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19/02/2010
Le rayon vert d'Éric Rohmer, par Francis Moury
Mise en scène
Éric Rohmer
Casting
Marie Rivière (Delphine), Rosette (Françoise), Béatrice Romand, Amira Chemakhi, Basile Gervaise, Dominique Rivière, Carita (Lena la Suédoise), Lisa Hérédia, Vincent Gauthier (l’homme de la gare de Biarritz), Dr. Friedrich Gunther Christlein (le physicien qui explique l’origine du rayon vert au groupe de dames), etc.
Résumé du scénario
Delphine a rompu avec Jean-Pierre depuis deux ans. Elle va se retrouver seule pendant ses vacances et cette idée lui est insupportable. Elle accepte de partir chez la famille de sa piquante et érotique amie Françoise à Cherbourg. Mais elle souffre de plus en plus. Elle retourne à Paris. Elle devient dépressive, désespérée, pleure. Elle pense qu’elle ne pourra plus jamais rencontrer l’amour. Elle va à La Plagne mais s’en retourne le soir même à Paris. Elle tente une dernière escapade à Biarritz après avoir heureusement croisé une amie qui lui prête son appartement là-bas. Nouveau fiasco en apparence, en dépit de son volontaire, presque pathétique effort d’ouverture au monde et aux autres, notamment à une aimable et intelligente suédoise primesautière et chaleureuse. Mais le destin – ou le hasard ou Dieu ? – veille : alors que tout lui semble perdu, elle rencontre un homme dans la gare qui doit la ramener à Paris.C’est le coup de foudre. Elle lui fait cependant passer un ultime test dont elle ne sait pas encore s’il va réussir : l’homme accepte tout de suite sans savoir de quoi il s’agit. Le test de Delphine est emprunté à un roman de Jules Vernes
Critique
Illustration de : «Ah ! Que le temps vienne / Où les cœurs s’éprennent», vers 5-6 de Chanson de la plus haute tour (mai 1872) des Vers nouveaux et chansons d’Arthur Rimbaud, vers qui seront repris sous une forme modifiée dans Une Saison en enfer. Il n’est pas inutile de bien cerner la source littéraire pour saisir la pertinence du rayon vert et son sens profond. Faisons donc ce petit effort auquel nous sommes discrètement invités par la citation mise en exergue.
La strophe complète dont provient ce fragment cité donne ceci :
«Oisive jeunesse
À tout asservie,
Par délicatesse
J’ai perdu ma vie.
Ah ! Que le temps vienne
Où les cœurs s’éprennent».
Dans Une saison en enfer, un an plus tard, les deux vers se transformeront en un tout autre :
«Qu’il vienne, qu’il vienne
Le temps dont on s’éprenne».
Il faut lire le commentaire annexé à ce poème par Antoine Adam aux pages 933-934 de son édition des Œuvres complètes (éd. Gallimard, N.R.F., Bibliothèque de la Pléiade, 1972) pour mesurer à quel point le film de Rohmer est fidèle au poème qu’il illustre. En effet, selon Adam, en mai 1872 Rimbaud avait «le sentiment d’avoir perdu sa vie. Il l’a perdue à force d’accepter de bonne foi toutes les suggestions et toutes les influences. Il avait accepté de tout accueillir. Et voici que le désir s’empare de lui et le torture. Il y est livré sans défense». Le vers 6 traduirait précisément l’idée suivante : «Devant le présent lamentable, il rêve d’un monde à venir qui serait tout amour. C’est dans ce monde-là que des êtres comme lui trouveraient le bonheur […]».
