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23/10/2004
Michel Onfray ou la dignité des braguettes, par Francis Moury
Crédits photographiques : Jeff J. Mitchell (Getty Images).
L’article que vous allez lire (dont le titre original est : De la nécessité pour la philosophie d'être impopulaire : contre Michel Onfray), signé par mon ami Francis Moury, est à mes yeux remarquable. Il se passe donc de commentaires. Une fois de plus, une fois encore heureusement, avec humour (celui par exemple, rabelaisien, de mon titre…) et colère quelques voix se lèvent contre l’odieux totalitarisme intellectuel que dissipent certaines voix de castrat, que l’on veut nous faire prendre pour des ténors : il y a eu (pardon, il y a encore, le pseudo-philosophe n’étant pas près, hélas, de se derrider à tout jamais dans les esprits de quelques nains verbeux) Derrida, il y a aussi Onfray, jouisseur invétéré du non-sens et gourou d’une communauté inavouable, dite philosophique.
Bonne lecture de ce texte réjouissant et, puisque la mode est aux citations, en voici une, trouvée chez Rabelais justement : «Toujours laisse aux couillons esmorche / Qui son hord cul de papier torche».
«[…] L’absolu sans les formes qu’il prend nécessairement dans l’histoire serait «la solitude sans vie», et l’histoire est ce avec quoi il faut nous réconcilier. La liberté est cette réconciliation même […]».
Jean Hyppolite, Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel, § V Le Monde moderne - État et Individu (Librairie Marcel Rivière et Cie, coll. Bibliothèque philosophique, 1948), p. 94.
«Choisir n’est pas exclure, ni préférer sacrifier».
Charles Maurras, cité par Henri Massis, Au long d’une vie, IV § Maurras ou l’antisystème (Plon préfacée par Thierry Maulnier, 1967), p. 167.
Un article de Michel Onfray a paru dans Le Monde diplomatique (n°607 d’octobre 2004, pp. 30-31), étrangement intitulé Des clercs médiatiques à l’Université populaire : Misères (et grandeur) de la philosophie. L’auteur est nommé «philosophe» dans une note de renvoi par l’éditeur qui nous annonce qu’il va d’ailleurs publier un Traité d’athéologie aux éditions Grasset en 2005.
Que cache ce titre ? Si on s’en tient à lui en résistant au désir bien naturel de lire ce dont il est le titre, il semble en partie inspiré par le dialogue des années 1845-1846, de nature philosophique autant que politique, entre Proudhon et Marx – dialogue sur lequel on doit absolument lire la magistrale thèse de doctorat es-lettres (dirigée par le grand Henri Gouhier) soutenue à la Sorbonne par l’ancien Recteur de l’Institut Catholique de Paris, Monseigneur Pierre Haubtmann (1912-1971), Pierre-Joseph Proudhon, sa vie et sa pensée (1809-1849), III, 2 La «philosophie de la misère» et la «misère de la philosophie» (édition posthume Beauchesne, 1982, pp. 617-781). Il peut aussi renvoyer à La trahison des clercs dénoncée en son temps par Julien Benda, dénonciation elle-même dénoncée par la suite, soit dit en passant, par Henri Massis à Uriage en 1940 dans son article Les conditions du redressement français (op. cit., p.151). Mais encore ?
