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07/02/2010
L'unique pensée de Jules Lequier, par Francis Moury
Remise en une d'une note initialement publiée en décembre 2005, pour saluer la création de l'Association des amis de Jules Lequier.
Cet article a été précédemment publié dans le n°15 de l'excellente revue d'Alain Santacreu, Contrelittérature, éditée désormais par L'Harmattan.
Cela fait des années maintenant, ces deux livres offerts à Natacha V., de Jules Lequier, qu'elle lut peut-être (elle qui pourtant ne lisait absolument rien d'autre que Kierkegaard) alors même que, sans le lui dire, déchirant leur emballage cadeau, je n'avais pu résister à la tentation de les parcourir puis de les lire, ces livres aux titres bizarres, d'un auteur mort mystérieusement et que l'on présentait comme une espèce de Sören Kierkegaard français. Voilà tout ce qu'il fallait sans doute pour m'intriguer puis me donner l'envie de lire ce qui avait été écrit sur cet auteur mystérieux, par exemple en tentant de dénicher, chez un des bouquinistes du Vieux Lyon, l'ouvrage de Jean-Marie Turpin, intitulé Sol ou Jules Lequier (Albin Michel, 1978). Ce fut aussi à cette occasion que je découvris le travail remarquable de Michel Valensi pour les éditions de L'Éclat, auxquelles je suis resté depuis cette première découverte fidèle. Voici donc un extrait de l'article (disponible ci-dessous dans son intégralité) que Francis Moury écrivit pour la revue d'Alain Santacreu, Contrelittérature.
Préliminaire : déroulement du fil rouge de la pensée… et retour
«Ainsi donc, mes Frères, que nul ne dise : Je ne suis pas de ce monde. Qui que tu sois, si tu es homme, tu es de ce monde; mais il est venu à toi, Celui qui a fait le monde. Il t’a délivré de ce monde».
Saint AUGUSTIN, In Joan. Evang., 38, 8, 6, trad. Étienne Gilson, in Étienne Gilson, Philosophie et incarnation selon saint Augustin (éd. Institut d’Études médiévales des Conférences Albert le Grand, Première conférence prononcée à l’Université de Montréal le 14 novembre 1947, distribué par la Librairie Philosophique J. Vrin, 1947), p. 5.
«Toutefois, cette même autorité divine a fait elle-même quelques exceptions à la défense de tuer un homme. Il arrive que Dieu ordonne un meurtre, soit par une loi générale, soit par un ordre exprès qui vise telle ou telle personne et telle circonstance. […] Quant à ceux qui ont perpétré ce crime sur eux-mêmes, on peut admirer peut-être leur grandeur d’âme, mais non pas leur sagesse ni leur bon sens».
Saint Augustin, La cité de Dieu, Livre I (413 ap. N.S.J.C.), § 21 et 22, texte latin et traduction avec une introduction et des notes par Pierre de Labriolle (éd. Classiques Garnier, tome premier, 1957), pp. 71 et 73.
«Tout ce qui est possible doit arriver».
F.-W. Schelling, cité par Vladimir Jankélévitch, La Mort (rééd. Garnier Flammarion, 1977), p. 18.
«Des recherches philosophiques sur la nature de la liberté humaine peuvent avoir d’abord pour but de dégager son concept puisque le fait de la liberté, quelque direct et profond que soit le sentiment que nous avons de celle-ci, est loin d’être évident et exige, pour être exprimé en paroles, une pureté et une profondeur de conception plus qu’ordinaires; mais elles peuvent aussi porter sur les rapports entre ce concept et l’ensemble d’une conception scientifique du monde».
F.-W. Schelling, Recherches philosophiques sur la nature de la liberté humaine (1809), in Essais (éd. Aubier-Montaigne, traduction S. Jankélévitch, 1946), p. 225.
«[…] Faire, non pas devenir mais faire, et en faisant se faire».
Jules Lequier.
«Le rapport d’un esprit à l’acte qu’il accomplit est certainement libre, mais parce qu’esprit signifie déjà liberté».
Jules Lachelier, Extrait d’une note additionnelle à l’article «Liberté» du Vocabulaire technique et critique de la philosophie de A. Lalande & Société française de Philosophie (p. 561 de la 12e éd. P.U.F. revue et augmentée sous la direction de René Poirier, 1976), cité par Louis Millet, Lachelier : la nature – l’esprit – Dieu (éd. PUF, coll. Les grands textes, 1955), p. 105.
«En d’autres termes, le devenir est candidat à l’être ou, comme le dit Augustin lui-même, Dieu suscite du temporel pour en faire de l’éternel : vocans temporales, faciens aeternos !».
