quiconque leur rappellera même involontairement la part tragique de l’expérience humaine. Au milieu du réel en lambeaux, ils s’aiment et se déchirent, ils font l’amour et meurent, comme ils peuvent.
Leurs mères étant sœurs, Louise Herdouin et Nicolas Rubien sont des cousins germains devenus amants. Des cousins germants ? Au printemps 2001, époque lointaine où Loana et un lofteur permanenté glissaient dans la piscine, ils se retrouvent pour quelques heures hors du temps dans leur maison de famille à Vernery-sur-Arre, village bourguignon archétypique de la France rurale vouée à l’extinction.
Elle gagne confortablement sa vie en tant qu’agent immobilier (ou agente immobilière, on ne sait plus). Il a réussi dans l’architecture grâce à son riche beau-papa. Il admire Ledoux et Piranèse mais il abîme les paysages à coup de restauroutes et de résidences hôtelières qu’il nomme lui-même des «cochonneries».
Depuis son divorce, il ne voit plus beaucoup son fils de douze ans, Grégory. Elle a bravement recomposé une famille monoparentale sur l’écroulement de son mariage. Sa fille Alexandra, pas convaincue par les valeurs occidentales, part respirer un peu d’air pur à Haïfa dans une gentille secte syncrétique où tous les adeptes s’aiment même les méchants. Il est le fils d’un vétérinaire juif d’origine juive ukrainienne, amoureux malheureux de sa femme, des contrepèteries et de Rabelais. Elle est la fille d’un de ces paterfamilias aujourd’hui disparus.
Leur commune grand-mère Gabrielle Maudon, égoïste et bigote, a terminé sa vie en regardant le monde ancien s’effondrer comme ces immenses blocs de banquise plusieurs fois millénaire engloutis en nos modernes océans réchauffés.
Leurs respectives aventures sexuelles ne furent pas tellement joyeuses, mais se les confier sur l’oreiller entre deux étreintes extatiques les rend heureux, et nous aussi.
Nicolas Rubien a passé son enfance dans une commune du Val de Marne : Villefleurs. Elle n’existe pas, mais sous la plume de Taillandier elle paraît plus vraie que dans la réalité. Comme dans toutes les villes de banlieue parisienne, il s’y déroule à intervalles irréguliers le «rite singulier» du vide-greniers, que Larousse donne comme un nom masculin pluriel invariable. Le terme apparaît selon le Robert en 1986 mais le correcteur orthographique du traitement de texte le souligne encore en rouge. Ringard, Bill Gates ? Pour décrire ces burlesques brocantes, Taillandier s’amuse à mêler ses néologismes aux mots tombés en désuétude. Lors d’une soirée entre amis, cherchez si vous trouvez seuille, flanquoire, bargnolon, frelampier ou gounelle dans le dictionnaire, c’est plus amusant que le Pictionnary.
La phrase de Taillandier s’écoule avec la fluidité née du labeur. Il dépose le mot juste à l’endroit précis pour enfoncer courtoisement ses stylets dans le cœur de ses lecteurs. Ses directs au foie partent sans méchanceté, mais on se tord quand même de douleur. Ce désastre sur un air de triomphe, c’est aussi ma vie, découvre-t-on soudain. On n’aurait pas pu me prévenir plus tôt ?
Baudrillard parlait récemment d’une «société bancale, qui ne sait plus où elle va ni sur quoi elle roule». Il ajoutait : «Nous sommes dans une architecture de décombres. Voilà ce que nous ne pouvons qu’éprouver, si nous ne sommes pas trop en état d’autodéfense idéologique.» Taillandier nous guide en humble érudit au milieu des ruines. Mais qui est encore prêt à entendre qu’il y a quelque chose de radicalement défectueux dans l’Option Paradis tout confort et zéro défaut, plutôt que de fonder une association loi 1901 contre la violence à l’école ou de faire fortune grâce au commerce équitable ?
Taillandier pose de manière inhabituelle, sur le portrait qui orne la jaquette. Il a dû se faire engueuler par les types de la com’, chez Stock. Il ne regarde pas l’objectif. Il ne sourit pas. Il semble ailleurs. Je lui trouve même une petite mine, à Taillandier. Comment se définit-il, déjà, Nicolas Rubien l’architecte, dans les dernières pages du roman ?
«Celui qui assume le fait de la destruction, celui qui se laisse traverser, exploser la gueule. C’est dans ma déconstruction que j’existe. Dans ce pari que toute défaite est l’ombre d’une victoire».
Exploser la gueule…
La victoire de François Taillandier l’écrivain, c’est l’édification d’un cycle romanesque en cinq volumes. On n’est pas impunément comme lui biographe de Balzac sans éprouver la tentation du héros récurrent. Le deuxième volume, Telling, a paru en mars 2006.
Non, Taillandier ne regarde pas l’objectif. Une fois qu’on a terminé Option Paradis, on comprend pourquoi : il voit loin. Au moins jusqu’en 2010, date à laquelle l’action de La grande intrigue s’achèvera.