Pour le savoir, il faut comme d’habitude lire la suite et la lire intégralement : ça vaut tout de même le détour et on a rarement lu ça alors qu’on croyait ne plus pouvoir être surpris ! La marque indélébile de sa perversion proprement morale (marque indélébile tout autant de la perversion insigne de l’intellect puisque tout est lié comme on le sait depuis… : ah ! On vous laisse faire l’effort personnel de vous ressouvenir ! Vous vous en souviendrez vite si vous êtes un honnête homme !) s’y révèle très vite. Elle est tapie au centre des 10 lourdes colonnes (pas les sept piliers de la sagesse, on vous prévient tout de même…) réparties sur deux pages (illustrées d’une caricature fantastique de Grandville datée de 1840 représentant des hommes à têtes d’animaux dans une «scène de café») qui le constituent, un peu cachée par d’obscurs feuillages épineux mais dite finalement explicitement, clairement, simplement, avec une naïveté qu’on pourrait juger roborative par l’absurde, si on était aussi optimiste que Nietzsche dans ses bons moments. Mais on serait plutôt en ce moment dans l’état d’esprit inverse : notre optimisme est alimenté par la reconnaissance de ce fait très simple lui aussi, celui de la pertinence et de la justesse jamais prise en défaut de la nécessité d’être absolument pessimiste. Donc impopulaire. Mais un point très consolant pointe déjà : cet article d’Onfray se lit très vite, rassurez-vous, en dépit d’une apparence contraire. Sa netteté, sa sûreté de démonstration nous rendent heureux mais pas pour les raisons qui pourraient faire plaisir à son auteur. Revenons-en donc à sa thèse si misérable, elle, et dans laquelle on trouvera tout sauf la gloire et la grandeur. Au fait, au fait !
Après une opposition rapide de deux modèles de philosophes résumant tout autant le cours supposé de son histoire, celui du sage antique aboli par le christianisme qui modifie définitivement l’activité philosophique en une activité non plus «vitale» mais «de cabinet», opposition qui serait historiquement définissable par les appellations de «lignage existentiel» et de «lignage de cabinet», et même incarnée par celle entre Épicure (qu’Onfray admire visiblement) et Heidegger (qu’Onfray déteste visiblement) ou un philosophe qui l’est «24/24H sur 24» et un qui l’est «aux heures de bureau», les choses se précisent davantage. On retombe sur la vieille idée du philosophe déchiré entre la solitude absolue et l’obédience au pouvoir en place, l’insertion dans la société et la politique. On a droit en guise d’illustration à des esquisses historiques typiques de la seconde catégorie : Platon et le tyran Denis, Jean Guitton et Philippe Pétain, Kojève et Salazar (ah bon ? Je croyais que c’était un agent double déchiré entre l’OTAN et le parti communiste ? Mais oui… vous vous souvenez, il y a quelques années, de cet article du Monde… non ? Bon, tant pis !), Jacques Attali et François Mitterrand (si ! Attali placé au même niveau que Platon et Guitton : incroyable mais vrai !) et quelques autres du même acabit. On a ensuite droit à la position d’un problème au sens bergsonien : l’intellectuel peut-il parler à la télévision sans se compromettre comme intellectuel ? Problème résolu parce qu’il est bien posé, semble-t-il : puisque la télévision est un nouveau moyen technique de parole, l’intellectuel doit en user, oui pourquoi pas, sans jamais oublier qu’elle est un lieu de pouvoir puisqu’un locuteur brut auquel on ne peut répondre, qu’on peut juste écouter. D’ailleurs cette bonne position est la seule partie du texte qui nous donne satisfaction : elle conclut sur une possible faute du spectateur paresseux, rétif à la parole philosophique télévisée par paresse. Paresse qui est explicitement assimilée par Onfray à une faute morale autant qu’intellectuelle. Il y a deux types de philosophes, il y a deux types de récepteurs à sa parole (télévisée ou non). Très bien, on a compris. Reste le problème de l’offre et de la demande. Quelle philosophie pour celui qui en demande, qui en a le désir ?
Tout ce qui précède était déjà inquiétant mais à partir de ce passage, le raisonnement devient «grave» au sens aristotélicien qui est aussi celui de l’actuelle utilisation argotique de ce terme comme qualificatif.