Étienne Gilson, Philosophie et incarnation selon saint Augustin (éd. Institut d’Études médiévales des Conférences Albert le Grand, Première conférence du cycle prononcée à l’Université de Montréal le 14 novembre 1947, distribué par la Librairie Philosophique J. Vrin), p. 45.
Les deux noms du penseur
Le nom sous lequel nous connaissons Lequier est déjà un résultat de ce que désigne le titre de cet article : la liberté. Il s’est librement et tardivement renommé Lequier. Son nom pour l’état civil était Joseph Louis Jules Léquyer. Un tel résultat – passer de Jules Léquyer à Jules Lequier – n’épuise pas sa cause mais il participe déjà à la plus célèbre formule en laquelle on a souvent résumé sa philosophie : «Faire, non pas devenir mais faire et en faisant, se faire». Formule qui n’est qu’un autre résultat du même cheminement volontaire. Volontaire ? Dans le cas de l’adoption du nom nouveau, assurément oui. Dans celui du cheminement, la contingence la plus terrible a eu son mot à dire. Lequier est un philosophe de plus à verser au contingent de ceux dont la philosophie est inexplicable, voire incompréhensible si on ne connaît pas leur biographie.
La vie du penseur et ses trois défaites
Il faut donc d’emblée savoir que rien ne prédestinait en fin de compte ce jeune homme catholique breton renommé par lui-même «Jules Lequier» à la recherche philosophique d’une première vérité. Né à Quintin (Côtes du Nord) en 1814, polytechnicien de la même promotion que Charles Renouvier (le futur fondateur du «criticisme»), sous-lieutenant (décembre 1836), stagiaire pendant deux ans à l’École d’Application d’État-Major, il ne put obtenir d’y être versé. Ses années d’études et son avenir professionnel étaient sérieusement compromis. Il s’en plaignit en 1839 au Ministre de la Guerre, s’estimant victime d’une injustice. C’est à cette occasion qu’il fait appel à son cousin François Palasne de Champeaux qui était secrétaire de Lamartine. Le poète-politique influent écouta celui qui se nommait encore «Joseph Louis Jules Léquyer» et fut convaincu de plaider à son tour sa cause : en vain. Il se mit en demi-solde puis démissionna le 06 juin 1839 : première défaite. Deuxième défaite : il se présente aux élections en 1848 dans son département – une terre acquise à Lamartine et aux lamartiniens – mais ne sera pas élu. Et son état de santé psychique donne des inquiétudes à sa famille (tant qu’elle vit mais bien sûr, elle meurt…) et à ses amis. Renouvier fut ainsi le témoin de sa crise majeure. Troisième défaite : alors qu’il est déjà franchement pauvre et isolé, il tombe amoureux d’une demoiselle Deszille à qui il propose deux fois le mariage à quelques années d’intervalle, sans succès. Le 11 février 1862, il marche vers la mer de Saint Brieuc (Plérin-sur-Mer) et y nage en direction du large jusqu’à épuisement. Comme il était, paraît-il, bon nageur rompu à nager même l’hiver, on discute pour savoir si sa mort est accidentelle ou suicidaire et cette discussion est importante quand on la rapporte à sa pensée : nous y reviendrons. C’est Renouvier qui publia en 1865 les premières pages connues et essentielles de Lequier qui n’a rien publié de son vivant mais montrait parfois ses écrits à ceux qu’il en jugeait dignes.
Le point commun entre deux penseurs
La biographie de Lequier comporte un point commun frappant avec celle d’Auguste Comte : tous deux auront passé quelques temps dans un asile d’aliénés dont l’activité thérapeutique couvre aussi bien, à l’époque, les troubles psychiques que les troubles neurologiques ou mentaux. Comte en sortit, comme on sait, avec la mention «non guéri» signée par son médecin Esquirol tandis que la rapidité de rétablissement de Lequier surprit agréablement ses médecins qui le jugèrent probablement guéri. Dans les deux cas, ces crises psychiques furent concomitantes avec l’inspiration philosophique, si on étudie la chronologie de leurs écrits en relation avec leurs biographies respectives. Mais Comte fonde d’abord une philosophie positiviste puis une Religion de l’Humanité qui la coiffait organiquement ou la défigurait (selon les héritiers divers) tandis que Lequier trouve sa première vérité qu’il cherchait sans pour autant fonder le moindre système dessus. Ses écrits sont ensuite un travail de questionnement non moins constant. Quelle est-elle, au fait, cette première vérité ?
