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07/09/2005

La ruine de Kasch de Roberto Calasso

Crédits photographiques : Esteban Felix (AP Photo).

«L’œuvre de la Révolution est tout entière dans l’effacement du péché originel. L’abolition des mérites de la lignée n’est que la face exotérique d’une abolition bien plus radicale : celle des fautes de la lignée, de la faute adamique – la cassation du péché originel».
Roberto Calasso, La ruine de Kasch.


Roberto Calasso, La Ruine de KaschL'idée maîtresse du magnifique écrivain qu'est Roberto Calasso, dans ce livre labyrinthique qu'est La ruine de Kasch, tient en peu de mots : le sacré, fût-il raillé, humilié voire annihilé, n'en finit non seulement jamais de tourmenter les esprits mais encore se cache per vias tortas, par exemple sous les différents (et parfois grotesques) masques de la légitimité. Chacune de mes lectures a, je crois, éveillé cette évidence, et je ne songe pas à des écrivains tels que Joseph de Maistre, Donoso Cortés, Barbey d'Aurevilly, Léon Bloy ou Georges Bernanos, pour lesquels la prégnance du sacré (ici le terme convenant plutôt est : religieux) est une évidence mais à des noms tels que Kafka, Genet, Broch, Artaud, Bataille... Calasso écrit ainsi, dans un saisissant raccourci : «A partir du moment où Talleyrand abat sur la table la carte de la légitimité en accompagnant son geste de maigres paroles pressantes, commence la prolifération fastueuse de la bêtise qui trouvera en Baudelaire, puis en Flaubert, puis en Bloy, puis en Kraus ses chroniqueurs éblouis, et fixera la célébration de son propre centenaire, en août 1914, en remplaçant les feux d’artifice de Versailles par les fusées et le vrombissement des mortiers sur le front belge. On ne parlait plus, alors, de «légitimité» – mais il y a toujours une abstraction quelconque, de plus en plus faible pour occuper la place laissée vacante par la loi : c’était alors le tour de la «neutralité». Le sacré, dans ses migrations, n’imprégnait plus les armes d’une dynastie mais le papier d’un pacte» (La ruine de Kasch, Gallimard, coll. Folio, 2005, p. 31). Et Calasso, dans une méditation admirable que n'eût point désavouée un Gershom Scholem, de définir la nature de l'étrange mélancolie qui assaille dès lors les esprits des orphelins que nous sommes, auxquels on veut faire croire qu'ils sont nés sans mémoire et sans langue : «Le droit de conquête, qui établit sa propre loi, renvoie à l’arbitraire du signe linguistique. La souveraineté légitime renvoie à la lingua adamica, au son qui dit le nom secret des choses. Or, la grammaire de la lingua adamica n’a jamais été reconstituée. Et la grammaire est l’action du langage. La primauté de la praxis voulait effacer jusqu’au souvenir de la lingua adamica. Mais le souvenir perdure, plus que l’action» (65).
Si donc le sacré souffle là où il veut, il y a fort à parier qu'il choisisse, comme vase d'élection, telle action incomprise ou monstrueuse, tel personnage que la tradition historique s'est attachée à nous montrer cruel ou diabolique. Ainsi, nul mieux que Talleyrand ne symbolise, aux yeux de l'auteur, les ruses de la grâce, comme l'illustrent les dernières minutes de la vie de cet homme malfaisant : «En tant qu’évêque, un jour lointain, Talleyrand avait été déjà oint sur les paumes. Il fallait maintenant oindre l’autre côté, pour qu’il fût entièrement recouvert par l’onction. Par ce geste, Talleyrand reconnaissait que l’arbitraire aveugle de ses parents avait été en réalité plus clairvoyant que toutes ses volontés, en lui imposant une investiture spirituelle. Il s’était ainsi trouvé obligé de conserver le sacré en l’enveloppant dans le scandale au travers d’«une révolution qui dure depuis cinquante ans», comme il était dit dans le texte qu’il venait à peine de signer» (p. 508). Pourquoi, dès lors, Talleyrand ne jouerait-il pas à nous horrifier par l'extraordinaire longévité