Car à cette «demande» d’une partie du «public» (c’est ainsi que ce nouveau problème est posé – d’une manière commerciale alors qu’il vomit comme de bien entendu les commerçants et leur système capitaliste inhumain – et là il est évident qu’il est très mal posé !) la philosophie universitaire corrompue ne peut – nous dit-on là – évidemment plus répondre et elle doit laisser la place à une philosophie contre-universitaire, marginale mais vivante, authentique, subversive, actuelle. Courant symbolisé, par exemple (Onfray en cite bien d’autres : son panthéon nous est révélé à cette occasion) par un Derrida parlant sur LCI ou par l’Université populaire de Caen fondée en 2002 par Onfray (si on a bien compris ?) qui enseigne tout sauf, bien sûr, l’historiographie classique de la philosophie, cette «tyrannie des idéalismes platoniciens, chrétiens et allemands». L’ontologie aristotélicienne ? «Sophisteries et rhétoriques absconses» nous dit Onfray qui précisait déjà – il faut ici citer hélas in extenso pour bien prendre la mesure du mal : «Laissons de côté l’Université, qui reproduit le système social, enseigne une historiographie fabriquée par elle et pour elle sur mesure – platonisme, idéalisme, christianisme, scolastique, thomisme, cartésianisme, kantisme, spiritualisme, hégélianisme, phénoménologie et autres occasions de ne pas trop toucher au monde comme il va…». Onfray préfère à ces courants ceux qui promeuvent une «pratique existentielle, joyeuse et politique de la philosophie» telle que les ont symbolisée à ses yeux ses maîtres en résistance et en déconstruction de «la fable chrétienne». Il s’agit de qui au fait ? Voici la réponse : «[…] l’archipel préchrétien vu du côté anti-platonicien, atomiste, matérialiste, cynique, cyrénaïque [sic], épicurien […] gnostiques, épicuriennes renaissantes et humanistes [sic], […] pensée baroque des libertins» [du Grand Siècle, est-il précisé], avant de continuer dans les années suivantes sur le principe chronologique. Le but ? Montrer l’existence occultée par l’institution d’une philosophie alternative, critique, radicale, hédoniste, praticable, utile et existentielle».
L’existentialisme est un humanisme ! Sartre ne pensait pas en 1945 qu’on le prendrait au mot à ce point-là, lui qui avait tout de même étudié assez sérieusement à l’Université même si, comme on sait, Simone avait eu l’agrégation plus facilement que lui : normal c’était un «castor», Simone ! Mais enfin un castor qui n’a tout de même jamais écrit La nausée ni L’imaginaire. Bref, l’Université populaire de Caen a un programme tout tracé : nier la tradition philosophique universitaire, nier l’histoire totale de la culture occidentale pour la soumettre à une infâme dichotomie opérée par un scalpel fabriqué en 2002 (mais dont le modèle déposé est nettement plus ancien) qui en coupe les morceaux les plus nobles au profit d’on ne sait quel restant qui ne s’est jamais défini que par opposition à ce positif préalable, dont l’existence philosophique passionnante (bien sûr que les Gnostiques sont passionnants, et Sade, et tous ceux qui travaillent dans les marges : c’est évident ! On le savait déjà et depuis longtemps aussi : depuis le début, pour vous dire ! Car le début est toujours marginal puisqu’il est toujours opposition !) n’est possible que parce qu’elle est pourtant justement déterminée par ces constructions majestueuses et parfois non moins aporétiques qu’elle a combattues. Vogue la galère ! Ben-Hur potentiels de Caen, enchaînez-vous quand vous voulez ! Vous vous retrouverez peut-être même gladiateur à Rome, vainqueur des jeux du cirque médiatique : qui sait ? «Borriquito como tu, yo sé mas que tu !» : proverbe populaire espagnol qu’on apprend aux enfants. Que sais-je ? Revoir un peu le génial Nazario [Nazarin] (Mexique, 1959) de Luis Buñuel d’après Perez Galdos pour souffler un peu : avoir de l’air ! Ou Halloween [La nuit des masques] (États-Unis, 1978) de John Carpenter, en sens inverse. Sade, mon prochain : oui. Pierre Klossowski a raison et son texte (1947 et sa conclusion refondue en 1961) est le plus beau et le plus profond jamais écrit sur Sade (avec celui de Deleuze dans sa Présentation de Sacher-Masoch, complémentaire d’ailleurs) mais Jésus-Christ aussi est mon prochain, et le démon aussi est mon prochain ! Onfray a raison lorsqu’il dit qu’il y a du philosophique ailleurs que dans la philosophie : dans le cinéma, dans la littérature. Mais il a tort de vouloir séparer ces bourgeons de leur plante nourricière, du tronc de l’arbre des Principes cartésiens. La racine, la sève, la plante, les feuilles et les fleurs : Goethe et Schelling et Hegel en ont parlé : la philosophie systématique allemande ne cesse d’en parler. La philosophie française ne cesse d’en parler, même si autrement. Onfray, lui, veut qu’on y aille avec un sécateur et qu’on coupe le résultat sans tenir compte de l’origine.