La pensée et les pensées sur la pensée… puis retour
Tout le monde l’a remarqué explicitement ou implicitement (Renouvier, Delbos, Bréhier, Wahl, Grenier, et les commentateurs postérieurs à eux) la démarche de Lequier est métaphysiquement cartésienne : c’est une méditation cartésienne en apparence qui aboutit d’ailleurs positivement à l’un des fondements du cartésianisme. Résumée en son résultat immédiat et tangible, La recherche d’une première vérité semble simple : si je ne me contente pas des préjugés et que l’inquiétude philosophique la plus pure m’amène à rechercher une première vérité, c’est que je suis libre absolument d’effectuer cette recherche. En la cherchant – alors que je jugeais insuffisants toutes les réponses et tous les socles sur lesquels m’appuyer à mesure que ma recherche progressait – je l’ai donc finalement trouvée : c’est ma liberté.
Bien. Effectivement, il suffisait de faire, et en faisant, on découvrait qu’on se faisait. Du même coup on découvrait qu’on n’était pas soumis à un devenir déterminé mais renvoyé à la contingence. Car l’angoisse première née de la célèbre Feuille de charmille est une angoisse absolue qui s’élève à une métaphysique de la contingence. Comme le sera celle de l’arbre noir à demi-mort dont coule la résine lumineuse dans un de ses ultimes textes les plus franchement hallucinés et qu’il faudrait comparer avec la future nausée sartrienne éprouvée devant la racine d’un arbre. Donc faire et, en faisant non pas devenir ou demeurer un élément passif du devenir et d’une interaction aberrante mais se faire. Immédiatement, naît un second problème inévitable car toujours déjà là.
Autant de libertés interactives existent que d’êtres humains : comment envisager le monde et l’idée de Dieu compte tenu de cela ? Dieu lui-même se fait-il dans le temps par sa créature ? À mesure qu’on lit ces textes d’une étrange beauté, très inconfortable en dépit de la perfection de sa syntaxe qui se souvient de la rigueur d’un Maine de Biran et qui annonce la profondeur d’un Proust, on constate que Lequier, dès le départ de sa méditation qu’il a baptisée recherche et non pas méditation, nous a fait glisser dans une dimension étrange pour l’époque qui le rattache autant à saint Augustin qu’à F. W. Schelling, autant à Kierkegaard et Nietzsche (le fragment sur l’interaction infinie des actes au sein du cosmos dans Humain trop humain) qu’à Freud («là où ça était, je dois devenir») mais en fait, lui Jules Lequier, un parfait météore, non moins chu qu’Edgar A. Poe d’un désastre obscur.
Certes, théoriquement, on peut dérouler la pelote du fil rouge qui relie Lequier à ses prédécesseurs : son angoisse est d’essence augustinienne. D’Augustin à Descartes puis Maine de Biran à Lequier, la conséquence est bonne : à partir de la liberté donnée enfin à la conscience comme fait inexplicable mais assuré, contingent mais certain, il s’agit de construire une anthropologie comme philosophie religieuse qui prenne en compte la situation de l’homme dans le monde, situation tragique par essence. Pourtant ce qui est remarquable en fin de compte, c’est que Lequier ait exprimé le premier d’une manière moderne l’angoisse métaphysique, la déréliction, la peur (au sens où Hobbes disait : «la grande passion de ma vie aura été la peur») qui présidaient déjà intimement aux intuitions géniales de ses prédécesseurs et l’ait fait à ce point précis de la chronologie philosophique française. Ces intuitions donnaient naissance ailleurs qu’en France à des pensées comme celles de Schopenhauer, de Nietzsche et de Kierkegaard qui pensent déjà l’angoisse elle-même comme facteur absolument positif, concret absolu. Le problème vital de Lequier est qu’il ne domine pas ce fil rouge : il l’appréhende, davantage que comme nœud gordien, comme une circularité oppressante qu’il faudrait théoriquement rompre et qu'il est pourtant absolument impossible de rompre. Il développe un aspect nouveau en France d’une intuition métaphysique aux facettes anciennes.