politique, comme disent les journalistes, dont il a fait preuve ? En effet écrit l'auteur, «Talleyrand sait qu’il peut être léger parce que les choses n’ont plus leur poids établi. Elles flottent, tels d’immenses corps vaporeux, vénéneux ; elles ne reposent pas en elles-mêmes. Rien n’a d’appui» (50). Le manque de consistance, de présence ou plutôt de poids caractérise donc la déroute du nomos de la Modernité ou, comme l'écrit Calasso : «Les terroristes qui détournent les avions (ou qui même se contentent de faire sauter les agences de lignes aériennes) à des milliers de kilomètres de distance de l’ennemi : un acte qui rappelle avec sarcasme le déracinement advenu du nomos de n’importe quel lieu et l’instauration d’un ordre qui, ne s’appuyant plus sur rien, n’a plus de limites, mais implique que le meurtre d’un quelconque hostis injustus choisi ou élu par le hasard à n’importe quel moment et en n’importe quel lieu appartient aux événements du théâtre de guerre» (454). C'est un jeune homme qui n'atteignit pas la trentaine, Carlo Michelstaedter, dans un ouvrage désormais (presque !) célèbre, qui devait redécouvrir les affres d'une vie passée dans un monde privé de sa pesanteur, où tout flotte, suspendu, faute d'avoir retrouvé son nom véritable, secret eût ajouté Walter Benjamin. Avançons masqués, telle semble finalement être la maxime ultime, secrète et, pour cela, exposée aux yeux de tous (selon le paradoxe génialement illustré par Poe et Borges), de ces âmes solitaires et glaciales qui, ayant compris de quoi il en retournait à notre époque, cachent leurs larmes, leur nostalgie de la gloire passée, leurs doutes et même leur mission sous une carapace d'intransigeance, d'impassibilité en apparence inhumaine, voire de scandale, d'abomination, comme le fit selon Scholem Sabbataï Tsevi le démoniaque. Ainsi, si «L’œuvre de la Révolution est tout entière dans l’effacement du péché originel» (131), sans doute, pour jeter à la face des imbéciles la réalité occultée de ce péché faut-il ne point hésiter à s'en parer, à le cultiver à l'instar de la verrue rimbaldienne. D'où, analyse possible et assez peu commune je crois de la remarquable pièce de Büchner, l'insistance avec laquelle des personnages tels que Robespierre, non seulement n'hésitent pas à se considérer comme des sortes d'anti-Christ, de Messies inversés («Oui, oui, messie sanglant, qui sacrifie et n'est pas sacrifié. — Lui les a rachetés de son sang, et moi je les rachète avec le leur. Lui a fait d'eux des pécheurs, et moi je prends le péché sur moi. Lui avait la volupté de la douleur, et moi j'ai le tourment du bourreau», I, 6), mais vont jusqu'à graver sur leur chair le Mal, font de leur corps le réceptacle de toutes les avanies de l'Histoire comme le confesse Danton : «De nos jours tout se fait en chair humaine. C'est la malédiction de notre époque. Mon corps à son tour va être utilisé» (La mort de Danton, III, 3). Dans une image terrible, Calasso écrit ainsi, paraphrasant l'épouvantable intuition de Büchner : «Les fossoyeurs empilaient les crânes avec l’art millénaire que déploient les paysans cambodgiens pour entasser leurs récoltes annuelles d’ananas. Devant les fosses communes, l’histoire recommence à être histoire naturelle» (14).
En somme, il suffisait à nos belles âmes républicaines, à défaut de s'imprégner des discours des orateurs de la Révolution, de lire ce génie tourmenté qu'est Büchner, lui aussi mort jeune comme Michelstaedter, pour savoir ce qu'il adviendrait, au siècle suivant, des millions de corps d'innocents que les grands prêtres du nazisme et du communisme sacrifieraient aux dieux bestiaux. Car la réification absolue des corps à laquelle communisme et nazisme ont tous deux (j'insiste) procédé était déjà inscrite comme une toute banale évidence dans l'esprit des révolutionnaires et représentait à peine une minuscule virgule dans le programme, suivi à la lettre, de la Terreur.