On préfère à cette université populaire, pour notre part, on vous le dit franchement, sinon le cercle absolu du Savoir hégélien (pourtant si beau parce que parfait et peut-être, d’ailleurs, strictement vrai !) qu’elle ne nous propose donc plus ni par sa forme ni par son contenu, encore le cours d’Astronomie Populaire d’Auguste Comte et le Discours qui le préfaçait. On préfère aussi, pendant qu’on y est, le Cours de philosophie positive de 1830-1842 et même le Système de Politique positive de 1851-1854 sans parler du reste, des écrits de jeunesse au testament ! Comte : l’Aristote des temps modernes, le Hegel français. La gloire française de la philosophie dont la statue fut ignoblement souillée pendant des années place de la Sorbonne alors qu’il incarne l’essence même de la Sorbonne comme sa finalité profonde : honorer l’homme en honorant ses grands hommes, honorer l’homme en honorant sa culture positive, ses religions historiques, l’histoire de sa culture, de sa philosophie, de son dialogue avec le sacré comme avec l’inhumain, avec le désir comme avec la nature. Le positivisme comme système glorifiant la totalité hiérarchisée de la culture humaine des origines à nos jours, glorifiée parce que hiérarchisée et jugée suivant des valeurs universelles, «catholiques» et «rationnelles». Onfray ne veut ni d’Aristote, ni de Hegel, ni de Comte ! Il les coupe avec son sécateur. Une université d’été pour les jardiniers du dimanche ? En plein soleil ? Alors que l’oiseau de Minerve prend son envol la nuit, c’est bien connu ! Seul dans la nuit, dans le noir, il parcourt le monde, y compris le Monde diplomatique. Mais il n’y trouve rien à manger : il revient affamé. Il est bon qu’il en soit ainsi.
La nourriture a un goût colombien en ce moment justement ! Elle est dispensée par la noble attitude d’un solitaire, d’un marginal, d’un auto-exclus de la plus haute lignée : celle du génial colombien, du penseur puissant de Bogota, la ville à flanc de montagne où il fait en général frais et humide toute l’année. Une ville dure et énergique où a vécu celui que je veux nommer, celui qui vient de nous être révélé récemment par notre cher Juan Asensio. Nicolás Gómez Dávila (1913-1994) pour tout dire – lui qui avait tout lu, qui avait lu les uns que sépare indûment Onfray de ces autres, eux qui ne doivent former qu’une seule communauté constituante par essence de la philosophie comme éthique non moins que comme savoir, comme attitude non moins que comme solitude, comme sagesse non moins que comme science et que comme système de la science – lui qui se considérait comme un modeste scholiaste des siècles de sagesse. Sagesse accumulée depuis Socrate qu’il définissait comme le premier réactionnaire authentique par son rejet du pragmatisme populiste – on ne parle pas ici du vitalisme ni de William James : on en est hélas bien loin car le contexte ne s’y prête même pas et Gómez Dávila ne nous en voudra pas d’outre-tombe s’il nous lit mais hélas, il sait que nous l’eussions fait avec plaisir dans d’autres circonstances : «Como no ?» – ce Socrate-là donc, ce maître spirituel qui permit à Platon de constituer le platonisme en système synthétique de toute l’histoire de la philosophie grecque depuis Parménide et Héraclite. Donc à Aristote de constituer le sien par la suite ! Donc à saint Augustin et à saint Thomas et à tous les autres de constituer le leur ! Jusqu’à nos jours, un fil rouge glorieux, solitaire, compréhensif, synthétique, dialectique parce que loin du peuple, parce que comprenant la situation du peuple, parce que méprisant la situation du peuple, parce qu’exhortant le peuple à sacrifier son appartenance au peuple pour l’élever au salut individuel, en