Le déterminisme scientiste para-comtien et post-comtien, cette dégénérescence annoncée dès l’antiquité du positivisme, ne lui pose pas de problème particulier. Son compte est réglé depuis longtemps : il est réglé et bien réglé, à sa juste place, celle de la cuisine dont le XVIIIe siècle l’a fait émerger un moment. Oui il y a des lois, commodes et fonctionnant apparemment assez régulièrement pour que l’homme puisse dominer relativement la nature matérielle, biologique un peu moins, morale, sociale, économique et religieuse pas du tout. Mais elles n’expliquent rien. Auguste Comte lui-même, aussi ex-polytechnicien pauvre, radié lui aussi des cadres, répétiteur une année ou deux puis vivant de cours particuliers et enfin du fameux «subside positiviste» ne cesse de le répéter dans ses Cours de philosophie positive qui sont l’alpha et l’oméga de la France pensante de l’époque. Les positivistes comme Littré et Renan, les positivistes spiritualistes et les critiques de la science (Ravaisson, Boutroux, Lachelier, Poincaré, Le Roy, Duhem, Bergson, Meyerson) enfonceront le clou : l’idéalisme allemand kantien et post-kantien est connu et apprécié d’eux en raison, d’abord et surtout, de cet argument que le déterminisme de la science fonctionne mais qu’il ne sera jamais fondé. En matière de fondement, il faut trouver autre chose. Lequier le sait très bien. Il sait aussi, comme un Léon Chestov ou plus tard un Heidegger, qu’on a trouvé dans l’antiquité classique et au moyen-âge des fondements bien plus intéressants. Et il sait – d’une connaissance philosophique – comme eux qu’entre l’antiquité et le moyen-âge, il s’est produit un phénomène historique inédit après lequel rien ne saurait être comme avant et qu’il n’est pas sérieux de prétendre penser sans vouloir se risquer à le penser lui aussi. Surtout quand on a été élevé en Bretagne au début du XIXe siècle : il suffit de lire les Souvenirs d’enfance et de jeunesse de Renan pour en être convaincu !
La recherche lequierienne de Dieu, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, n’est pourtant nullement assurée de trouver un terme défini métaphysiquement d’une manière satisfaisante: la créature posée libre, reste le problème du créateur et Lequier envisage, contemple, tourne autour des différents problèmes classiques de la théologie sans pouvoir trancher. D’où le ton authentiquement impressionnant de ses textes : une inquiétude individuelle exacerbée, une angoisse cosmique toute pascalienne face à l’aporie de la temporalité de la liberté qui pourrait aller jusqu’à introduire une temporalité dans Dieu lui-même en considérant le problème de la succession contingente des actions humaines sous le point de vue de l’éternité. Lequier esquisse régulièrement une admirable théologie dialectique qui retrouve certes saint Augustin et Pascal mais annonce non moins régulièrement l’existentialisme catholique moderne et sa vision tragique de la condition humaine. Il y a aussi chez lui des traces annexes de pragmatisme volontariste, de néo-criticisme, mais elles sont secondaires en valeur comme en importance théorique. Lequier regarde la ligne d’horizon du XXe siècle avec des yeux venus du passé le plus lointain et le plus originaire : il a d’ailleurs fallu attendre 1952 pour que les œuvres complètes de ce «Descartes tragique», révélées fragmentairement en 1865, soient éditées. Et leur édition confirme que le fragment (même étendu aux dimensions d’un livre) est bien la dimension naturelle, anti-systématique de sa pensée.
La mort du penseur ou bien le suicide du penseur ?
On mesure donc seulement après avoir lu ce qui précède l’importance de la signification de son geste final : un de ses proches pense qu’il ne se suicida nullement mais nagea en espérant un miracle (qui ne vint pas) et qu’il est donc mort accidentellement. D’autres la rabaissent au suicide athée. Cette ambivalence dialectique et existentielle de sa «mort-suicide» impossible à trancher qui demeure telle une contradiction possible, un acte manqué ou bien pleinement assumé, n’est-ce pas un saisissant résumé de ce qui fut, peut-être, l’unique pensée de Jules Lequier ?
NB : on a jugé inutile de fournir une bibliographie, tant de Jules Lequier lui-même que des études partielles ou totales de sa vie et de sa pensée parues en France et à l’étranger, sur papier comme sur Internet : le lecteur en trouvera sans peine, ne serait-ce que par la grâce des moteurs de recherches. Qu’il se méfie simplement de la précision parfois vraie mais parfois absolument erronée de ce qu’il y verra du premier coup d’œil et veuille bien d’abord se référer aux meilleurs historiens de la philosophie, rompus aux méthodes de cette histoire et à sa rigueur. On en a cité supra qui n’épuisent pas la liste mais fournissent d’excellents points de départ. Ajoutons simplement que notre crainte (la crainte du vaillant varan Juan Asensio, qui fut ensuite seulement la mienne exprimée-reprise sur son beau site Internet, Stalker, deux craintes traçables dans son billet préfaçant ma critique cinématographique de Miracle en Alabama) que la mémoire de Lequier ne fût perdue s’avère heureusement et tout compte fait sans objet. À défaut d’être connue ou même reconnue largement du grand public, elle persiste encore récemment dans le cercle naturel qui est le sien, celui des travaux d’histoire de la philosophie.
J'ajoute que plusieurs ouvrages de Jules Lequier sont en cours de numérisation par les éditions de L'Éclat ici même.
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