Eh bien, cet état d’esprit, cette histoire psychologique et morale résumée selon Adam par ces deux vers rimbaldiens, c’est très exactement celle de l’héroïne Delphine lorsque commence Le rayon vert. Delphine est bien une jeune femme désespérée que torture le besoin de retrouver l’amour – et l’adhésion au monde qui va avec – mais que les suggestions et les bons conseils de ses ami(e)s et de sa famille agacent car, loin de l’aider, ces bons conseils la rendent encore plus seule et désemparée. Delphine est pendant pratiquement tout le film dans la situation dépeinte plus généralement par Pascal : misère de l’homme sans Dieu. Ce n’est pas un hasard si Delphine, à l’un des pires moments de sa solitude dépeinte tout au long du film avec un réalisme implacable, isolée volontairement au cœur d’une nature hostile, en pleine tempête, croise par hasard une église. Le destin (les cartes à jouer) et Dieu lui viendront en aide au dernier moment. Au moment où tout ce qu’elle croyait lui avoir été donné puis retiré sans espoir de retour, lui est redonné : l’amour.
Il faut être patient pour juger Le rayon vert : le début du film semble tourné par une lectrice de Marie-Claire ou de Elle qui croirait avoir compris le cinéma d’Éric Rohmer en en lisant le résumé à la rubrique «cuisine» ou «lingerie». Le résultat est un peu éprouvant (pendant la scène de discussion entre Marie Rivière, Béatrice Romand, Rosette et la quatrième brave copine; pendant le déjeuner dans le jardin et la discussion sur la nécessité d’être végétarien notamment) et on se dit : «Et voilà : on va en avoir pour une heure et demie d’hystérie vaine et de débilité si ça continue comme ça». Heureusement, «ça» ne continue pas comme «ça» et le film prend son envol, devient de plus en plus prenant, fort, beau, vrai, voire génial. Économie de moyen maximale : le film est tourné en 16mm pour le budget d’un téléfilm de l’époque. Joël Magny, dans son étude sur Rohmer éditée peu de temps après la sortie de ce film, nous assure que celui-ci a considéré à cette époque que la télévision avait mieux retenu les leçons de la Nouvelle Vague et du cinéma-vérité que le cinéma commercial. Il a donc voulu la concurrencer sur son propre terrain d’élection. En fait, les Comédies et Proverbes n’ont pas cessé de le faire depuis le début, d’un point de vue strictement économique. Mais la comparaison s’arrête là. En revanche, Rohmer nous sert sur un plateau un film calibré comme un téléfilm qui est pourtant et peut-être le plus beau de toute sa filmographie, la synthèse thématique et plastique de son œuvre au moment de son tournage et sous réserve des œuvres ultérieures.
Le personnage interprété par Marie Rivière était insupportable dans La femme de l’aviateur. Le relais dans ce registre est passé à Béatrice Romand dans le rôle de l’amie la plus abominable jamais vue sur un écran qui prolonge celui de l’adolescente la plus tarée jamais vue qu’elle tenait déjà dans Le genou de Claire, sans oublier celui de la folle plus supportable parce que moins abstraite du Beau mariage. Le personnage de Delphine l’est tout autant au début du film, disons pendant sa première demi-heure… puis on s’identifie à lui progressivement au fur et à mesure qu’il s’enfonce dans la déréliction la plus métaphysique, dans l’angoisse non seulement de la solitude amoureuse, mais encore dans une angoisse existentielle authentique : celle-là précisément décrite par les philosophes depuis les Stoïciens et les Épicuriens jusqu’à Heidegger et Sartre. Angoisse du vide, de la mort, du néant de tout et de tous. Delphine risque de rompre avec la communauté humaine tout entière. Elle est consciente de ce risque, lutte contre sa réalisation prochaine de toutes ses forces mais n’en peut plus. Sa lutte est la lutte classique décrite par tous les grands écrivains mais elle est ici illustrée de la manière la plus intime et la plus simple, la plus réaliste et la plus dépouillée possible dans un contexte absolument exact et pris sur le vif. Marie Rivière, la comédienne qui interprète Delphine, nous offre donc l’une des plus grandes interprétations féminines du cinéma français du derniers tiers du XXe siècle avec ce seul rôle. Notons qu’elle a participé à l’élaboration du scénario et des dialogues avec Rohmer ainsi que les autres acteurs. Elle est parfaitement épaulée par les géniales Rosettes et Carita, époustouflantes de charme et de naturel, chacune dans son genre. Toutes les femmes de Renoir ou même de Bergman, en comparaison, semblent théâtrales, c’est dire ! C’est d’ailleurs un jugement injuste provoqué par la distance temporelle et sociologique contre lequel il faut résister mais qu’on ne peut s’empêcher d’éprouver fugitivement.