l’amenant au seuil de la valeur, du sacré, de la mort, de l’opposition au réel, en l’amenant à la nature aporétique du réel ! Nicolás Gómez Dávila est dans la lignée d’Héraclite parce qu’il écrit fragmentairement, parce qu’il écrit volontairement fragmentairement, parce qu’il écrit son mépris du peuple et que du même coup il écrit son amour de l’homme comme homme lorsqu’il s’éloigne du peuple pour redevenir un homme : proche mais éloigné, simple mais sibyllin, amical mais hautain, charitable mais méprisant. Nicolás Gómez Dávila ou l’anti-Michel Onfray. Le véritable remède de La pharmacie de Platon que Derrida n’a pas trouvé parce que tout en lui s’opposait à ce qu’il le trouvât, ce Derrida cité naturellement par Onfray comme un grand philosophe ! Tout est naturel dans cette histoire médiatique : rien n’est surnaturel. C’est pour ça qu’il y a un problème et il n’y a pas besoin d’avoir lu Lévy-Bruhl pour le savoir ! Le pauvre Lucien Lévy-Bruhl, l’un des plus grands historiens de la philosophie qui ait jamais enseigné à la Sorbonne et pas seulement l’un de ses plus grands anthropologues et sociologues – même s’il l’est bien aussi ! –, s’il savait ce qui se passe aujourd’hui, il se retournerait dans sa tombe et peut-être est-ce exactement ce qu’il est en train de faire : qui sait ?
Onfray prétend couper le peuple des sources vives de la philosophie et ne lui donner comme nourriture spirituelle que les marges, les pierres, les berges hasardeuses à travers lesquelles l’eau passe malgré tout, toujours, car la source (oui; comme dans le film de Bergman homonyme : alimentée par la mort reçue ou donnée, et le sacrifice subi ou consenti destiné à régénérer le monde humain) est si puissante que rien ne l’empêchera de jaillir et de se répandre, chacun pourra toujours y boire. Il veut techniquement, pédagogiquement (une pédagogie de la partialité, de la coupure, de la mort même de la culture comme totalité signifiante : l’absolu contraire peut-être jamais conçu de l’idée pédagogique, même dans les utopies les plus aberrantes du passé qui en général niaient plus simplement la pédagogie pour lui substituer autre chose alors qu’ici on nous affirme qu’il s’agit en effet d’enseigner) tuer l’histoire de la philosophie, annihiler la mémoire de l’histoire de la philosophie pour lui redonner une nourriture qui soit non plus spirituelle mais matérielle, non plus matériale au sens schelerien mais matérielle au sens des pierres qui tombent, de la loi de la gravité et des chocs des corps. Il ne veut plus que l’élite du peuple se révèle par un effort de lecture mais au contraire que les lectures exigeant cet effort «contre-nature» ne lui soient plus enseignées. Il veut que le peuple ne lise que ce qui, selon lui, doit l’intéresser au sens le plus abject : celui du plaisir et de l’intérêt vital et politique immédiat, permettant la satisfaction de ses instincts et de ses désirs premiers. Gorgias à Caen ! La porte du banquet close à jamais ! Le cauchemar le plus infâme prend corps sous nos yeux. Une lecture ne doit donc désormais plus parler au peuple que de sa vie, de son bonheur et des moyens de le réaliser, des techniques de ses jouissances. Max Stirner lui-même s’en serait retourné dans sa tombe ! Nihil novi sub sole : ce genre d’attaques existait déjà contre Socrate. Platon combattait les sophistes qui n’admettaient de discours sur la place publique qu’utiles et «intéressants» au sens vulgaire. Oui on sait : on a lu Eugène Dupréel et on sait qu’il y a sophiste et sophiste. C’est vrai. Mais ici nous laisse-t-on le choix de la nuance ? Ce choix que seul un universitaire comme Dupréel peut nous enseigner précisément, clairement et distinctement !?
