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14/12/2004
Empêtré dans les mailles du Réseau
J’aime assez l’idée, aussi vieille que le mythe platonicien de la Caverne ou l’interprétation kabbalistique des rêves (voir le petit livre de Moshe Idel paru aux éditions Allia), selon laquelle la réalité dans laquelle nous vivons n’est pas la bonne. La nôtre n’est qu’illusoire, simulacre, duquel il s’agira de s’extraire, comme en témoigne, assez grossièrement à mon sens, la suite de Ghost in the shell, Innocence de Mamoru Oshii. Une fois de plus, je ne puis comprendre comment certains critiques prétendument cinématographiques peuvent s’ébahir devant ce qui n’est qu’une suite (parfois splendides, je ne le nie pas) d’images de synthèse mais, tout autant, et c’est là que le bât blesse, de poncifs pseudo-ésotériques dignes d’un Pierre Marcelle lecteur du Zohar. Peu importe, le film du Japonais n’est tout de même pas au niveau du pathétique navet prétentieusement bricolé par Enki Bilal, Immortel (et encensé, bien sûr, par nombre de critiques). Heureusement mais c’est une bien maigre consolation.
J’émets les mêmes réserves sur le livre, récemment relu, de William Gibson, le célèbre Neuromancien bien compliqué dans sa progression et ses digressions romanesques même si, je le sais, Gibson a été pillé par les frères Wachowski et tant d’autres, ce qui n’excuse pas une inventivité qui n’est, en fin de compte, qu'exercice : soit la trame de telle œuvre de Dick mais tirée, cette fois-ci, jusqu’à ses conséquences les plus extrêmes afin de parachever la rupture narrative et la désorientation presque totale du lecteur. Dantec n’est pas loin non plus qui s’est inspiré, sans jamais le cacher d’ailleurs, de plusieurs thématiques que Gibson développe, au moins dans Neuromancien : l’acheminement d’une IA vers un degré supérieur de conscience, voire une sorte d’au-delà de l’intelligence (en somme, son ouverture à la divinité décrite par Herbert dans son Incident Jésus), l’histoire creusée par la Mort tapie au plus secret de la réalité et le motif de la « plage du monde » comme Zone terminale de laquelle, pourtant, il faudra bien revenir afin de délivrer au monde des vivants le message qui bouleversera (ou pas) leur triste existence, comme on le voit dans le chef-d’œuvre de Dick, Le Maître du haut-château.
Quoi qu’il en soit, cette idée jamesienne d’un motif dans le tapis est à mes yeux fascinante qui, appliquée à mes lectures, me fait tenter quelque travail critique par exemple peu banal puisqu’il s’agit, ici, de rapprocher l’hermétisme démoniaque défini par Kierkegaard de l’exemple de Monsieur Ouine de Bernanos (voir le numéro 23 des Études bernanosiennes éditées par Minard) et là de considérer la structure aporétique d’une œuvre telle que Cœur des ténèbres de Joseph Conrad en la comparant avec l’astre exotique que les astrophysiciens désignent sous l’appellation de trou noir. Nous sommes donc à des années-lumière, c’est le cas de le dire, des métaphores qu’un Jean-Pierre Luminet consigne en relevant les occurrences littéraires des soleils noirs…
Cette idée d’une réalité seconde, cachée, rien moins que spirituelle (bien plus qu’ésotérique car le secret est avant tout celui du divin) est celle bien évidemment d’un Léon Bloy (et de tant d’autres comme Kafka ou Borges) dans chacune de ses œuvres, fût-ce la moins géniale et, bizarrement, celle qu’exprime W. G. Sebald à propos de l’histoire des Allemands postérieure au désastre de la Deuxième Guerre mondiale dans De la destruction comme élément de l’histoire naturelle (chez Actes Sud) où il écrit, idée à faire se dresser les cheveux transparents de tous les imbéciles de Télérama et des Inrockuptibles que : « le catalyseur [de l’histoire allemande] était une donnée purement immatérielle : c’était ce flot d’énergie psychique, intarissable jusqu’à ce jour, dont la source est le secret gardé par tous les cadavres emmurés dans les fondations de notre système politique ; un secret qui a lié les Allemands dans les années de l’après-guerre, qui continue encore de les lier bien plus efficacement que tout objectif concret n’aurait su le faire – et je pense ici à la réalisation de la démocratie. » D’une certaine façon, nous ne sommes pas très loin de L’Âme de Napoléon de Bloy, ce que ne semblent pas avoir remarqué les rédacteurs de la revue Inculte, revue qui, je le rappelle, avait consacré son premier numéro à quelques bien sommaires analyses de l’œuvre de Sebald. Évidemment encore, d’autres influences peuvent être citées comme celles de Günther Anders ou même de Klemperer lorsque Sebald écrit ainsi : « La réalité de la destruction totale, qui échappe à la compréhension tant elle paraît hors norme, s’estompe derrière des tournures toutes faites comme « la proie des flammes », « la nuit fatidique », « le feu embrasait le ciel », [etc.]. Leur fonction est de masquer et de neutraliser des souvenirs vécus qui dépassent le concevable. »
Finalement, comme Kraus le rappelle quelque part dans l'une de ses paradoxales propositions, la Première Guerre mondiale n’était rien si on la comparait à la destruction, concomitante, du langage cancérisé par la clabauderie médiatique.