Le rayon vert se prête au malentendu : ce n’est pas un roman-photo pour presse du cœur. Ce n’est pas non plus un film néo-réaliste populiste et vulgaire comme on aimait en réaliser à l’époque. Ce n’est pas non plus une comédie dramatique ni un drame psychologique. C’est un film qui emprunte à tous ces ingrédients mais qui ne se confond jamais avec eux. Il est dans une autre dimension : une dimension, répétons-le, authentiquement philosophique, voire métaphysique, voire religieuse. C’est une peinture socio-psychologique – ontologique en fait – d’une «femme ordinaire de 1985» parcourant Le désert de l’amour – certes moins aride tout de même que celui que dépeignait François Mauriac car elle y est sans cesse assistée par des âmes charitables et pleines d’amitié et de compassion – qu’est pour elle la France des congés payés de 1985; frisant les crises des héroïnes romantiques allemandes comme françaises comme anglaises des XVIIIe et du XIXe siècles, retrouvant le sens de l’absurde des grands écrivains du XXe comme Kafka ou Joyce, et l’angoisse de mort autant freudienne qu’heideggerienne ou que sartrienne, on l’a dit mais on le répète quand même. Le portrait de cette femme est intégré dans un monde puis dans un univers par la grâce du recours à la référence vernienne. Référence qui l’intègre cosmologiquement comme élément d’un univers retrouvant enfin sa place et son sens. Du rayon vert au thomisme comme philosophie authentique : la route est droite, nue, évidente. C’est la route que Rohmer parcourt à partir d’un fragment de poème au désespoir empreint de gnosticisme, à l’aide d’une équipe artistique et technique saisie par la grâce de la vérité la plus absolue car la plus claire et la plus simple. Elle mène Delphine à la redécouverte de la vérité et de la valeur d’autrui, du monde, de l’univers, du destin, de Dieu lui-même sans doute dans une perspective toute catholique. De la négation elle passe à l’acceptation et à l’affirmation positive : Du refus à l’invocation, comme disait Gabriel Marcel.
Anecdote : lorsque le film est passé sur la chaîne Canal + en même temps qu’au Festival de Venise (il y a été récompensé d’un Lion d’or) le 31 août 1986, les spectateurs de la chaîne n’ont pas pu, dit-on, distinguer clairement le fameux rayon. On l’a répété à Rohmer qui a répondu en substance : «Ce n’est pas plus mal». Nous pensons au contraire que c’était très grave et qu’ils ne pouvaient pas comprendre pleinement le sens du film. La grâce objective, universelle y est en effet montrée comme le produit d’un fait physique objectif et non pas d’une illusion subjective ni collective. Sans ce contre-champ final, le film s’écroulait : il n’était plus une peinture ontologique mais un instantané vériste et minimalistes des vacuités et des contingences les plus aberrantes. Ce n’était pas si mal. Mais ça n’était plus Le rayon vert puisqu’on ne le voyait pas. Or on le voit. Il faut que ça se sache… car c’est pour cela que c’est un des plus beaux Essais de philosophie concrète (titre de la réédition en 1966 du livre déjà cité de Gabriel Marcel) réalisés par le cinéma français classique. Comme en se jouant, avec peu de moyen, sans esbroufe, sans fard, à nu. Un cœur mis à nu comme dirait Baudelaire. C’est, sous des dehors de produit de consommation télévisuelle courante, le secret de ce film dont le titre est emprunté à un roman de Jules Vernes, dont il partage d’ailleurs l’optimisme foncier. Optimisme final qui constitue un inattendu retournement et un tournant moral non seulement dans le film lui-même mais encore à ce stade de la série globalement assez pessimiste constituée par les quatre volumes précédents.
NB : ne pas confondre l'actrice Carita du Rayon vert avec la vedette féminine homonyme du Hammer film The Viking Queen [La Reine des Vikings] (G.-B., 1966) de Don Chaffey.