Qu’une telle publication dotée d’un tel but, d’une telle finalité, osant critiquer l’élite de l’humanité et ses productions les plus sublimes, ait les honneurs du Monde diplomatique pourrait montrer deux choses : cet organe de presse est bel et bien un organe néo-communiste et anarchiste voué à la négation de la civilisation occidentale, nihiliste même du nihilisme grec que Nietzsche avait si bien compris, mortifère totalement d’une part – la France serait éventuellement dans la situation d’Athènes au IVe siècle avant Jésus-Christ d’autre part. Mais le problème c’est que Jésus-Christ est présent spirituellement et intellectuellement en nous depuis 2000 ans, que les Grecs et les Latins le sont depuis plus de 2 500 ans : la seconde conséquence est donc (heureusement) fausse. Et la volonté de lui donner une existence est spirituellement et scientifiquement mort-née pour cette raison. Pourtant c’est cette présence historique tant des religions que des philosophies (présence glorieuse au sens où Joseph Moreau pouvait titrer son livre sur Plotin, Plotin ou la gloire de la philosophie antique) que l’on voudrait nier et que l’on se vante de vouloir nier ! Alors que cette présence permet justement de redire avec Alain, devenu vieux et qui citait régulièrement à son visiteur Henri Massis cette phrase toute hégélienne, si sage de la sagesse de l’histoire, de l’expérience de la tyrannie et de la mort (qu’ils avaient combattues tous deux), de l’histoire positive tragique du monde occidental, du monde grec et latin, du monde chrétien bâti en communion avec lui, si sage de ses lectures platoniciennes, cartésiennes, hégéliennes, autant que balzaciennes : «Tout cela finira bien…».
Il faut précisément commencer par mériter le bien : la philosophie est une ascèse et toute ascèse est impopulaire. C’est le prix de sa qualité et il n’y en a pas d’autre à espérer. Et la faveur du peuple (qui a l’intelligence de ces choses-là) va à l’ascétisme. Il sait que le prix de la valeur et du salut est l’ascétisme qui est sacrifice, solitude, effort, résistance contre la jouissance immédiate, l’assouvissement instinctif. Il sait donc instinctivement que la philosophie ne se trouve qu’à l’Université et que son unité historique ne peut être divisée sous peine de non-sens. Il sait que le plaisir est un traité d’Aristote et qu’il ne peut le lire, qu’il lui manque le Pouvoir des clés [Potestas clavium] comme disait Léon Chestov mais il est heureux de savoir qu’un homme issu de sa chair l’a écrit, que d’autres que lui l’ont lu. Il sait que son écriture comme sa lecture sont possibles donc advenues. L’homme sain d’un peuple sain respecte le savoir et la culture : il les honore naturellement. Il sait que sa liberté est là matérialisée. Son «économie libidinale» spirituelle est instinctivement hiérarchique. Ce n’est pas parce que Lyotard a peu parlé de Max Scheler que c’est faux. Mieux : c’est vrai. Et cela, Heidegger qu’Onfray méprise l’avait compris et dit parce qu’il savait qu’une veille paysanne de la Forêt Noire (cf. : Victor Farias, Heidegger et le nazisme, Verdier, 1987, p. 194) l’admirait, gravissait la pente menant à sa cabane et se souciait de lui (encore la nuit de sa mort) bien qu’elle ne puisse comprendre ce qu’il écrivait. Mais il savait aussi que son fils pourrait peut-être un jour être formé par le savoir et la culture et ainsi le comprendre et elle le savait aussi. Ils le savaient tous deux ! Une communion existait entre Heidegger et cette paysanne : une communion de salut, primitive, primordiale, par-delà les absurdités censées les séparer. Cela ne disparaîtra pas : cette distance proche, cette proximité distante, cette respectueuse intimité issues de la conscience vitale d’une hiérarchie absolue ne seront jamais abolies. Nous le savons. Nous le voulons. Le sanctuaire ne doit pas être profané ni ouvert au visiteur. Seul le pèlerin peut y pénétrer. Le rude chemin montagnard qui y mène est bordé de précipices, gardé par un Sphinx.